Christine Lévy
La société japonaise devant la montée du militarisme
A propos du volume La société japonaise devant la montée du militarisme – culture populaire et contrôle social dans les années 1930, sous la direction de J.-J. Tschudin et C. Hamon, Ed. Philippe Picquier, 2007, 238 p. ISBN 978-2-87730-988-2.
(Cipango, Cahiers d’études japonaises,15, 2008, pp. 245-249).

Les thèmes abordés dans ce troisième volet d’études sur la société moderne japonaise, qui vient compléter les deux volumes déjà parus : La Nation en marche, études sur le Japon impérial de Meiji (Éd. Philippe Picquier, 1999) et La Modernité à l’horizon : la culture populaire dans le Japon des années vingt (Éd. Philippe Picquier, 2004), renvoient à la décennie 1931-1941, et parachèvent le panorama du Japon moderne, de l’ouverture de Meiji à la fin de la guerre du Pacifique.

Plutôt qu’à un débat sur les enjeux politiques de la montée du militarisme, les diverses contributions nous invitent à mieux comprendre les enjeux et les évolutions propres à différentes sphères culturelles de la société japonaise.
Grâce à une introduction retraçant les moments cruciaux des événements politiques et diplomatiques qui ont jalonné cette décennie, le cadre général est rappelé avec précision.
Le lecteur plongera dans des domaines peu connus, comme l’élaboration des savoirs archéologiques, la publicité, le théâtre, le design, le cinéma, etc. Les articles traitent de ce qui s’élaborait dans les milieux académiques comme dans des milieux les plus marginaux du théâtre moderne.

L’élaboration des savoirs archéologiques et anthropologiques avant la défaite de 1945 est analysée dans une contribution d’Arnaud Nanta. On s’attend à y trouver des théories qui ont servi à légitimer le colonialisme et l’impérialisme japonais, mais le lecteur sera surpris du contraste entre les théories d’avant et d’après la défaite. Nous sommes loin du discours sur l’homogénéité et le caractère unique du peuple japonais qui a fait florès en particulier dans les années 1970 et 1980. L’affirmation au contraire du continuum racial avec la Corée a conduit les autorités japonaises à encourager des recherches et des fouilles archéologiques d’une ampleur inégalée dans la colonie. Nous découvrons ainsi non seulement la rhétorique colonialiste de cette époque, mais aussi les questions qu’elle continue à poser aux chercheurs.

Dans un article sur les relations de travail et la politique de discrimination à l’égard des ouvriers chinois dans les houillères en Mandchourie, Claude Hamon montre à la fois leur importance historique et économique, les conditions concrètes d’exploitation des ouvriers chinois devenus très vite majoritaires de la Mantetsu, la compagnie de chemins de fer du sud mandchourien fondée en juin 1906. Il y rappelle la détérioration des conditions de travail durant la guerre, en particulier le recours au travail forcé, le ky?sei renk?, les procès, et les difficultés idéologiques toujours persistantes dans le traitement historiographique de cet épisode de l’industrialisation japonaise.

On lira également une démonstration très convaincante sur l’identité des procédés, par le recours au modernisme, de la publicité et de la propagande. Phénomène qui dépasse par ailleurs les frontières japonaises. Gennifer Weisenfeld nous montre qu’on a affaire à un même langage artistique et esthétique ; elle illustre par de nombreux exemples la proximité entre le commerce et la politique en cette décennie.

Une comparaison fort instructive avec l’importance accordée au sport dans les sociétés fascistes pour créer une masse de citoyens disciplinée et soumise proposée par Wolfram Manzenreiter vient confirmer qu’au Japon l’État et ses institutions ne furent pas débordés par une ou des organisations de masse fascistes et que même si les sports et arts martiaux jouèrent un rôle prépondérant dans l’inculcation de l’idée du sacrifice pour la nation et l’empereur, ce sont les établissements scolaires et les communautés auto-organisées qui sont restés le pivot de cette inculcation.

