Fawzia Tobgui
De lanarchisme au fédéralisme. Articulation entre
droit et État dans le système politique de Proudhon
(Réfractions, nº 6)
Au cours des années, le statut que Proudhon accorde à lÉtat se modifie considérablement, comme en témoignent deux extraits, lun tiré de Polémique contre Louis Blanc et Pierre Leroux 1, dans lequel il affiche sans équivoque une position anarchiste, et lautre, tiré de la Justice 2, qui nuance considérablement sa première prise de position. Dans Polémique contre Louis Blanc et Pierre Leroux, Proudhon affirme que :
« lÉtat est la constitution extérieure de la puissance sociale. Par cette constitution extérieure de sa puissance et souveraineté, le peuple ne se gouverne pas lui-même : cest, tantôt un individu, tantôt plusieurs, qui, à titre électif ou héréditaire, sont chargés de le gouverner, de gérer ses affaires [
].
LÉtat doit-il exister encore lorsque la question du travail et du capital sera opérée ? En dautres termes, aurons-nous toujours, comme nous lavons eue jusquà présent, une Constitution politique en dehors de la constitution sociale ?
Nous répondons par la négative. Nous soutenons que, le capital et le travail une fois identifiés, la société subsiste par elle-même et na plus besoin de gouvernement. Nous sommes, en conséquence, et nous lavons proclamé plus dune fois, des anarchistes. Lanarchie est la condition dexistence des sociétés adultes, comme la hiérarchie est la condition des sociétés primitives [
].
Louis Blanc et Pierre Leroux affirment le contraire : outre leur qualité de socialistes, ils retiennent celle de politiques ; ce sont des hommes de gouvernement et dautorité, des hommes dÉtat.
Nous nions le gouvernement et lÉtat parce que nous affirmons, ce à quoi les fondateurs dÉtats nont jamais cru, la personnalité et lautonomie des masses [
]. Nous affirmons, enfin, que cette anarchie, qui exprime, comme on le voit maintenant, le plus haut degré de liberté et dordre 3 auquel lhumanité puisse parvenir, est la véritable formule de la République, le but auquel nous pousse la révolution de Février. » 4
Ce premier texte, paru en décembre 1849 dans la Voix du peuple, est essentiel pour appréhender la position politique du Proudhon des années post-révolutionnaires ; en 1850, Proudhon le reprit dailleurs dans un ouvrage intitulé Actes de la révolution : Louis Blanc et Pierre Leroux 5, ce qui atteste limportance quil lui accordait. Pourtant, quelques années plus tard, en 1858, un passage de la Justice semble remettre en question le projet dune suppression radicale de lÉtat :
«Cest un fait que je nessaierai pas damoindrir, que la société, à en juger sur les apparences, ne peut se passer de gouvernement [
]. Partout la puissance publique est proportionnelle à la civilisation, ou, si on laime mieux, la civilisation est en raison de son gouvernement.
Sans gouvernement, la société tombe au-dessous de létat sauvage : pour les personnes, point de liberté, de propriété, de sûreté ; pour les nations, point de richesse, point de moralité, point de progrès. Le gouvernement est à la fois le bouclier qui protège, lépée qui venge, la balance qui détermine le droit, lil qui veille. Au moindre trouble, la société se contracte et se groupe autour de son chef ; la multitude nattend que de lui son salut.
