André Meury

Michel de Certeau, ici et ailleurs
(Politis, 17 octobre 2002)

L'homme ne se laissait pas facilement cerner. Inquiétant les uns qui lui feront toutes les mauvaises réputations possibles, il suscitait l'enthousiasme des autres qui verront parfois chez lui « des aspects de sainteté ». Plus de quinze ans après sa mort (1986), l'actualité éditoriale fait soudain la part belle à Michel de Certeau. Ce « maître qui ne voulait pas avoir de disciples », comme le qualifiera un de ses amis au cours de ses obsèques religieuses - où se pressait tout ce que Paris compte d'intellectuels impies -, nous revient quand on ne l'attendait guère. Sorte d'homme invisible mais omniprésent, travaillant aux marges de toutes les institutions universitaires, politiques, religieuses, il s'était intéressé à l'histoire, la psychanalyse, la linguistique, l'ethnologie, l'urbanisme, l'économie, la philosophie, la théologie... avec la même passion. Il avait participé dès sa création (1964) à l'école freudienne de Jacques Lacan et s'était impliqué, dès son commencement, dans l'aventure du centre Beaubourg.

Alors qu'on lui refusait l'accès au CNRS, puis à l'École des hautes études en sciences sociales (où il finira par entrer peu avant sa mort), on l'avait vu s'exiler aux États-Unis, enseigner à l'université de San Diego (Californie) et se passionner pour la culture quotidienne, cherchant dans les logiques de l'action (les pratiques de consommation par exemple), des traces de créativité qu'aucun système, politique ou économique, ne parviendrait jamais à anéantir. Cette mise en lumière des « formes subreptices que prend la créativité dispersée, tactique et bricoleuse » (l'Invention du quotidien, 1980) aurait suffi à lui donner une place originale parmi les observateurs de la modernité, le plus souvent attachés, des situationnistes à Bourdieu, à des postures de dénonciation.

Mais comment négliger que Michel de Certeau fut d'abord (et peut-être, surtout) l'historien des réorganisations du religieux entre la fin du Moyen Âge et le XVIIe siècle ? Comment oublier qu'il fut un spécialiste de la mystique et (peut-être, surtout) un mystique lui-même ? C'est l'itinéraire intégral de cet homme-là, de ce « rôdeur », de ce « braconnier » que les chemins de traverse n'intéressaient que pour ce qu'ils révèlent des figures de l'altérité, que restitue, ici, François Dosse après avoir relu l'ensemble de l'oeuvre et écouté près de deux cents témoins. Homme « brûlé », « écorché vif », « vivant une folie de l'amitié très exigeante ». Les mots se bousculent d'un témoignage à l'autre, pour définir un homme prônant pour vertu cardinale, l'hospitalité. Né en 1925 à Chambéry (Savoie), Michel de Certeau s'était fait jésuite quand l'ordre ignatien entreprenait un retour aux sources de sa propre spiritualité. Certeau, qui a le goût de l'archive, se penche, notamment, sur le cas d'un jésuite, le Père Surin (1600-1665) qu'il n'abandonnera plus jamais, au point de le considérer parfois comme son « gardien », parfois comme son « ombre ». Surin (dont Certeau éditera magnifiquement la correspondance) avait été chargé de résoudre un cas de possession réputée diabolique ayant mis aux prises, à Loudun, dans la Vienne, des religieuses ursulines et un curé, Urbain Grandier. Surin résolut le problème, mais ce fut au prix de sa santé mentale. Pendant près de vingt ans, il est frappé de mutisme, à demi paralysé, convaincu de sa propre damnation. Quand il aura retrouvé ses moyens physiques et intellectuels, il rédigera une abondante correspondance de directeur spirituel et prendra la route pour évangéliser les villages isolés. Certeau fait paraître la Possession de Loudun en 1970, mais on mettra bien du temps avant de s'apercevoir qu'il révolutionnait ainsi l'histoire du religieux, mettant en scène l'archive, donnant à la lecture des documents un caractère pluriel, ouvrant l'histoire à une approche psychanalytique.

Confronté aux textes, Certeau a mis en évidence la tentative de Surin pour élaborer une « science de l'expérience », doublement nourrie des souffrances endurées et des controverses de son temps. Effectuant de multiples détours au travers des sciences humaines les plus modernes, Certeau, note François Dosse, considère la mystique, « comme une manifestation à la fois tangible et insaisissable de l'expérience de la modernité, traduisant une dissociation croissante entre le dire et le faire ». C'est sur cette base qu'il discerne l'homologie entre la mystique et la psychanalyse, faisant de son travail sur le discours mystique, l'archéologie même de la psychanalyse. En 1982, Certeau publie la Fable mystique, où il tente de faire apparaître comment le mystique atteint au réel, au travers de la formation de l'imaginaire. Le livre, difficile, sera peu compris. Certeau n'aura pas le temps d'en publier la suite où il envisageait de définir la mystique comme science expérimentale.

François Dosse fait parfaitement apparaître, ici, le « caractère profus, fragmentaire, tissé de textes reprisés » de l'oeuvre de Michel de Certeau pensant souvent à contre-courant. Peu sensible aux basculements radicaux, il s'intéressait aux manières qu'a la modernité de réemployer l'ancien, de le revisiter, de le recycler en de nouveaux langages. Cela l'amenait à voir en la pratique historienne, une manière d'enterrer le passé pour rendre au présent l'espace des possibles. Plus d'une fois rappelé à l'ordre par les dirigeants jésuites, Michel de Certeau, fidèle cependant jusqu'au bout à l'idéal ignatien, assurait que la foi s'identifie à une démarche vers l'autre, sans chemin préalablement tracé et qu'il n'y a donc pas de lieu pour cette foi. Le mystique était, pour lui, « celui ou celle qui ne peut s'arrêter de marcher ». François Dosse a trouvé le souffle nécessaire pour suivre dans ses moindres détours, ce marcheur, ce penseur, cet homme de foi infatigable.

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Michel de Certeau, Le marcheur blessé, François Dosse ; La Découverte, 658 p., 39 euros.

Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Michel de Certeau, Gallimard, « Folio/Histoire », 322 p., 5 euros.

L'Écriture de l'histoire, Michel de Certeau, Gallimard, « Folio/Histoire », 532 p., 8 euros.

Une politique de la langue, Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Gallimard, « Folio/Histoire », 482 p., 9 euros.

Michel de Certeau, Les chemins de l'histoire, collectif, Complexe, 239 p., 18,90 euros.

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