Ce lien entre l’État et la vie quotidienne est examiné à travers son lien à la famille à travers l’idéal féminin diffusé durant cette période (A.Gonon). L’Etat contrôla la femme, dans son rôle d’épouse et de mère par la diffusion d’un modèle familial patriarcal qui date de l’ère Meiji, mais la femme sert aussi l’empereur car les enfants sont ceux que celui-ci lui a confiés.

De nombreuses organisations féminines, associations de jeunes filles, de femmes patriotiques etc. sont mises en place mais, en 1940, toutes les associations autonomes fusionnent et seules les associations d’obédience gouvernementale purent agir au nom des femmes.

Sabine Frühstück montre comment les femmes deviennent malgré la séparation tranchée entre hommes et femmes, des « sujets de la nation » à partir des années 1930, censées à ce titre participer à l’effort de guerre. Elle analyse également le système de mobilisation des femmes dans les colonies japonaises à partir de 1932 qui aboutira à l’ultime législation de 1945 qui mobilise les femmes de 17 à 40 ans sur le front. Elle montre comment s’opère la militarisation de l’enfance ; les animaux n’échapperont pas à ce phénomène, alors qu’après la défaite, ils deviendront des symboles de paix.

Anne Gossot analyse la place du mobilier design dans la production de masse et le projet de modernisation de la vie quotidienne de la part de l’Etat. Jean-Jacques Tschudin quant à lui étudie les résistances remarquables du théâtre engagé jusqu’en 1940 ; il souligne le fait que l’on ne retrouve pas la déferlante des « pièces de guerre » qui avait spontanément envahi les salles lors de la guerre russo-japonaise.

L’impression générale qui se dégage de la lecture de l’ensemble des articles est que l’emprise de l’Etat sur la société civile semble de plus en plus pesante et que la mainmise totalitaire se situe à partir de l’année 1940, c’est-à-dire lorsque la guerre contre les Etats-Unis se profile comme un horizon inéluctable : la montée du militarisme ne résulte donc pas seulement de la fascisation des masses populaires.

L’omniprésence de l’Etat dans tous les domaines frappe l’esprit du lecteur, le théâtre semblant faire figure d’exception – Jean-Jacques Tschudin fait remarquer que le concept de « guerre de quinze ans » n’est guère pertinent pour le théâtre – on sent dans tous les autres domaines le poids de cette guerre qui ne dit pas son nom. Si les gens du théâtre moderne ont réussi à se tenir en dehors de l’atmosphère martiale, tel n’est pas le cas du kabuki, ni du cinéma (voir la perversion coloniale et le cinéma : le double jeu de Yamaguchi Yoshiko/Ri K?ran, dans un article passionnant de Josiane Kawatake-Pinon sur l’ambivalence fascinante de cette actrice). En littérature, le courant se réclamant du prolétariat a été éliminé au début des années 1930 et c’est un mal-être devant le discours du panasiatisme qui amène des écrivains à s’interroger sur la question de l’identité nationale comme le fait Yokomitsu Riichi d’après Stephen Dodd (« Le Japon démembré : réflexions sur le Shanghai de Yokomitsu Riichi »). Alors qu’on peut lire dans son roman Shanghai dans lequel il ne cache pas ses sympathies pour les grévistes participant au mouvement dit du 30 Mai 1925 (mouvement de résistance aux puissances étrangères), il évolue vers un soutien à la politique militariste dans un roman écrit après son second séjour à Shanghai, Shina-kai (La mer de Chine). Comme le souligne l’auteur de l’article, Yokomitsu offre une image de la ville qui « entretient délibérément la confusion entre le pouvoir militaire et la nature, conférant ainsi à l’expansion impériale nipponne une sorte de fatalité naturelle » (p. 209). La littérature fut plus marquée peut-être qu’aucun autre domaine culturel par les luttes politiques et idéologiques. Elle fut également sensible à la quête d’une modernité japonaise qui s’édifierait en dehors du paradigme occidental.