De telles paroles dans ma bouche ne sont pas suspectes, et vous pouvez prendre acte, pour lavenir, de cette concession décisive. Lanarchie, daprès le témoignage constant de lhistoire, na pas plus demploi dans lhumanité que le désordre dans lunivers. »6
Neuf ans séparent la publication de ces deux textes. Dans le premier, Proudhon affirme la thèse que liberté et pouvoir sont opposés et quun système de la liberté nest réalisable quavec la disparition de tout pouvoir étatique. En effet, toutes les Constitutions politiques iraient à lencontre de la notion de liberté. Comme Proudhon le souligne au début du texte, au lieu de sauvegarder la liberté individuelle, lÉtat imposerait den haut un système et jouerait ainsi un rôle répressif. Dans les uvres de jeunesse, laccent est mis sur le fait que « la liberté se suffit à elle-même et na pas besoin dÉtat », bien plus, que lÉtat est une « contradiction » puisquil « prétend faire de la liberté [sa] création », alors que cest lui « qui doit être une création de la liberté »7. Dans ces années, Proudhon cherche à penser une association qui reposerait sur la dynamique sociale.8
Cependant, au terme de sa critique de lÉtat, Proudhon se trouve face à la lourde tâche de prouver que la liberté à elle seule peut constituer un principe politique. Ce postulat repose sur une idée déjà développée dans le Ier Mémoire, à savoir que le degré de civilisation est fonction de lemprise de lÉtat sur les citoyens :
«Ainsi, dans une société donnée, lautorité de lhomme sur lhomme est
en raison inverse du développement intellectuel auquel cette société est parvenue [
]. Lhomme cherche la justice dans légalité, la société cherche lordre dans lanarchie. »9
Un autre passage du Ier Mémoire, exprime un point de vue analogue :
«Et quant à lÉtat, puisque [
] la conclusion définitive est que le problème de son organisation se confond avec celui de lorganisation du travail, on peut, on doit en induire encore quun temps viendra où, le travail étant organisé par lui-même, selon la loi qui lui est propre, et nayant plus besoin de législateur ni de souverain, latelier fera disparaître le gouvernement. »10
Lextrait de la Justice, qui marque une nette distanciation par rapport à laffirmation de principes radicalement anarchistes, doit nous amener à nous demander si Proudhon ne se serait pas trouvé à un moment donné face à des difficultés théoriques qui lauraient amené à atténuer ses prises de position.
À la suite du passage de la Justice cité, développant son argumentation sur le gouvernement, Proudhon ajoute, toujours à propos de celui-ci, que le « sage » «sen éloigne » (sc. du gouvernement) et que le « philosophe »11 le considère comme un « mal nécessaire »12.
Par les questions quil soulève, ce texte prend un intérêt tout particulier. Quel sens accorder aux paroles de Proudhon ? Faut-il les comprendre littéralement, comme Karl Hahn dans son livre sur le fédéralisme, Föderalismus 13, qui y voit laveu dune légitimation de lautorité politique ? Ou faut-il y déceler comme Pierre Ansart, dans son ouvrage intitulé Proudhon, textes et débats14, une dimension ironique, qui montrerait combien Proudhon est « conscient » du rôle salvateur quoccupe lÉtat dans lesprit de ses contemporains ?
Rédigé juste avant les grands écrits sur le fédéralisme, ce passage de la Justice fait la transition entre les écrits anarchistes et fédéralistes. Les dernières lignes de la citation sont, à cet égard, tout à fait significatives :
«De telles paroles dans ma bouche ne sont pas suspectes, et vous pouvez prendre acte, pour lavenir, de cette concession décisive.»
Il semble, en effet, que Proudhon en soit venu à admettre lexistence de lÉtat comme un « mal nécessaire », puisque sans son intermédiaire, point dordre possible. Alors quauparavant « ordre » et « anarchie »15 allaient de pair, ils sont désormais dissociés, et lÉtat devient le garant du droit.
Il est indéniable que vers la fin des années 50, Proudhon modifie son acception de la notion dÉtat, cette question a été largement étudiée par les critiques 16, et nous ne reviendrons pas sur leurs positions. Par contre, nous essayerons de déterminer dun point de vue théorique les raisons qui lont conduit à nuancer sa position anarchiste. Pour cela, nous serons amené à étudier larticulation entre droit et État, ainsi que le rôle dévolu à lÉtat dans le système fédéraliste. Si Proudhon considère lÉtat comme « une concession», «un mal nécessaire », peut-on en inférer quil le considère, comme « une institution historique transitoire »17, appelée à disparaître une fois le système fédéraliste mis en place ?
1. Passage de lanarchisme au fédéralisme
Le parcours intellectuel qui amène Proudhon à nuancer sa position anarchiste et qui aboutit au fédéralisme est à mettre en parallèle avec la maturation de sa réflexion théorique, en dautres termes, avec sa vision plus complexe du problème de larticulation entre le social et le politique, étroitement liée au développement de la théorie dialectique 18 et à lélaboration dune théorie du droit. En effet, lensemble de luvre de Proudhon ne se comprend quà partir de la dialectique qui la sous-tend et en lie les différentes parties. La dialectique trouve son accomplissement dans le règne de la liberté et le fédéralisme.
