Eric Sartori
Histoire, terminales scientifiques et identité nationale
Le Monde, le 28 janvier 2010.

            Un débat chasse l'autre, c'est la méthode Sarkozy. Alors, avant que passe, avec l'approbation de certaines associations de parents d'élèves, une réforme tendant à priver près de la moitié des élèves de la filière générale d'un enseignement d'histoire en terminale, tentons un dernier baroud. L'historien des sciences que je suis ne peut évidemment se résigner à cet appauvrissement de notre enseignement : veut-on que les scientifiques dont nous avons tant besoin soient ces spécialistes idiots que dénonçait déjà Comte ?

HISTOIRE ET IDENTITÉ NATIONALE

            Commençons par cette remarque d'un connaisseur : "Un peuple qui n'enseigne pas son histoire est un peuple qui perd son identité ", François Mitterrand, 1982. Le débat sur l'identité nationale est l'occasion de relire le texte de Renan de 1882, Qu'est-ce qu'une nation ? Pour Renan déjà, la nation se construit contre le communautarisme : "Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez cinq ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n'ont entre elles presque rien en commun. Or l'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s'il est burgonde, alain, taïfal, wisigoth". La nation est construite par l'histoire : "La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de faits convergeant dans le même sens…" Et la nation vit par l'histoire et par la volonté de continuer l'histoire : "Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel... L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs, l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis… Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore."

            En France donc, l'identité nationale s'enracine dans la culture historique, comme le note Antoine Prost dans son ouvrage remarquable Douze leçons sur l'histoire. Les républicains ont compté sur l'histoire pour développer le patriotisme et l'adhésion aux institutions – c'était tout le projet magnifique de Lavisse. Ce fait – l'importance de l'histoire – n'est peut-être pas aussi universel que le pensait Renan – il semble par exemple que l'Angleterre se pense, se représente à elle-même davantage par l'économie politique. Mais en France, l'importance de l'histoire est indiscutable ; c'est sans doute le seul pays où l'enseignement de l'histoire est, au sens littéral, une affaire d'Etat, qui peut être évoquée en conseil des ministres… et provoquer de véritables passions.

            Il faut donc sans doute que nos gouvernants actuels connaissent bien mal leur pays ou qu'ils s'en sentent bien détachés pour avoir pensé que la suppression des cours d'histoire dans les terminales scientifiques, principalement pour des raisons d'économie maquillées en volonté de renforcer les filières littéraires, passerait sans provoquer de réactions.

L'HISTOIRE CONTRE LES MANIPULATIONS DE LA MÉMOIRE

            Il faut aussi bien méconnaître l'histoire pour confondre histoire et mémoire et mettre celle-ci au service de médiocres manipulations politiques, comme le fait l'actuel président qui voudrait bien nous plonger dans une dictature quasi orwellienne de l'émotion. Dans un texte célèbre, Pierre Nora a bien démontré l'opposition profonde entre mémoire et histoire : "La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l'histoire, parce qu'opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique… La mémoire sourd d'un groupe qu'elle soude… il y a autant de mémoire que de groupes, elle est par nature multiple et démultipliée. L'histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l'universel" (Les Lieux de mémoire). Lucien Febvre est même allé plus loin, retrouvant la fameuse nécessité d'oublier dont parlait Renan : "Un instinct nous dit qu'oublier est une nécessité pour les groupes, pour les sociétés qui veulent vivre. L'histoire répond à ce besoin. Elle est un moyen d'organiser le passé pour l'empêcher de trop peser sur les épaules des hommes" (Vers une autre histoire). A trop et mal manipuler les devoirs de mémoire, on renforcera les communautarismes au détriment de la nation. Au contraire, l'histoire doit permettre de préparer l'avenir. "On fait valoir sans cesse le devoir de mémoire, mais rappeler un événement ne sert à rien, même pas à éviter qu'il ne se reproduise, si on ne l'explique pas. Il vaut mieux que l'humanité se conduise en fonction de raisons que de sentiments", note Antoine Prost (Douze leçons sur l'histoire);

            Il y a vraiment une méchante ironie à lancer un débat sur l'identité nationale et à supprimer en même temps l'histoire en terminale pour les séries scientifiques, en cette année de terminale qui doit clore le socle commun de l'enseignement et permettre une réflexion plus approfondie sur le mode moderne grâce au savoir historique – que l'on pense au superbe programme exposé, rêvé par Braudel dans sa Grammaire des civilisations.

            On a parfois reproché aux socialistes de vouloir par idéologie détruire les formations élitistes. Ils n'ont rien fait de tel, et les plus courageux ou les plus lucides ont défendu l'élitisme républicain. Il est paradoxal de voir aujourd'hui la droite, du moins celle qui est au pouvoir, s'acharner à dévaloriser la section S, ce qui, évidemment, ne fera aucun bien à la section L, qu'on n'aide d'ailleurs pas en raillant l'étude de La Princesse de Clèves. Faut-il chercher ici d'autres raisons que le faible intérêt porté à l'enseignement dans la famille présidentielle ? Qu'en pensent des électeurs de droite plus traditionnels ?

            Il faut donc se battre, au nom de l'identité nationale, de l'intégration, mais surtout au nom de l'intelligence et même de l'efficacité économique pour que l'enseignement continue à former des têtes bien faites et harmonieusement remplies ; donc pour l'enseignement de l'histoire en terminale scientifique et son rétablissement dans l'enseignement technique. Et aussi pour un enseignement scientifique dans les classes littéraires, un enseignement qui permette d'acquérir une bonne connaissance des principes, méthodes et résultats fondamentaux des sciences et qui pourrait être basé sur l'histoire des sciences et des techniques.

Eric Sartori est l'auteur d'Histoire des femmes scientifiques, Paris: Plon 2006.