Christine Bard

Karen OFFEN, European Feminisms 1700-1950. A political history, Stanford University Press, 2000, 554 p.
(CLIO, Revue Francophone d’Histoire des Femmes, Nº 17, 2003)

Historienne, membre de l'Institute for Research on Women and Gender de Stanford, active au sein de l'International federation for research in women's history, Karen Offen concentre dans ce livre vingt-cinq ans de lectures et de recherches sur l'histoire du féminisme en Europe. Elle tire un grand profit de l'explosion récente des études sur l'histoire du féminisme et des colloques internationaux sur le féminisme en Europe1. C'est le genre de livre que l'on lit, crayon à la main, et où l'on se reporte constamment aux notes, rassemblées dans une centaine de pages. Il faut du temps pour appréhender un récit qui fourmille de dates, de noms et de faits.

Comme d'autres historiennes, Karen Offen a souhaité placer les relations entre les sexes au cœur des politiques européennes. Elle privilégie effectivement l'histoire politique et les revendications liées à la citoyenneté. Il faut saluer l'effort qui consiste à rassembler de la documentation sur un grand nombre de pays d'Europe (à l'exception de la Lettonie, l'Estonie, la Slovaquie, la Croatie sur lesquelles les études manquent encore) ; on peut regretter cependant la rareté des comparaisons. Les féminismes en Europe sont « tous cousins ». Ils ont en commun d'appartenir à un ensemble européen où a émergé pour la première fois dans l'histoire la critique du patriarcat ; ils partagent le christianisme, l'humanisme et les Lumières.

Une grande place est accordée à la France, que l'auteure connaît bien. Puissance dominante du continent européen aux XVIIe et XVIIIe siècles, exerçant une influence intellectuelle et politique, la France reste une référence en raison de l'impact de la Révolution française et de la diffusion du Code Napoléon. On peut se demander malgré tout si le féminisme français n'est pas surestimé, surtout à partir de la fin du XIXe siècle, où indiscutablement la France n'a aucun rôle leader dans le mouvement international.

Dans le prologue, Karen Offen explicite sa posture intellectuelle. Elle y dit son allergie aux approches postmodernes, reprochant à l'école de Joan W. Scott d'avoir une pratique déshumanisante : on ne peut, selon elle, pas traiter les personnes comme des « sites de l'analyse »2 « Ask not what feminist theory can do for history, but what history can do for feminist theory » (p. 14). Les revendications féministes sont d'ordre politique et non philosophique, affirme l'auteure qui refuse de projeter sur le passé les préoccupations théoriques actuelles, mais ne boude pas l'emploi un peu anachronique du mot féminisme pour une longue période précédant son invention. Karen Offen revendique une méthode traditionnelle et compare son travail à celui du vulcanologue : « cartographiser les fissures, analyser le contexte au sein duquel elles s'ouvrent, jauger la pression et l'amplitude des flux et des éruptions de lave […], évaluer les types d'activité à travers le temps ».

Dans ce prologue, elle confesse sa préférence pour le féminisme européen qui serait plus complexe, plus « relationnel », moins légaliste, et finalement plus « réaliste » que le féminisme américain. Elle laisse deviner ses options féministes, attachées à la différence des genres - « a gender free world » ne lui semble pas désirable. Contre l'occultation d'un combat « extraordinaire », l'auteure cherche à « célébrer » le féminisme et à le transmettre pour que chaque génération n'ait pas à « réinventer la roue ».

Karen Offen a voulu échapper aux sempiternelles vagues qui qualifient les phases de l'histoire du féminisme (la première du XIXe au milieu du XXe siècle, la deuxième, dans les années 1970-1990, on commence à parler aujourd'hui de 3e vague. La première « éruption volcanique » se situe, selon elle au XVIIIe siècle, très rapidement évoqué dans une première partie largement consacrée à la Révolution française et à ses féministes s'en prenant frontalement à « l'aristocratie mâle ». La deuxième partie, sur le XIXe siècle, aborde successivement la période 1820-1848, temps de la réarticulation des revendications féministes. De 1848 à 1870, c'est la naissance de la « woman question » ; de 1870 à 1890, l'internationalisation du féminisme, puis, de 1890 à 1914 : les réponses antiféministes aux défis féministes et la question de la nation et du nationalisme avec un titre bien trouvé : « nationalizing feminisms and feminizing nationalisms ».

Le XXe siècle s'ouvre par « le féminisme sous le feu : de la Première guerre mondiale, de la révolution russe et du grand “backlash” ». Sont ensuite analysés les dilemmes féministes dans les cultures politiques nationales d'après-guerre, les développements féministes dans des contextes nationaux, enfin la globalisation et de la politisation de l'activité féministe internationale européenne de 1919 à 1945. La richesse de l'information donnée dans le livre est impressionnante. Karen Offen a livré là une somme qui sera très utile, en particulier pour le public étudiant.

Notes

1 Françoise Thébaud, Yolande Cohen dir., Féminismes et identités nationales. Les processus d'intégration des femmes au politique, Villeurbanne, Editions du Programme Rhône-Alpes de recherches en sciences humaines, 1998 ; Ute Gerhard (Hg.), Feminismus und Demokratie. Europäische Frauenbewegungen der 1920er Jahre, Köningstein, Ulrike Helmer Verlag, 2001. Signalons les travaux pionniers de Richard Evans (1977) et de Jane Rendall (1983).

2 Référence à ce qui dit Joan W. Scott dans Only paradoxes to Offer : French Feminists and the Rights of Man, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1996. Traduction française : La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l'homme, Albin Michel, 1998.