La mise au point du schéma dialectique va contraindre Proudhon à remanier profondément sa pensée. Conscient du tournant quil est en train dopérer, il écrit déjà en 1855 à un ami que son activité intellectuelle se divise essentiellement en deux grandes périodes :
«De 1839 à 1852, jai eu ce quon appelle ma période de critique [...]. Comme un homme ne doit pas se répéter et que je tiens essentiellement à ne pas me survivre, jassemble les matériaux de nouvelles études et je me dispose à commencer bientôt une nouvelle période que jappellerai, si vous voulez, ma période positive ou de construction. Elle durera bien autant que la première, treize à quatorze ans.
Jai à tirer au clair toutes ces questions que depuis vingt-cinq ans le mouvement intellectuel en France a bousculées.»19
En 1862, il associe sa période anarchiste à une étape révolue de sa pensée et la rattache à ce quil nomme la période critique 20. La « nouvelle période » à laquelle Proudhon fait allusion est celle au cours de laquelle il va affiner sa théorie dialectique et élaborer le système fédéraliste. Pour saisir la correction que Proudhon apporte à sa pensée dans les années 1855-58, il convient de rappeler brièvement les éléments de sa dialectique, déterminants pour la compréhension de sa conception de lÉtat.
Le fondement de la théorie dialectique élaborée par Proudhon repose sur une loi quil considère comme universelle, la loi de lantinomie, qui gouvernerait la nature, la pensée et la société. Ce serait de l«opposition inhérente à tous les éléments»21 composant le monde que «résultent la vie et le mouvement dans lunivers»22. La principale difficulté réside dans la résolution des éléments en opposition. La première esquisse de la dialectique élaborée par Proudhon est postérieure au séjour parisien prenant place entre 1839 et 1841 23, période dapprentissage au cours de laquelle il découvre les philosophes allemands, alors au centre de ses lectures et de ses préoccupations, comme en témoignent ses carnets de lecture 24 et sa correspondance 25. Au contact de la gauche hégélienne, Proudhon se rapproche vers 1845-1846 des thèses hégéliennes, ce qui se note en particulier dans le Système des contradictions économiques et dans la solution proposée pour la résolution de lantinomie. À cette époque, Proudhon estime que la structure thèse-antithèse-synthèse peut adéquatement traduire sa «loi universelle», mais il ne tarde pas à réviser cette opinion. À partir de 1855, il abandonne définitivement le terme de «synthèse », qui impliquerait selon la façon dont il entend la synthèse hégélienne la suppression de lantagonisme, or, écrit-il dans la Guerre et la Paix, «la fin de lantagonisme [
] voudrait dire [
] la fin du monde» 26. Dès lors, la résolution de lantinomie doit consister pour lui en léquilibration des forces en lutte. Lantagonisme est conservé, mais il perd son caractère conflictuel. Proudhon insiste sur le fait que toutes les forces en opposition sont à égal titre nécessaires à léquilibre global, car elles se limitent et se corrigent mutuellement. Si lune des forces en vient à dominer, léquilibre est rompu. À la différence de la nature, qui possède un mécanisme dautorégulation la préservant du chaos, la société doit sen remettre à lhomme pour échapper à la destruction qui la menace 27.
Dès lors, on voit se profiler tout le programme politique de Proudhon : la solution au problème politique repose sur lhomme, elle dépend de lusage quil fait de sa liberté et non dune force qui viendrait de lextérieur infléchir le cours des événements. Dans les uvres de la dernière période, lÉtat à promouvoir est une structure non hiérarchisée, fondée sur le pluralisme et légalitarisme et regroupant des citoyens libres et égaux en droit.
