Dounia Bouzar
Ces françaises musulmanes : strategies individuelles
ou remise en question des normes?
Un ouvrage collectif sur la question du voile vient de sortir aux Editions Amsterdam, Paris (mars, 2004) (http://www.editionsamsterdam.fr). Ci-dessous la contribution de Dounia Bouzar au débat.

Nous assistons à la naissance de la première génération de Français de confession musulmane, ayant appris à dire « je », complètement socialisés à l’école de la République. Se construire « à la fois Français et musulman », tel est leur leitmotiv, qui remet en question « l’obligation de discrétion » à laquelle s’étaient plus ou moins soumis leurs pères, qui n’étaient que de passage... En élaborant leur identité à partir de toutes leurs références et en refusant d’être limités à une seule d’entre elles, ils construisent du sens à leur vie et redéfinissent les processus menant à l’intégration. Un certain nombre de jeunes filles, notamment, se réapproprient les sources religieuses à travers le prisme de leur culture française, résolues à prouver tout au long de leur démarche d’accession à la modernité que celle-ci n’est pas incompatible avec l’islam. Ces jeunes, déterminés à démontrer qu’il n’existe pas une seule manière de se référer à l’islam, tentent de se définir au-delà des définitions exclusives qui résultent tant de l’histoire de l’islamisme international que de l’histoire de la France. Malheureusement, si cette stratégie de réappropriation des textes permet, au niveau des parcours individuels, d’accéder à la modernité en passant par la référence musulmane, elle entrave - voire interdit, chez ceux qui adoptent une démarche apologétique - l’examen rationnel de l’histoire des exégèses qui permettrait à la religion musulmane de véritablement s’interpréter au regard de ce nouveau contexte occidental laïc. Le mythe de l’âge d’or musulman - qui peut être à l’origine d’une certaine stagnation de la pensée - se construit face au mythe français, selon lequel « les autres » ne sont pas sujets de l’Histoire. Pourtant, il devient de plus en plus évident que la construction de l’avenir ne peut reposer sur des imaginaires historiques tronqués. Seule la reconnaissance des mémoires permettra de reconstruire une histoire commune, au-delà des mythes , que ce soit celui d’ici ou celui de là-bas…

Echapper à une double assignation ethnique

Les conditions sociales difficiles qu’elles subissent conduisent un certain nombre de familles issues de l’immigration à effectuer une sorte de repli sur elles-mêmes. Face à quelqu’un d’extérieur, plus ces parents sentent que leurs valeurs sont menacées, plus ils s’attachent à les défendre. Leur sentiment d’échec, la hiérarchisation établie entre leur culture et celle du pays d’accueil, les amènent à vivre toute prise de distance de l’un des membres du groupe comme une trahison. La fidélité aux traditions du pays d’origine devient le principe unique de filiation et de fidélité. Cela donne : « Chez nous, on se marie entre nous ». L’attitude des travailleurs sociaux à l’égard de ces familles est très significative : bien qu’ils aient pour visée de permettre le changement, la manière dont ils pensent ce changement a pour conséquence d’enfermer les familles dans leur position de repli. S’imaginant se heurter aux valeurs de la civilisation arabo-musulmane, les travailleurs sociaux (au sens large) ne se croient pas habilités à discuter du fondement de ces positions comme ils le feraient avec d’autres familles. Les éducateurs se sentent impuissants devant certains dysfonctionnements qu’ils attribuent à une particularité culturo-religieuse, sous sa forme la plus statique, sans perspective d’évolution. Face à une situation répertoriée sur le registre « arabo-musulman », deux types d’attitudes sont adoptées par les professionnels : soit ils ne s’autorisent pas à intervenir de façon aussi stricte qu’ils le feraient dans une autre famille, soit ils invitent le jeune à choisir entre ses droits (qui relèveraient de la culture française) et la soumission à des injustices (qui découleraient de la fidélité à la religion). Les filles, notamment, se retrouvent dans une situation où il semble qu’elles n’aient comme alternative que de se soumettre à des mauvais traitements au nom de l’islam ou de rompre avec l’islam pour revendiquer leurs droits ! L’application de la loi qui fonde et légitime l’action du professionnel intègre, dans ce cas de figure, une dimension de « gestion ethnique » vis-à-vis des familles migrantes, renvoyant comme un boomerang le « chez nous » ; ce qui donne alors : « Chez nous, un père n’a pas le droit de frapper sa fille ». Pour échapper à la double pression de la famille et de la société - l’une prônant la fidélité aux traditions du pays d’origine comme principe unique de filiation et l’autre défendant une conception de l’intégration qui la réduit à une assimilation - un certain nombre de jeunes cherchent la possibilité de faire le lien entre ces deux mondes auxquels ils appartiennent. En « rentrant dans l’islam », le jeune se relie à la Oumma, la communauté des croyants du monde entier au-delà des frontières. Il s’agit, dans ce cas de figure, d’une conception strictement religieuse, qui permet - grâce à sa dimension universelle - de « dés-ethniciser » l’islam. Cette possibilité d’abstraire l’islam de son ancrage géographique est fondamentale : elle rend possible une inscription généalogique au-delà de l’attachement et de la fidélité au pays d’origine. Dorénavant, le lien parental peut se différencier du lien à l’Algérie, au Maroc… L’appartenance nationale française ne s’oppose plus à ce qui symbolise l’attachement et la fidélité aux parents.