Il y a probablement une échelle dans le contrôle étatique des divers domaines, mais c’est surtout à partir de 1937 que la morale pesante et morbide de loyauté, de sacrifice et de frugalité donne le ton de ce que le citoyen doit entendre exalter. Midori Hirose illustre ce phénomène à propos des paroles des chansons populaires de plus en plus dictées par les besoins de la propagande, et soumis au Bureau d’information du gouvernement. Elle nous signale quelques rares cas de résistances, de détournement et de parodie, mais la majorité des chansons servit l’expansion militaire. La parodie fit son apparition avec la lassitude sur les champs de bataille, mais ne prit pas vraiment de caractère subversif.

Enfin, pour conclure cet ensemble d’articles, Michael Lucken se propose de sortir de la vision téléologique des années 1930 à partir de l’analyse d’œuvres et de discours élaborés à la fin des années 1930 sur l’après-guerre. Après avoir proposé l’hypothèse qu’autour de 1938, « on a envisagé un arrêt prochain des combats », il passe en particulier en revue les textes contenus dans un ouvrage publié en 1939, les Problèmes de la pensée d’après-guerre (Sengo no shis? mondai) dont la tendance politique des contributeurs – en particulier Abe Isoo, président du conseil du Parti social des masses populaires (Shakai taish?-t?) fondé en 1932 – pourrait se caractériser par une forme de socialisme national. Hasegawa Minokichi qui dirige l’ouvrage et le préface y prône un nouvel humanisme, un « humanisme totalitaire » qui replacerait l’individu dans son élément véritable, à savoir la vie collective. Le « totalitarisme » est compris comme un système qui harmoniserait les relations entre le tout et le particulier, les individus et l’Etat.

La guerre, toujours selon Michael Lucken, est envisagée par ces intellectuels plutôt comme des états du monde ou de la société, et non comme des réalités qui dépendent de la politique. On retrouve là encore cette idée de fatalité, du caractère naturel même de cette guerre, que nous avons évoquée à propos de l’œuvre de Yokomitsu Riichi. Il oppose cette logique qui serait, en 1939, celle de l’alternative « instabilité » versus « harmonie » à la primauté de l’opposition guerre/paix qui ne s’imposera qu’avec l’occupation américaine. Michael Lucken y voit une pensée synthétique qui a facilité le passage de la guerre à l’après-guerre.

Il s’agit là d’un type de discours bien différent de celui du best-seller d’Ishihara Kanji, certes plus idéologique, auquel il n’est pas fait allusion dans cet article, l’Essai sur la dernière guerre mondiale (Sekai saish?sen-ron), réédité à 80 reprises après sa première publication en mai 1940 et qui repose bien sur le binôme guerre/paix (obtenue par l’unification mondiale autour du kokutai japonais). Le plus intéressant de cette réflexion sur l’après-guerre est que s’y mûrissent des concepts et des catégories utilisés après la guerre. Sa réflexion se porte ensuite sur la renaissance de « La littérature des héros » qui aurait, dans la parole, annoncé la défaite à venir. Prophétie ? La défaite n’était-elle pas à l’horizon dès la déclaration de la guerre aux Etats-Unis ? N’était-ce pas l’annonce de cette guerre à venir, déjà vécue comme inéluctable par un grand nombre d’intellectuels ?



Pour citer cet article
Référence papier
Christine Lévy, « La société japonaise devant la montée du militarisme – culture populaire et contrôle social dans les années 1930, sous la direction de J.-J. Tschudin et C. Hamon », Cipango, 15 | 2008, 245-249.
Référence électronique
Christine Lévy, « La société japonaise devant la montée du militarisme – culture populaire et contrôle social dans les années 1930, sous la direction de J.-J. Tschudin et C. Hamon », Cipango [En ligne], 15 | 2008, document 4, mis en ligne le 13 novembre 2011. URL : http://cipango.revues.org/430