Il sagit maintenant détudier les répercussions de cette modification dans la conception de la dialectique sur sa vision du politique.
a. La question de la résolution de lantinomie
À lépoque que Proudhon qualifiera par la suite de « critique », son objectif est de trouver une forme de gouvernement qui réponde le mieux aux critères de justice et de liberté. Ce projet est clairement défini dans Idée générale de la révolution :
«Trouver une forme de transaction qui, ramenant à lunité la divergence des intérêts, identifiant le bien particulier et le bien général, effaçant linégalité de nature par celle de léducation, résolve toutes les contradictions politiques et économiques ; où chaque individu soit également et synonymement producteur et consommateur, citoyen et prince, administrateur et administré ; où sa liberté augmente toujours, sans quil ait besoin den aliéner jamais rien.»28
Proudhon se situe alors dans une perspective de dépassement et non de remise en cause de la révolution de 89 ; sa démarche peut sentendre comme une tentative de déconstruction du modèle politique jacobin, qui revendique un État centralisateur fort et dont les socialistes sont les héritiers :
«Louis Blanc et Pierre Leroux soutiennent quaprès la révolution économique,
il faut continuer lÉtat [
]. Pour eux, la question politique, au lieu de sannihiler en sidentifiant à la question économique, subsiste toujours : ils maintiennent, en lagrandissant encore, lÉtat, le pouvoir, lautorité, le gouvernement. »29
Si Proudhon remet en cause tout système centralisateur, cest parce quen imposant un ordre den haut, la liberté, qui constitue lessence même de lhomme, se trouverait annihilée :
«Le problème nest pas de savoir comment nous serons le mieux gouvernés, mais comment nous serons le plus libres [
]. Pour le reste, nous nadmettons pas plus le gouvernement de lhomme par lhomme, que lexploitation de lhomme par lhomme.»30
Dans un système dialectique aux contours encore flous, lanarchie qui serait par excellence la forme politique préservant la liberté est conçue comme la synthèse des deux autres formes de société que seraient la communauté et la propriété :
«Cette troisième forme de société, synthèse de la communauté et de la propriété, nous la nommerons liberté [
]. La liberté est anarchie.»31
À lépoque où Proudhon conçoit la synthèse comme la suppression de lantagonisme, il peut encore sen tenir à une solution anarchiste impliquant la suppression de lÉtat et affirmer que «la véritable forme du gouvernement, cest lanarchie».32
Dans Idée générale de la révolution, Proudhon spécifie expressément les principes sur lesquels il a fondé lanarchisme, en particulier les thèses de la perfectibilité de lhomme et de la cessation de lantagonisme :
«Cette organisation, aussi essentielle à la société, que lautre [lappareil gouvernemental] lui est étrangère, a pour principes :
1. La perfectibilité indéfinie de lindividu et de lespèce ; [
]
5. La cessation de lantagonisme.»33
Cependant, très rapidement, Proudhon va sapercevoir que lanarchisme sintègre mal dans un schéma dialectique, quil a certes toujours voulu tout orienté vers la liberté, mais dont il perçoit les faiblesses. Il se rend désormais compte que sil persistait dans cette voie, il condamnerait son modèle politique à nêtre quune utopie. En effet, si lantagonisme est «principe de vie», la suppression de lantagonisme signifierait la mort, comme il le constate dans le texte cité plus haut : « La fin de lantagonisme [
] voudrait dire [
] la fin du monde. »34 Tant que Proudhon adhère au schéma vie (antagonisme)-mort (fin de lantagonisme), il est obligé de sorienter vers un modèle politique qui, bien que censé guider la praxis politique, demeure effectivement inatteignable et dont on ne peut quindéfiniment sapprocher. «Nous sommes nés perfectibles», écrit-il dans la Justice, «nous ne serons jamais parfaits : la perfection, limmobilité, serait la mort , car en vertu de son essence dêtre perfectible, lhomme ne saurait atteindre la perfection. La réalisation du modèle politique induit par sa première conception de la synthèse savère nêtre en définitive quune utopie. Pour éviter dêtre relégué au rang des utopistes, Proudhon se voit obligé de dépasser le schéma vie-mort et délaborer un modèle qui prenne acte du changement opéré dans sa conception de la dialectique et qui lui permette de conserver la multiplicité dans lunité. La correction déjà amorcée dans la Justice, est affirmée pleinement dès la Guerre et la Paix ; Proudhon y note :
«La paix nest pas la fin de lantagonisme, ce qui voudrait dire, en effet, la fin du monde ; la paix est la fin du massacre, la fin de la consommation improductive des hommes et des richesses.»