La réappropriation féminine des textes

Dans ce contexte, la religion va non pas, comme on a pu le croire, rapprocher les jeunes de leurs parents, mais leur permettre d’agir sur eux. Le retour aux sources religieuses apparaît comme un moyen de combattre les traditions archaïques. Les connaissances islamiques acquises vont servir d’outils aux jeunes pour insuffler le changement au sein même de leur famille, en démontrant à leurs parents que la plupart de leurs croyances relèvent des traditions et non de la religion. Ainsi, de façon paradoxale, la religion permet à ces jeunes, et surtout aux filles, de formuler au sein de leur famille des revendications nouvelles : accès à de longues études, choix du mari, indépendance spatiale, etc. Cela donne : « Tu t’es fait avoir maman, il n’y a pas marqué ça dans le Coran ! » Cette re-composition de l’attache familiale permet d’ouvrir des débats et de choisir des valeurs à l’extérieur de la famille. En se disant « Français de confession musulmane », ils tentent de rompre avec un enfermement ethnique sans pour autant trahir le groupe large, en reliant les deux mondes, en identifiant et en valorisant les valeurs communes : « Plus je suis musulman, plus je suis citoyen français. Au nom de ma référence musulmane, je me reconnais dans la lutte pour la démocratie, la justice et le respect des droits. ». Le foulard aussi est redéfini : les jeunes filles estiment qu’il a été détourné dans les pays arabes, devenant un élément de la soumission de la femme vis-à-vis de l’homme, alors que sa fonction première était de la protéger et d’imposer sa dignité. Refusant d’être définies à partir de comportements préétablis, légitimés par un islam préfabriqué et modelé par les besoins masculins, elles comptent bien ne pas se laisser imposer ce que certains hommes prétendent avoir compris pour elles. On est loin des manifestations des années 1990, lors desquelles leurs frères brandissaient des panneaux : « Leur voile, notre honneur ». Leur redéfinition est un défi : passer par l’islam pour devenir modernes. Les valeurs universelles, les droits de l’homme, les droits de la femme, peuvent aussi se lire dans l’islam… Ces Françaises musulmanes veulent rejoindre les autres Françaises sur des valeurs et des combats communs en se référant à l’islam. Leur position remet en question les représentations communes puisqu’elles adhèrent aux valeurs universelles proclamées par la République en affirmant qu’elles sont proches de celles transmises par leur religion. Elles ne se présentent plus comme une minorité qui demande à être reconnue mais revendiquent le droit d’être semblables, tout en utilisant des références qui n’appartiennent pas directement à l’histoire de France.

