Giulia Bonacci
Remapping Ethiopia. Socialism and After
James, Wendy, Donham, Donald L., Kurimoto, Eisi & Triulzi, Alessandro (eds.), Oxford, James Currey ; Athens, Ohio University Press ; Addis-Abeba, Addis Ababa University Press, 2002, 320 p.
(Cahiers d'études africaines, 181, 2006)

            En 1986, l’ouvrage collectif The Southern Marches of Imperial Ethiopia1 avait discuté la conceptualisation de l’État éthiopien sur le modèle centre-périphérie(s), en s’appuyant sur une lecture historique de la construction du centre, puis sur des études de cas dans les périphéries septentrionales. Cette vision d'« en bas » avait présenté les dynamiques d’incorporation foncière, de subordination sociale et d’extraction des ressources grâce auxquelles l’ancien régime avait établi sa domination politique et culturelle. C’est donc une suite bienvenue qui est proposée avec Remapping Ethiopia. Socialism and After. La hiérarchie des centres administratifs, le tracé des frontières provinciales et les modes de communication ont été reformulés d’abord par la révolution de 1974 et le gouvernement militaire appelé Derg, puis par le changement de régime de 1991 et l’établissement d’une république fédérale éthiopienne sur des bases ethniques. De plus, la transformation de l’espace national redessiné sans l’Érythrée et la croissante population éthiopienne expatriée ont contribué à créer un cadre largement interactif et globalisé, comme l’indique Donald L. Donham en introduction. C’est pourquoi l’usage du concept de « cartographie » de l’Éthiopie semble particulièrement pertinent. Il signifie ici le procédé selon lequel un État dessine et désigne les communautés locales afin de pouvoir les intégrer à une architecture administrative nationale. L’État fixe les modes relationnels au sein de son espace national et reformule ainsi les structures du pouvoir. Cette métaphore cartographique renvoie alors à l’effort des sciences sociales pour redéfinir leurs outils et champs d’investigation, en prenant en compte des sources hier considérées comme marginales (mémoire locale, histoire orale, pratiques sociales sédimentaires) et en s’attachant aux transformations sociopolitiques dans un cadre géographique qui soit simultanément local et global.
            Remapping Ethiopia comporte quatre parties de longueur inégale, dans lesquelles se distribuent les quinze articles constituant l’ouvrage. La première partie ne contient que la contribution de Christopher Clapham, qui introduit avec pertinence le cadre politique éthiopien à travers les projets subséquents de contrôle de l’espace national. Il reprend la typologie des périphéries proposée dans Southern Marches pour présenter une construction spatiale de l’ancien régime, à laquelle il ajoute plusieurs paramètres sociaux (religion) et économiques (production agricole, export et subsistance). L’Éthiopie révolutionnaire est alors définie par le projet d'« encadrement » du gouvernement militaire, compris comme une instrumentalisation encore plus intensive de la relation centre-périphérie, qui, une fois poussée au-delà de ses propres limites, a laissé la place à un processus inversé de construction nationale. C’est dans ce cadre historique que les nouvelles politiques de l’espace post-1991 sont étudiées et que les innovations étatiques sont discutées. L’ouvrage rend compte des questions relatives à la construction de l’État sur la base des « nationalités » et à la reformulation politique des identités. Tout en insistant sur le glissement d’une conceptualisation centre-périphérie vers des interactions fluides et ambivalentes qui marquent les vingt-cinq dernières années, C. Clapham souligne néanmoins la fragilité constitutive des relations entre l’Éthiopie et les différentes unités qui la constituent.
            La deuxième partie de l’ouvrage revient sur les projets de l’État socialiste, et six articles offrent d’intéressantes perspectives sur les anciennes périphéries de l’État éthiopien mais aussi sur les populations paysannes au cœur de son centre historique. Ces études complémentaires illustrent des relations centre-périphérie qui ne sont plus seulement comprises comme reflétant une distance géographique ou ethnique, mais plutôt comme représentatives de la structure et de la distribution du pouvoir politique. Tadesse Wolde étudie les stratégies d’adaptation aux nouvelles institutions (notamment les Peasant Associations, plus petites unités rurales) et leur instrumentalisation par les Hor. Dans le même État régional, Southern Nations, Nationalities and Peoples (snnp), Alexander Naty propose une vision différente des Aari, qui sont passés d’une euphorie révolutionnaire formulée parfois violemment à une opposition silencieuse vis-à-vis de l’État socialiste. Bien que proche de l’ancien centre, le Nord Shewa en était néanmoins isolé par son manque d’infrastructure. Ahmed Hassan Omer étudie l’ambivalence avec laquelle la paysannerie y a accueilli la révolution et les premières réformes (zemecha, nationalisation foncière), ainsi que les marques sociales laissées par la « terreur rouge » et l’exhaustion des ressources. L’ouverture sur le Tigray, proposée par Jenny Hammond, inverse les espaces en présentant un centre qui serait rural et agraire et des périphéries urbaines où les villes deviennent des espaces frontaliers. Un des grands projets de l’État socialiste, la villagisation, est examiné par Taddesse Berisso auprès des Oromo Guji et par Alula Pankhurst au Wellegga. Tous deux dressent un bilan critique de la volonté politique derrière la création de ces villages qui ont à la fois drainé les populations rurales et transformé le tissu social.