Il nest plus question de synthèse ou de suppression de lun des termes de lantagonisme, la dialectique repose désormais sur la notion déquilibre et il ny a plus dobstacles à ce que lidéal politique se réalise.37
Nous en arrivons ainsi au dernier point déterminant pour labandon de la théorie anarchiste : il nous reste à voir quelles sont les incidences de lévolution de la théorie dialectique sur le statut du droit et sur la meilleure forme de gouvernement à adopter.
b. Lévolution du statut du droit
De même que Proudhon na pas écrit de traité de dialectique, il na pas laissé douvrage sur sa conception du droit. Le droit occupe pourtant une place centrale chez Proudhon, son poids prenant au demeurant une influence croissante dans les années de maturité 38. Dans la Justice (1858) et la Guerre et la Paix (1861), Proudhon considère le droit comme le principe régulateur de la société ; dans le Principe fédératif (1862), il fait de tout son système une philosophie du droit, de la morale et de la liberté 39 ; enfin dans la Théorie de la propriété (1863-1864), énumérant les résultats positifs de ses travaux, il fait figurer la théorie du droit aux côtés de la dialectique et de la morale parmi ses réalisations les plus importantes 40. Le développement du droit est au demeurant lié à la mise en place de la dialectique.
Dans la phase finale de la théorie dialectique, la solution au problème social ne consiste pas à supprimer lautorité, mais à trouver un moyen de transformer et déquilibrer la relation conflictuelle entre lautorité et la liberté. Cest à la solution juridique que Proudhon sen remet pour définir un nouveau lien social dégagé de toute autorité 41 :
«Équilibrer deux forces, cest les soumettre à une loi, qui, les tenant en respect lune par rapport à lautre, les mette daccord. Qui va nous fournir ce nouvel élément, supérieur à lautorité et à la liberté ? Le contrat dont la teneur fait droit, et simpose également aux deux puissances rivales.»42
Dans le Principe fédératif, Proudhon note que la liberté, poussée à lextrême, déboucherait sur la négation de tout principe gouvernemental, alors que lautorité absolue aboutirait à la négation de toute vie personnelle. Ces deux forces antinomiques nexistent pas de façon isolée dans la société ; elles ne « peuvent se constituer à part, donner lieu à un système qui soit exclusivement propre à chacun[e]» 43. Il met en évidence que :
«Tous les gouvernements de fait, quels que soient leurs motifs ou réserves,
se ramènent ainsi à lune ou à lautre de ces deux formules : Subordination de lAutorité à la Liberté, ou Subordination de la Liberté à lAutorité.»44
La monarchie et le communisme sont les deux formes de gouvernement de lautorité ; la démocratie et lanarchie, celles de la liberté. Toutes les formes de gouvernement citées comportent, selon Proudhon des «contradictions » 45. Le rôle du contrat «mutuelliste» est donc de concilier par laccord des libertés individuelles ces deux forces en contradiction, et de les amener à léquilibre. Par «mutuellisme», Proudhon entend un lien fondé sur léchange et lobligation «synallagmatique» autrement dit réciproque et «commutative» autrement dit équivalente des uns envers les autres 46. Selon Proudhon,
«le principe de mutualité [...] est [
] bien certainement le lien le plus fort et le plus subtil qui puisse se former entre les hommes. Ni système de gouvernement, ni communauté ou association, ni religion, ni serment, ne peuvent à la fois, en unissant aussi intimement les hommes, leur assurer pareille liberté» 47.