L’idéalisation des textes : une force et un danger

Cette réappropriation des textes religieux apparaît comme une volonté de relire le passé pour construire l’avenir et arracher aux hommes le monopole de parler au nom de Dieu. Mais l’idéalisation des textes entraînée par ce processus présente également des dangers. Rêver cet islam aussi parfait qu’abstrait amène implicitement les jeunes filles à ne pas prendre en compte d’autres données pourtant essentielles à leur réflexion et à leur évolution. La « bonne » islamisation des hommes est censée remédier à toute difficulté… Cette relation aux textes peut les conduire à considérer que les solutions émanent directement de Dieu, évacuant ainsi les paramètres qui sont pourtant au fondement de ce qu’elles dénoncent à propos des pays du Maghreb : les données subjectives, la répercussion des processus sociaux, culturels et historiques dans l’interprétation du texte religieux. Ce rapport apologétique aux textes ne favorise pas l’élaboration de nouvelles analyses, mieux construites et surtout plus efficaces. Il les amène à contourner certains diktats religieux sans les transformer : en se référant aux textes pour y puiser des éléments favorables à leurs droits, les jeunes femmes acceptent implicitement l’idée que les normes s’y trouvent. Nier le patriarcat dont est imprégné le Coran les empêche d’étudier comment les êtres humains et les textes religieux interagissent ; cela leur interdit de comprendre les manifestations récurrentes de cette interaction dans le monde actuel . Elles sont pourtant les premières à reconnaître, par exemple, que si le foulard représente à leurs yeux un « rappel de l’égalité » - « rappelle-toi, tu ne feras pas ce que tu veux de moi, rappelle-toi, je suis ton égale » -, il ne symbolise pas toujours la même chose aux yeux de leurs « frères ». De nombreux mariages échouent à cause de ce malentendu : certains maris épousent une jeune femme voilée en l’imaginant sage et soumise, et sont ensuite choqués devant ses revendications d’autonomie. En même temps, c’est le caractère divin et intouchable du Coran qui permet aux jeunes femmes d’imposer le message qu’elles y lisent ; c’est le caractère mythique de l’histoire du Prophète qui leur permet de faire la morale à ceux qui ne s’alignent pas sur son modèle, tels ces jeunes maris qui font la vaisselle parce que le Prophète aidait sa femme Aïcha aux tâches ménagères. Accepter un travail herméneutique reviendrait à se priver de ce « modèle d’identification » en sapant cette vision mythique de l’univers musulman. Réfléchir à une méthodologie pour « déconstruire » les normes islamiques, élaborer un cadre de référence interprétatif des textes fondateurs reviendrait à détruire toutes ces stratégies personnelles de contournement de certaines normes, puisque cela remettrait en cause le matériel utilisé : les interprétations des savants du passé et peut-être même certains textes eux-mêmes. Un conflit d’intérêt s’établit donc entre le besoin immédiat des jeunes filles d’élaborer des outils pour contourner les normes au quotidien et la réforme de l’islam, qui est pourtant la seule façon à long terme de remettre ces normes en question.

Quel féminisme?

Ces jeunes pratiquantes ne sont pas dans une démarche de (re)construction théologique mais élaborent une « façon à la française » de se référer à la religion. Une recherche de sens supplante « l’islam de l’interdit ». Ce qui change est le rapport au religieux, pas la religion elle-même. Une meilleure maîtrise des textes religieux, leur réappropriation, la lecture de ce qu’elles pensent être le « vrai » message de l’islam, leur donnent une certaine force face à ceux qui veulent leur imposer leur vision des choses. Cet « engagement pour Dieu » leur octroie une légitimité dont elles se servent pour défendre leurs positions dans tous les débats où elles n’auraient pas eu de place auparavant. Selon « la logique de Simone de Beauvoir », elles se délivrent de leur condition de femme en quittant l’espace privé pour accéder à celui d’« être humain utile » - d’autant plus utile que Dieu est témoin de ce qu’elles entreprennent pour Lui. En même temps, comment construire un véritable ijtihâd - ce processus de raisonnement personnel et d’interprétation permanente qui a permis l’adaptation et l’évolution de l’islam au cours des premiers siècles dans divers pays – si l’on prend appui sur des postulats religieux que l’on combat par ailleurs ? Ne pas les remettre en cause revient à les avaliser. Par exemple, considérer que la polygamie ne doit pas être pratiquée en France parce que prime le principe selon lequel un musulman doit respecter la loi de son pays d’accueil est une chose ; la relativiser en disant qu’elle n’est légitime qu’en situation de guerre, pour prendre en charge les orphelins, en est une autre ; l’abroger parce que, à la lumière d’une étude historique et anthropologique, il apparaît que l’interprétation qui l’établit est le fruit du désir des hommes du VIIème siècle est complètement différent. Il ne faut pas pour autant penser que ces femmes ne sont pas actrices de changement . La volonté des jeunes de relire le message de l’islam « pur » expurgé des traditions ancestrales afin d’en faire apparaître la modernité les amène aussi à travailler sur leur histoire et leur mémoire, puis sur les histoires et les mémoires. L’étude de la manière dont l’islam s’est mêlé aux habitudes accumulées au cours des siècles ne peut que faire prendre conscience de la relativité de la compréhension du message de Dieu et du rôle des hommes dans son interprétation. Ils s’interrogent forcément sur leur propre lecture et sur leur propre relation à la religion. Ils deviennent de fait acteurs de leur propre histoire, mais aussi de l’histoire à venir. Ils passent par ce que Dieu a dit, tel que cela leur est rapporté, mais ils réfléchissent par ce biais à la vie et à la société qu’ils veulent.