            Les années post-1991 et le régime de l’Ethiopian People’s Revolutionary Democratic Front (eprdf) sont abordés dans la troisième partie de l’ouvrage à travers six articles consacrés aux régions du sud et sud-ouest éthiopien, excepté le dernier qui traite de Gondar. Jon G. Abbink présente les interactions entre le centre politique éthiopien et les Surma, un groupe d’agropastoralistes. D’abord une minorité peu connue, leur adaptation questionne la façon dont des individus en viennent à représenter un groupe dans l’arène politique nationale. Cette évolution, selon Hiroshi Matsuda, se retrouve chez les Muguji ; la nouvelle reconnaissance ethnique leur a permis de s’insérer dans le commerce régional des armes. Le passage des touristes et la percée des églises chrétiennes auprès des Majangir sont présentés par Ren’ya Sato comme des influences reformulant les identités locales et leurs relations politiques avec le pouvoir central. La fédéralisation promue par le gouvernement a eu un réel impact dans le pays konso. Elizabeth Watson retrace ainsi les ambiguïtés de la standardisation de la langue des Konso et de leur appropriation des structures gouvernantes locales. C’est également un portrait contrasté qu’Eisei Kurimoto dresse des Anywaa, dont les mémoires masculines et féminines dessinent un panorama local et ethnique de plus en plus fragmenté. Cressida Marcus, de son côté, revient sur la centralité sociale de l’Église orthodoxe à Gondar, autour de laquelle s’est construite une silencieuse résistance aux changements induits par le nouveau régime. Le projet d'« encadrement » du Derg ayant été rejeté au niveau national, l’étude des années 1990 montre l’expansion des discours sur les droits des minorités nationales et les transformations rapides qui n’ont cessé de reformuler des espaces sociaux à la fois cristallisés autour des appartenances ethniques et étendus bien au-delà des frontières nationales.
            La dernière partie de l’ouvrage, relativement courte, propose une vision de l’extérieur, depuis le Soudan et l’espace diasporique. Wendy James présente le sort de quelques villes et populations réparties autour de la frontière soudanaise, recartographiées par les convulsions de l’État éthiopien post-1974. D’un environnement relativement calme et harmonieux, ces villes-frontières sont devenues des enjeux militaires et les sites d’un transit constant de différentes populations. L’avènement et le déclin de l’État socialiste ont été largement responsables de la discontinuité sociale et des transformations radicales qui y ont pris place. Le dernier chapitre, par Alessandro Triulzi, est une présentation claire et concise des enjeux auxquels l’historiographie éthiopienne est aujourd’hui confrontée. Repenser la relation entre centre et périphéries demande en effet de trouver de nouveaux paradigmes, entre un modèle révolu d’attachement à l’étude du centre éthiopien (étatique, amhara/tigréen, chrétien) et un modèle émergent de réécriture sur des lignes ethnonationales, souvent entretenu par des historiens dans la diaspora éthiopienne. A. Triulzi défend une recherche comparative et originale, qui aurait le souci de redresser les anciennes narrations centralisées tout en se préservant des motivations politiques ou idéologiques. C’est un défi finalement bien relevé par cet ouvrage collectif. Les géographies sociales et politiques de l’Éthiopie y sont suivies scrupuleusement, dans un cadre qui articule à la fois la voix des « gens ordinaires » et leurs environnements régionaux et internationaux. Sans céder au risque de la fragmentation, ces travaux contribuent à une cartographie de l’espace national et de ses structures de pouvoir, et invitent l’historiographie éthiopienne à dialoguer avec une littérature « postcoloniale » et partager une praxis insoumise et non affiliée qui puisse modeler l’image d’un futur au continent africain.



Notes
1. D. L. Donham & J. Wendy (eds.), The Southern Marches of Imperial Ethiopia : Essays in History and Social Anthropology, London, Cambridge University Press, 1986.