Faisant fond sur la liberté 48, le «principe de mutualité», qui soppose à la notion de communauté, indique un rapport de réciprocité, déchange et de
justice 49. Alors que la communauté repose sur un système hiérarchique centralisé qui implique la subordination des individus, la mutualité, par son système déquilibre des forces, serait, selon Proudhon, le seul système qui garantisse la liberté :
«Pour que le contrat politique remplisse la condition [
] que suggère lidée de démocratie synallagmatique et commutative [
] ; il faut que le citoyen, en entrant dans lassociation, 1° ait autant à recevoir de lÉtat quil lui sacrifie ; 2° quil conserve toute sa liberté, sa souveraineté et son initiative, moins ce qui est relatif à lobjet spécial pour lequel le contrat est formé et dont on demande la garantie à lÉtat. Ainsi réglé et compris, le contrat politique est ce que jappelle une fédération.»50
Le contrat «mutuelliste» doit permettre de reconstruire lespace social et de préserver légalité à chaque niveau. Il constitue la solution finale à laquelle Proudhon parvient au terme de sa recherche et soppose à la position initialement soutenue.
À lépoque de la rédaction du Cours déconomie 51, cest-à-dire durant sa période anarchiste, Proudhon avait défendu une conception transcendante de la justice 52 et de la morale 53. Cest la société qui est pour lhomme la source du droit et de la morale, ou, pour reprendre un terme souvent utilisé par Proudhon, qui «révèle» à lhomme ce quest le droit et la morale, révélation qui a lieu sans la moindre participation de lindividu, «spontanément», selon lui :
«La raison collective 54 est lensemble des idées quengendre spontanément, comme expression de sa nature, le groupe social, par sa formation, son action, son développement, sa préservation, sa tendance à la perfection et au bien-être. Ces idées sont sucs de lindividu, à qui elles se révèlent au fur et à mesure des progrès du groupe, mais elles ne viennent pas de lui ; il ne les possède point a priori ; il est par lui-même incapable de les produire.»55
Cette thèse du primat du collectif sur lindividu, qui apparaît à plusieurs reprises dans le Cours, est spécifiquement rapportée à la morale 56, à la justice 57 et au droit :
«Le droit est lidée propre de lhomme collectif qui est infuse à chacun de nous par notre communion avec lui, notre obligation vient de là. Nous sommes
individu, et partie dun individu supérieur dont les lois déterminent les nôtres,
cest-à-dire nous obligent, ni plus ni moins que les lois de notre propre être. » 58
La thèse de la transcendance de la morale qui saffirme dans les écrits de cette époque conduit toutefois Proudhon à une aporie. La difficulté dont il prend au demeurant lui-même conscience est la suivante : si la morale et la justice sont fondées sur la société, comme la société évolue, Proudhon en arrive à affirmer quil nexiste pas de vérité, que tout est fluctuant, même le droit. «Le droit dans lhumanité est essentiellement mobile et variable» 59, écrit-il. Par conséquent, cest son système entier qui est menacé de dissolution historiciste. La thèse héraclitéenne dune pensée de pur devenir, non finalisée 60, et le relativisme moral qui en est induit ne correspondent pas aux convictions intimes de Proudhon. Comment en effet concevoir la liberté, la souveraineté de lindividu, si son idéal moral ne signifie rien dautre quune conformation à la volonté collective. Si lhomme nest pas «le sujet de la justice», la morale lui est extérieure. Proudhon formule la même remarque à propos du droit. Une fondation du droit hors de lhomme nie la liberté, dans la mesure où lhomme ne serait pas auteur mais simple instrument de lhistoire. «Poser le principe du droit en dehors du sujet humain» est contraire à la liberté, note-t-il dans la Justice. Un système affirmant une telle transcendance de la morale et du droit par rapport à lêtre humain prive lindividu de toute responsabilité :
«Dans ce système, lindividu na pas dexistence juridique ; il nest rien par lui-même ; il ne peut invoquer de droits, il na que des devoirs. La société le produit comme son expression [
], il lui doit tout, elle ne lui doit rien.»61
Proudhon se voit dans lobligation dapporter une importante correction à son système ; il en vient même à opérer une véritable révolution, inversant le rapport entre lobjectif et le subjectif 62. Dès la Justice, «morale», «justice » et « droit» ont leur fondement dans la conscience, et la société devient un produit de lhomme. Avec la Justice, laccent est mis sur la liberté et sur la responsabilité humaine dans le cours des événements. Le droit nest plus subi 63, cela signifie que lordre juridique nest plus imposé de lextérieur, mais quil repose sur une convention ou un accord, auquel chacun doit librement souscrire. Destituée de son précédent pouvoir, la société change de nature. Elle est désormais censée être une structure non hiérarchisée regroupant des individualités autonomes et souveraines, acceptant librement dy adhérer.