Quel islam de France?

La chance de « l’islam de France » est aussi sa fragilité : l’abandon de « l’islam culturel » des pays d’origine implique de nouvelles formes d’engagement religieux. Le manque d’ancrage culturel amène les jeunes à revendiquer de façon novatrice leur religion, alors qu’elle n’est plus portée par l’ensemble de la société. Qu’est-ce qu’être musulman, ici ? Les définitions ne sont plus toutes prêtes. Pour beaucoup, musulmans comme non musulmans, l’islam apparaît encore comme une référence étrangère. Le fait musulman en France est appréhendé au regard de l’actualité internationale. Certains musulmans ayant grandi dans leur pays d’origine sont les premiers à entretenir dans la société française l’idée qu’il y a une incompatibilité entre l’islam et la République démocratique, estimant qu’il faudrait s’éloigner des textes religieux pour se protéger de l’islamisme et vivre en harmonie avec les autres Français. Aborder la question sous cet angle renvoie les jeunes à leur condition d’étrangers et essentialise l’islam, occultant la diversité des relations qui peuvent s’instituer entre un individu et une référence religieuse selon les différents contextes socio-culturels, et faisant fi des dizaines d’années d’installation des familles en France. Car les jeunes dont il s’agit sont dans une démarche de re-définition de leur islam. Pour relier les deux mondes auxquels ils appartiennent et que les divers tenants du clash des civilisations ne cessent d’opposer, ils retournent à leurs sources non pas pour demander un respect de leur particularisme mais au contraire pour démontrer que « l’islam n’est pas aussi différent que ça ». Leur réappropriation des sources religieuses les amène à penser qu’un certain nombre de concepts - liberté, égalité, fraternité, modernité, citoyenneté, etc. - peuvent aussi se retrouver par exemple dans la tradition sunnite . Il ne s’agit pas, à leurs yeux, de comparer deux systèmes - celui de l’islam et celui d’une société laïque - pour déterminer le meilleur, mais de valoriser et de promouvoir des valeurs communes à ces deux histoires, à ces deux civilisations, afin de prouver que l’islam peut faire partie intégrante de la nation française sans affecter son unité culturelle. Leur position bouleverse nos représentations puisque, loin de se présenter comme une minorité demandant à être reconnue, ils manifestent leur adhésion aux valeurs universelles de la République en affirmant qu’elles sont proches de celles transmises par leur religion. L’islam devient ainsi une référence supplémentaire qui rejoint les autres et les renforce, ce qui la place au même niveau que celles qui fondent l’identité française. Ce que ce raisonnement remet en cause, c’est tout à la fois l’ensemble du mode de relations entre les Français et les membres des anciens pays colonisés, la vision dominante de l’histoire des religions qui en découle, et qui réduit celles-ci à la confession, et la conception selon laquelle l’espace public ne peut se construire que par l’intervention supérieure de l’Etat, sur la base de valeurs et de références issues de la seule civilisation française. Rappelons-nous que, jusqu’à ces dernières années, les femmes en foulard qui faisaient le ménage dans les administrations ne posaient aucun problème ni à la société, ni à la laïcité : un islam infériorisé et cantonné à des positions dominées est acceptable, c’est lorsqu’il revendique d’intervenir dans l’espace public en situation d’égalité qu’il apparaît intolérable. Cette nouvelle approche ébranle du même coup les bases du système d’intégration, le modèle historique de la citoyenneté, c’est-à-dire les fondements mêmes sur lesquels s’est construite la France : l’affirmation de la supériorité de sa langue, de sa culture et de sa religion. N’oublions pas que le discours assimilationniste de la IIIème République a servi à justifier l’entreprise coloniale, au nom d’un universalisme réduit au particularisme du Français de souche qui entraînait une dévalorisation systématique de l’islam des « indigènes »… Comme l’a si bien montré l’historienne Suzanne Citron , la « nation » a du, pour se substituer au roi et à Dieu, pour acquérir un « pouvoir absolu » et devenir « une et indivisible », recomposer le temps et l’espace. « Fils d’une nation sans commencement, les Français se sont pourvus d’aïeuls immémoriaux. La commune origine gauloise donne à la nation une et indivisible son homogénéité raciale. » La France se définit ainsi par sa supériorité à l’égard des colonisés : « les races supérieures ont un droit parce qu’elles ont un devoir : civiliser les races inférieures. », déclarait Jules Ferry en 1885 à la Chambre des députés. C’est cette version de l’histoire, c’est l’affirmation de l’unité de la nation française, de la supériorité de sa langue et de sa culture qui a permis de justifier l’entreprise coloniale : il fallait « aider » les « indigènes » à se civiliser. Ces derniers ont ainsi été ravalés au rang d’objets, incapables de devenir des sujets de l’Histoire. D’un même mouvement, on occulte le passé des peuples vaincus ou colonisés, on refoule les richesses de la diversité des cultures locales véhiculées par des langues, des patois, des coutumes, des chants populaires, on minimise et on ignore les crimes du pouvoir. Plus qu’à une unification, on procède à une uniformisation. Avant les musulmans, ce sont les Juifs, les Italiens, les paysans du Languedoc, les corses et même les ouvriers parisiens qui ont dû se plier à la culture dominante.

