Dominique Noguez
"Repensons la prostitution"
(Le Monde, le 1 octobre 2012).

On se demandait combien il faudrait de temps pour que ce nouveau gouvernement de gauche cesse clairement de le paraître. Il n'a pas fallu un mois.

Un mois pour que l'une de ses ministres, pourtant des plus sympathiques, des plus intelligentes, ne se signale par une des déclarations les plus réactionnaires qu'on ait proférées dans les palais nationaux depuis des lustres.

En déclarant au Journal du dimanche le 24 juin qu'elle souhaitait, excusez du peu, que "la prostitution disparaisse ", la ministre des droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, rejoignait d'un coup, et dépassait même, les plus archaïques vieilles bedoles de l'UMP préparant le coup d'éclat du 6 décembre 2011. Ce jour-là, l'Assemblée nationale a voté, paraît-il, "à l'unanimité" une résolution parlementaire "assimilant la prostitution à une forme d'exploitation sexuelle".

En réalité, ce jour-là, une poignée d'orateurs se sont entre-écoutés pendant moins de 45 minutes dans un Parlement vide aux 9/10e. Belle unanimité ! Le point de départ et l'alibi de ce "débat" étaient une "mission d'information", constituée en 2011 sous la férule d'une socialiste aujourd'hui à la retraite, Mme Bousquet, et de M. Geoffroy, de l'UMP, qui, sur deux cents personnes auditionnées, en a entendu quinze à peine qui aient une connaissance directe de l'activité qui donne tant de boutons à nos vaillants missionnaires.

Soyons clairs : il est légitime, bien sûr, et même urgent, de lutter contre la traite des êtres humains, à visée sexuelle ou non. Et donc de lutter efficacement contre le proxénétisme. Mais on n'y parviendra pas en mélangeant tout, en érigeant des cas minoritaires en loi générale, en laissant quelques censeurs professionnels, nostalgiques de l'Inquisition, menacer les libertés les plus fondamentales.

Actionnée en sous-main par des groupuscules, la démarche de ces croisés repose sur un grand flou conceptuel, sur des statistiques invérifiables, sur un raisonnement surréaliste et, surtout, sur trois postulats liberticides, toujours les mêmes.

Le flou conceptuel : ils font comme s'il existait une "prostitution" - à supposerque ce mot préhistorique doive encore être employé - et non une multitude. Quoi de commun, en effet, entre une jeune Ghanéenne exploitée mafieusement sur les Grands Boulevards et une étudiante (ou un étudiant) proposant par l'intermédiaire d'Internet ses servicesd'"escorte" à de riches clients en voyaged'affaires ? Entre un gigolo draguant dans les thés dansants et une femme mariée mettant son époux à l'amende, à l'instar de l'héroïne d'une nouvelle de Maupassant, toutes les fois qu'il veut obtenirses faveurs ?

Pour rassembler ces faits différents dans un même opprobre tout en rajeunissant leur argumentation, ils ont remplacé le vieux tabou de la chair judéo-chrétien par la notion néo-écologique de "marchandisation du corps humain", furieusement agitée depuis quelque temps comme une crécelle.

Expression qui en jette, mais qui, en réalité, pourrait également s'appliquer à une ribambelle d'activités non sexuelles comme celle d'homme-sandwich, de docker ou de footballeur professionnel, et même à une institution comme le mariage, qui partage avec la prostitution le souci de substituer à des rapports purement passionnels ou pulsionnels l'idée plus civilisée de relations fondées sur un contrat.

Sans compter qu'on pourrait tout aussi légitimement décrire une autre importante partie des activités humaines comme effets d'une "marchandisation de l'esprit humain" - pensons, presque au hasard, aux métiers de nègre littéraire, de professeur en collège sensible ou d'avocat commis d'office, qui consistent tous à tarifer à autrui des compétences intellectuelles qu'on met à sa disposition sans la plupart du temps en retirer le moindre plaisir.
A définition confuse, statistiques impossibles. Plusieurs des neuf orateurs de décembre 2011 ont ânonné le même chiffre (établi comment ? soufflé par qui ?), "20 000, dont 85 % de femmes". Mais on peut plus plausiblement parier que, sur une population de 65 millions d'habitants, ceux ou celles qui tirent, en France, régulièrement ou occasionnellement, des avantages matériels de leur complaisance sexuelle sont dix, vingt ou cent fois plus nombreux, et dans des proportions beaucoup plus proches de la parité.

