Carlo Severi

Pour une anthropologie des images.
Histoire d’art, esthétique et anthropologie
(L’Homme, Revue française d’anthropologie, nº 165, 2003)

Depuis quelques années, historiens de l'art et anthropologues croisent de plus en plus souvent leurs chemins. En ethnologie, une classification longtemps figée et muette des objets et un modèle de la représentation culturelle axé principalement sur le langage ont été mis en discussion par des recherches montrant toute la richesse de l'étude des objets. En histoire de l'art, une attention nouvelle aux contextes rituels et aux usages sociaux d'oeuvres jusque-là étudiées pour leur qualités intrinsèques a provoqué de nouvelles interrogations.

Le résultat de ces ouvertures parallèles est aujourd'hui un heureux désordre et qui permet même quelques croisements de regards, dans les deux disciplines. Lorsque des historiens de l'art occidental s'interrogent sur le statut des images « avant l'époque où elles ne tombent dans la catégorie de l'art » (Belting 1994) ; lorsqu'ils tentent d'explorer la manière dont les images de culte représentent et exercent un pouvoir d'ordre religieux ou politique (Freedberg 1991), ou quand ils développent le concept d'un « oeil esthétique » propre à chaque culture (Baxandall 1985), leur questionnement entre légitimement dans l'aire des études anthropologiques. En revanche, lorsque des ethnologues comme A. Forge (1970), D. Newton (1971), ou Susanne Küchler (1992) analysent les formes et les stratégies d'usage rituel d'objets océaniens ou africains, ils pratiquent une lecture d'image dont le monopole semblait jusque-là réservé à l'approche esthétique.

On est donc loin de l'époque où Ernst Gombrich (1979) pouvait examiner des centaines d'objets provenant de civilisations non occidentales sans éprouver le besoin d'en mentionner, presque en aucun cas, le contexte ethnographique. On est loin aussi, grâce au travail de terrain, de l'Art magique d'André Breton, qui considérait superflue toute anthropologie de l'art, ou, à l'inverse, de ces ethnologues qui, comme Alfred C. Haddon en 1895, invoquent encore une distinction entre étude « scientifique » et étude « esthétique » des objets.

En fait, à la lecture de l'abondante littérature qui s'accumule dans ce domaine, un premier constat s'impose : dès que l'exploration de cas spécifiques a remplacé la polémique, il est apparu de plus en plus clairement que perspective esthétique et exploration ethnographique, loin de s'exclure, sont liés par implication réciproque.

L'exercice du regard -- nourri, faut-il le dire, par la lecture des oeuvres ainsi que par le travail des artistes dits « primitivistes » -- permet une lecture d'image, une interprétation des formes en termes de cohérence interne. Le travail de terrain, avec l'analyse des idées et des stratégies d'échange qu'il implique, autorise quant à lui de déplacer, de plus en plus loin, les limites accordées au territoire de l'esthétique.

Ce processus a un double effet. D'une part, l'existence d'esthétiques indigènes, et pas seulement indigénistes ou primitivistes venant d'Occident, n'est plus mise en question. Comprendre un objet, c'est mettre au jour une esthétique, avec ses choix et ses valeurs. D'autre part, on découvre aussi que l'exercice d'une esthétique, loin de concerner la simple production d'« objets d'art », pénètre des domaines aussi classiques en ethnologie que la catégorisation du milieu naturel ou la définition des appartenances au groupe social. Un certain nombre de travaux ont montré, par exemple, que définir le soi, en Amazonie (Erikson 1996) ou en Océanie (Strathern 1971), peut constituer, en termes indigènes, un acte d'invention d'image, beaucoup plus que la formulation d'un discours.

Dans les sociétés traditionnelles comme au sein de nos sociétés contemporaines, on ne peut donc plus concevoir une anthropologie des images sans la construction parallèle d'une esthétique. Inversement, aucune esthétique ne semble désormais possible sans que les questions posées par l'étude des images ne dépassent le modèle traditionnel de l'histoire de l'art pour devenir pleinement anthropologiques.

Ce numéro de L'Homme propose la rencontre d'un certain nombre de recherches qui, à partir de l'oeuvre d'Aby Warburg, ce grand pionnier qui a voulu être à la fois historien et anthropologue des images, explorent ce lien essentiel entre esthétique et anthropologie.


Bibliographie

Baxandall, M.

1985 L'OEil du Quattrocento. Paris, Gallimard.

Belting, H.

1994 Likeness and Presence : A History of the Image before the Epoch of Art. Chicago, Chicago University Press.

Breton, André

1991 L'Art magique. Paris, Adam Biro (1re éd.1958).

Erikson, Philippe

1996 La Griffe des aïeux. Paris, Peteers.

Forge, A.

1970 « Learning to See in Oceania », in P. Mayer, ed., Socialisation : The Approach from Social Anthropology. Londres, Tavistock.

Freedberg, M.

1991 The Power of Images : Studies in the History and Theory of Response. Chicago, University of Chicago Press.

Gombrich, Ernst

1979 The Sense of Order. Londres, Phaidon.

Haddon, Alfred C.

1895 Evolution in Art, as Illustrated by the Life-histories of Designs. Londres, W. Scott.

Küchler, Susanne

1992 « Making Skins : Malangan and the Idiom of Kinship in Northern New Ireland », in J. Coote & A. Shelton, eds, Anthropology, Art and Aesthetics. Oxford, Clarendon Press.

Lamp, F.

1996 Art of the Baga : Drama and Cultural Reinvention. New York, The Museum of African Art.

Newton, D.

1971 Crocodile and Cassowary. New York, The Museum of Primitive Art.

Strathern, Andrew & Marilyn

1971 Self-decoration in Mount Hagen. Londres, Duckworth.

Warburg, Aby

1990 Écrits florentins. Paris, Klincksieck (éd. orig. 1932).