Conclusión

Le rapport aux textes sacrés des jeunes qui se revendiquent de l’islam recèle un paradoxe. Bien souvent - et cela est vrai en particulier des femmes - ils en appellent à l’autorité des textes pour contester des traditions oppressives, en montrant qu’elles n’ont aucun fondement théologique. Ce recours aux textes leur donne une légitimité qui leur permet de contester efficacement des usages contraignants. Mais en même temps, étant donné que leur force critique repose toute entière sur la révérence à l’égard des textes, cette force peut très aisément se transformer en faiblesse : elle est gagnée au prix d’une valorisation des textes qui interdit toute critique - alors que précisément ces textes sont indéniablement aussi porteurs de dimensions oppressives, pour les femmes notamment. Seul un rapport pacifié à l’islam de la société dans son ensemble peut rendre possible une identification des jeunes à l’islam qui ne relève pas de la défense inconditionnelle. Il est nécessaire de rompre avec la stigmatisation de l’islam, de cesser de le peindre comme un extrémisme ou comme une religion dont les valeurs ne pourraient qu’entrer en contradiction avec celles de la République. C’est à cette condition que deviendra possible une critique raisonnée de certaines normes établies à partir de l’islam - tant par la société dans son ensemble que par ceux qui s’en revendiquent, qui pourront les critiquer sans se sentir obligés d’abandonner leur religion pour accéder aux valeurs démocratiques et à la modernité. Durkheim a montré que le lien social ne peut s’élaborer qu’entre des personnes qui ont besoin les unes des autres, sur des références communes. Prôner l’intégration de la référence musulmane au sein du patrimoine français, ce n’est pas faire pénétrer le religieux dans la République, ni reconnaître des particularismes quelconques, mais bien laisser une place à la référence musulmane au même titre que les autres et se l’approprier collectivement. Ce n’est pas l’intégration mais la marginalisation de l’islam qui pousse ceux qui s’y réfèrent à créer et à développer des « espaces musulmans ». C’est « l’extranéisation » de la civilisation arabo-musulmane par la société française qui pousse naturellement les musulmans à s’organiser entre eux, réinvestissant un mode de « solidarité mécanique », parfois dans des logiques de confrontation avec ceux qui sont « de l’autre côté ». Les individus se construisent alors par rapport à cette référence extérieure, comme dans les sociétés traditionnelles. Ce qui fait lien pour eux, ce n’est plus ce qu’ils font avec les autres, c’est uniquement ce qu’ils font pour Dieu. L’appartenance de l’islam à la culture commune désamorcerait toutes les tendances au repli et à la ségrégation et désactiverait les stratégies de tous ceux qui veulent scinder le monde, d’un côté comme de l’autre. La reconnaissance de l’islam comme partie du patrimoine français passe par la multiplication des débats et des échanges, permettant une clarification, puis une reconstruction des représentations de chacun des acteurs. Sa normalisation, sa « laïcisation », ne peuvent passer que par une appropriation générale, offrant ainsi à chacun une réelle liberté d’établir sa relation propre à cette référence, en dehors des divers enjeux collectifs issus des processus historiques et/ou politiques.