Mais le plus étonnant dans ces "éléments de langage" répétés jusqu'au Parti socialiste, c'est le fond du raisonnement. Il se décline en trois temps :

1. Tout ce qui ressemble en France à une relation sexuelle tarifée constitue une seule et même institution.

2. Or il y a des zones de cette institution qui sont répréhensibles.

3. Donc, il faut abolir l'institution.

On reconnaît cette étrange logique : c'est celle qui, en matière d'alcool, s'est appelée "prohibition" entre 1919 et 1933 aux Etats-Unis avec le succès qu'on sait. C'est celle du tout ou rien.

C'est comme si, parce qu'on blanchit de l'argent sale dans certains casinos, on décidait d'abolir les casinos ; ou comme si, parce qu'on emploie du personnel au noir et sans respecter le code du travail dans certains restaurants, on abolissait les restaurants. A la trappe !

Notons simplement qu'il y a une autre logique, moins proche du père Ubu et plus proche du bon sens, qui consiste à réformer l'institution - à la réglementer - de façon à en empêcher les dysfonctionnements.

Mais on préfère nous bassiner avec la Suède puritaine, dont la politique de pénalisation des clients, instaurée en 1999 et imitée depuis par la Norvège et l'Islande, se révèle de plus en plus clairement un échec, l'insécurité des prostitué(e)s et le nombre de viols étant dans ces pays en progression constante.

Réfléchir, au contraire, à une politique de réglementation efficace comme celle à laquelle se sont ralliés des pays comme l'Allemagne, la Suisse, l'Espagne, la Nouvelle-Zélande ou encore l'Australie (où la justice vient d'autoriser l'ouverture 24 heures sur 24, à Sydney, d'un établissement géant) demanderait autrement de courage politique.

Et surtout, cela risquerait de marcher. Or ce qui intéresse nos missionnaires, ce n'est pas l'abolition (ils n'ont choisi ce mot trompeur que pour détourner un peu de l'enthousiasme que l'abolition de la peine de mort suscite), c'est l'infini plaisir de mettre leur nez dans les affaires intimes des autres. Et cela à la faveur de trois postulats qui sont autant de fantasmes.
Le premier est qu'il n'y a de prostitution que féminine : "C'est la demande des hommes, expliquait par exemple une des oratrices du 6 décembre 2011, qui génère la prostitution, laquelle est une forme de domination de l'homme sur la femme." Que des hommes puissent se prostituer à des femmes ou à d'autres hommes ou des femmes se prostituer à d'autres femmes ne semble jamais leur avoir traversé l'esprit.

A défaut d'un peu de lucidité sur leur propre entourage, la littérature (à commencer par A la recherche du temps perdu de Proust) ou le cinéma (de Macadam Cow-boy de John Schlesinger à Cliente de Josiane Balasko) auraient pourtant pu depuis longtemps leur ouvrir les yeux.

Or leurs yeux ne sont pas plus ouverts à ces réalités qu'à l'existence d'un nombre important d'individus des deux sexes choisissant librement ce métier de préférence à d'autres et désirant l'exercer sans opprobre.

Des femmes comme Grisélidis Réal ou Claire Carthonnet, des associations comme Cabiria ou le Strass n'ont cessé de le proclamer haut et fort depuis des décennies. En pure perte. Les obsédés de la prohibition ne veulent pas les entendre. Leur credo : vous croyez choisir librement, mais vous n'êtes pas libres, vous ne savez pas ce que vous faites ; de toute façon, nous savons mieux que vous ce qui est bon pour vous !

Parler à la place d'autrui, c'est le fond de leur marotte. Mais ce n'est pas tout. Il ne leur suffit pas d'avoir barre sur les consciences, il leur faut aussi les corps. D'où l'idée de punir les clients.

Voilà leur troisième fantasme, le plus tenaillant. Ils sont de l'antique et increvable armada des fouille-culottes, de ceux qui s'intéressent passionnément à la sexualité d'autrui, toujours pour la surveiller, si possible pour l'interdire, un peu pour la voir.

Concluons cependant avec espoir. J'ai écouté attentivement le discours de politique générale du premier ministre, Jean-Marc Ayrault, le 3 juillet : pas un mot sur ces questions.

On peut donc espérer que ces sourdes menaces d'Inquisition et de châtiments n'étaient que la lubie d'une ministre étourdie ou de l'une de ses collaboratrices survoltée, et que le bon sens et le respect des valeurs de gauche l'emporteront.