«Le peuple nest autre chose que lunion organique de volontés individuelles libres et souveraines qui peuvent et doivent se concerter, mais nabdiquer jamais.»64
Lordre juridique réglant la vie communautaire repose dès lors sur la reconnaissance des droits et devoirs mutuels de ses membres, une telle reconnaissance ne pouvant être le fait que de la liberté.
«Il ny a dautorité légitime que celle qui est librement subie, comme il ny a de communauté utile et juste que celle à laquelle lindividu donne son consentement.»65
À quelle condition le droit doit-il répondre pour que lindividu accepte librement dy souscrire? La réponse de Proudhon est claire : il sagit de la prise en compte des intérêts individuels. Le pacte ne pourra être réalisé quavec ladoption dun modèle prenant en compte les intérêts de chacun :
«Cest dans lharmonie [des] intérêts [des volontés individuelles, libres et souveraines composant le peuple] que cette union doit être recherchée. »66
Ainsi revu, le contrat social devient un pacte dintérêts, la communauté la plus juste et la plus utile, la communauté mutuelliste, étant celle capable doptimiser ce calcul dintérêts. Le droit, légitimé par ladhésion de tous les individus sur la base dun tel calcul dintérêts, se voit dès lors imparti pour tâche de maintenir cette «harmonie dintérêts» sur laquelle repose la cohésion sociale, soit dassurer la «protection des intérêts individuels et de la liberté» 67. Le droit devient ainsi le garant de la liberté 68. Mais comme lensemble de lordre juridique repose sur la liberté, il peut se présenter des cas de dérive. Pour remédier aux abus, Proudhon admet lexistence dun droit de contrainte, définissant un droit dintervention de la société :
«La liberté, cest le droit qui appartient à lhomme duser de ses facultés comme il lui plaît. Ce droit ne va pas sans doute jusquà celui dabuser. [...] Tant que lhomme nabuse que contre lui-même, la société na pas le droit dintervenir ; si elle intervient, elle abuse.»69
Et cest précisément à lÉtat 70 que revient le rôle de gardien de léquilibre, comme nous venons de le voir.
En résumé, une importante révolution sopère au fil de la production proudhonienne dans la conception du droit et de la morale. À une conception transcendante plaçant le fondement de ces deux disciplines dans lêtre collectif, succède une conception immanente faisant de la conscience leur unique source. Cette évolution remarquable sexplique par le souci de Proudhon de sauvegarder le système de la liberté menacé par la dissolution historiciste et le relativisme moral induit par sa position initiale. À partir de la Justice, suite au réajustement de la théorie dialectique, il nest plus question de suppression de lÉtat.
Bien plus, ce dernier devient un instrument indispensable à léquilibre social. Transformée par lidée de justice 71, la force autoritaire propre au gouvernement est renversée et mise au service des intérêts de la liberté. La fédération proudhonienne devient ainsi un compromis entre lanarchisme et létatisme. Dans les publications qui suivent la Justice, la nécessité de lÉtat est confirmée. Proudhon sattarde cependant peu sur la signification quil lui accorde. Cest lopuscule la Théorie de limpôt 72 qui définit encore le plus clairement les attributions de lÉtat 73. Proudhon y défend entre autres lidée que le rôle de lÉtat est de protéger les libertés fondées sur la reconnaissance des droits de lhomme 74. Cest à létude des attributions de lÉtat que sera consacrée la dernière partie de cet article.
2. Les attributions de lÉtat dans la solution fédéraliste
Nous savons par le Principe fédératif que lÉtat nexiste que par la libre volonté des citoyens qui le composent. Il nest donc plus opposé à la société, puisquil en devient lexpression. Son domaine est désormais celui de lintérêt public ; ce service est dailleurs monnayé ; en effet, Proudhon nest pas opposé au prélèvement dun impôt, pour autant que cet argent serve à la collectivité.75
Les compétences de lÉtat sont même étendues puisque, sur le plan intérieur, celui-ci gère tout ce qui relève du respect de la loi 76 et de lorganisation des services publics 77 (entre autres la gestion des fonds publics, linstruction publique, la sécurité sociale et une médecine sociale).