 Islam et feminisme…


"Chaque être humain lit sa religion en fonction de ce qu’il est", et l’islam n’échappe pas à la règle. Ce qu’oublient souvent ceux qui aiment débattre du "statut de la femme musulmane"...
La place de la femme dans l’islam… Le statut de la femme dans l’islam… Jamais autant de choses n’auront été dites sur cette fameuse musulmane. Partout en France, de la rue à la chambre des députés, se sont élevées des voix pour énoncer « ce que dit l’islam sur la femme »… Les musulmans, les non musulmans, les intellectuels, tous se sont affrontés dans tous les sens : l’islam dit que les femmes doivent être avant tout de bonnes mères, mais non, l’islam dit qu’elles doivent avant tout être de bonnes citoyennes. Dans les foyers aussi, les discussions vont bon train : l’islam dit que tu dois te marier, mais non maman, tu n’as rien compris, l’islam dit que je dois d’abord devenir doctoresse… Justement, il n’y a pas la femme musulmane mais des femmes musulmanes. Et ce qui nous intéresse aujourd’hui - une fois n’est pas coutume - n’est pas de savoir ce que l’islam dit ou ne dit pas, mais de comprendre qu’est-ce qui fait que certaines lisent plutôt ceci ou plutôt cela dans leur islam…
Pour entamer cette réflexion, il faut abandonner certains réflexes partagés. D’abord, admettre que les musulmans sont des gens comme les autres. Autrement dit, on ne rencontre jamais des cultures ou des religions, mais toujours des individus qui s’en sont appropriés différents éléments en constante évolution et interaction les uns avec les autres pour se construire. Cela signifie que le mari – au hasard - qui « décline de l’islam » pour critiquer sa femme n’est pas « le produit de l’islam » : il s’agit simplement d’une corrélation propre à ce moment-là de son histoire (et de l’Histoire sociétale) dans cette situation-là avec ces interlocuteurs-là. Enfin, cela nous pousse à reconnaître que si la religion intervient dans les modèles et les normes des rapports « hommes-femmes », elle évolue aussi en fonction d’eux. C’est-à-dire que les religions s’interprètent et se vivent en fonction de l’évolution des rapports hommes-femmes, qui eux-mêmes sont influencés par des quantités d’autres facteurs.
Si on n’admet pas ces préalables, on réduit l’autre à une définition qui n’est pas la sienne, on lui enlève sa place de sujet, on pense à sa place, le renvoyant à un espace prédéfini au travers de quoi tout peut s’expliquer.
Réfléchir aux paramètres qui influent sur sa lecture religieuse permet de définir non seulement l’islam que l’on veut, mais surtout le type de musulmanes que l’on veut être. Pour cela, il faut accepter que tout ne se trouve pas dans les textes sacrés. Soyons clairs, ce qui permet avant tout l’émancipation des femmes, ce n’est pas plus le Coran que la Bible ou la Torah en eux-mêmes, mais avant tout le développement économique et social des pays. « La recherche du savoir est une obligation pour tout musulman et toute musulmane », tel est le hadith préféré des Parisiennes héritières de l’école gratuite et obligatoire de Jules Ferry, alors qu’il est complètement inconnu des filles du pêcheur tchadien, tout aussi musulmanes… Qu’est-ce qui fait qu’on se ressemble, le fait d’avoir la même religion ou le fait d’avoir la même éducation ?
On l’aura compris, c’est l’éducation que nous proposons comme premier paramètre. Toutes les féministes seront d’accord et peuvent – doivent – continuer à définir ensemble les autres principes– sorte d’invariant universel – indispensables à l’épanouissement des femmes, quelques soient leurs histoires, leurs mémoires, leurs projets, leurs références, leurs singularités, en s’inspirant de toutes les visions du monde, de toutes les avancées historiques, de toutes les batailles pour les droits.
Pour ceux qui l’auraient oublié, chaque être humain lit sa religion en fonction de ce qu’il est. L’interprétation est toujours le fruit d’un dialogue entre ce que l’on est et ce que l’on comprend du message divin. L’histoire qu’on se fait de sa religion dépend de sa propre histoire. C’est ainsi pour toutes les religions. Et comme les musulmans sont bien des gens comme les autres, il n’y a pas de raison pour que les femmes – notamment les Françaises - ne deviennent pas elles aussi « des nouvelles penseuses de l’islam » [1] …

Dounia Bouzar, anthropologue, chargée d’études à la Protection Judiciaire de la Jeunesse, personnalité qualifiée du bureau du Conseil Français du Culte Musulman.

[1] Clin d’œil au livre « Les nouveaux penseurs de l’islam » de Rachid Benzine qui vient de sortir chez Albin Michel.