Cette affirmation du rôle de lÉtat va de pair avec la mise en place dun système visant à éviter toute centralisation :
«Toutes mes vues politiques se réduisent à une formule semblable : Fédération politique ou Décentralisation.»78
La clé de léquilibre à atteindre réside selon Proudhon dans le morcellement en petits groupes autonomes 79. Il est indispensable de multiplier les corps intermédiaires.
Le fédéralisme est compris comme une forme de droit public, caractérisé par le partage des pouvoirs entre les entités fédérées, la juste répartition des tâches visant à la préservation de lunité dans la diversité. Grâce à une telle répartition équilibrée du pouvoir à lintérieur dun État, le principe de la fédération ferait obstacle à toute appropriation du pouvoir politique, que se soit par un groupe de dirigeants ou un chef dÉtat.
Cette conception fédéraliste ne concerne pas uniquement le plan des affaires intérieures, mais est appliquée également aux relations internationales. Lidée est de former une confédération 80 de petits États ; en effet, la formation de grands États conduirait presque inévitablement à une centralisation du pouvoir, incompatible aux yeux de Proudhon, avec la liberté. Cest la raison pour laquelle il nest pas favorable à une fédération unique sur le plan international.
«Lidée dune confédération universelle est contradictoire [
]. LEurope serait encore trop grande pour une
confédération unique : elle ne pourrait former quune confédération de confédérations.»81
Faisant allusion à lItalie et à la Pologne, Proudhon montre que la formation de grands États à tendance nationaliste constitue un danger pour la paix. La solution résiderait en leur morcellement en petites entités.
«Il a été parlé maintes fois, parmi les démocrates de France, dune confédération européenne, en dautres termes, des États-Unis de lEurope. Sous cette désignation, on ne paraît pas avoir jamais compris autre chose quune alliance de tous les États, grands et petits, existant actuellement en Europe, sous la présidence permanente dun Congrès. Il est sous-entendu que chaque État conserverait la forme de gouvernement qui lui conviendrait le mieux. Or chaque État disposant dans le Congrès dun nombre de voix proportionnel à sa population et à son territoire, les petits États se trouveraient bientôt, dans cette prétendue confédération, inféodés aux grands [
] ; une semblable fédération ne serait donc quun piège ou naurait aucun sens. »82
Si les groupements de taille modeste sont la solution pour préserver la liberté individuelle, Proudhon ne précise pas leur taille idéale, leur degré dautonomie, ainsi que les liens qui les unissent à dautres groupes équivalents. Il met simplement laccent sur la nécessité de maillons intermédiaires, permettant de conserver les particularismes.
3. Conclusion
On peut noter dans luvre de Proudhon des affirmations contradictoires sur le rôle de lÉtat. Ces différences ne sont pas le fait dincohérences de sa part, mais dune profonde évolution de ses vues, le conduisant dune position anarchiste, déniant toute légitimité à
lÉtat, à une position fédéraliste, faisant de lautorité étatique lune des conditions nécessaires à la vie en société.
Ce changement dorientation est la traduction sur le plan politique de deux modifications majeures intervenues dans les soubassements théoriques de la pensée proudhonienne, touchant respectivement au statut de lantinomie et au statut du droit. Dès lors 1) quà la lumière des derniers développements de la théorie dialectique, toutes les forces en opposition sont déclarées à égal titre nécessaires à léquilibre social, lÉtat se voit imparti dans la solution fédéraliste un rôle de modérateur, visant à maintenir léquilibre entre les différents acteurs du champ social, soit à empêcher les déséquilibres qui naîtraient de laccroissement unilatéral de lun deux ; 2) que lordre juridique nest plus imposé de lextérieur, mais repose sur une libre adhésion et fait ainsi intervenir la liberté, lÉtat, dans la solution fédéraliste, devient le garant dun droit de contrainte quil convient dinstaurer pour mettre chacun à labri des possibles mésusages de la liberté. Chargé de faire respecter les libertés individuelles fondées sur la reconnaissance des droits de lhomme, lÉtat est désormais au service de lintérêt public.