Jean-Luc Jamard

Mythes et techniques, ou l’origine des manières de faire
Avant-propos

(Techniques et culture, n°43-44, décembre 2004)

            Le mythe fut sans doute, avec les systèmes de parenté, thème de prédilection pour l’ethnologie classique et reste, comme ces derniers, un objet fort goûté dans nos disciplines. C’est légitime, c’est souvent fructueux. Il n’empêche, nulle anthropologie générale, aucune théorie de l’Homme social ne peut faire l’impasse sur l’étude des techniques, sans égard pour la démarcation variable —quand elle existe— assignée à celles-ci, dans l’ensemble de leur culture, par les populations des sociétés que nous mettons en perspective, la nôtre comprise. Entre autres raisons parce que toutes, seraient-ce les plus exotiques, admettent, au principe de leurs conduites même les plus banales, quelques postulats d’efficience pratique, fort importants à leurs yeux.
            Entendons-nous. Le mythique versus le technique : nous n’imaginons pas ces choses-là, non, c’est simplement notre attention qui leur est accordée. Comme, du reste, sur la ligne de départ, nos distinctions à nous, lesquelles spécifient l’un et l’autre; ce qui déjà s’avère différent mais, de plus, ne préjuge nullement l’état de la question « à l’arrivée » ni ne disqualifie les catégories conceptuelles ou sémantiques-linguistiques en vigueur au loin et hier, avec leurs frontières. Des schèmes qu’il faut ranger auprès des nôtres parmi les données d’un vrai problème (ainsi le « travail » n’est-il pas toujours, lui non plus, discerné du reste des activités humaines).
            Quand se font jour de nouvelles conceptions du symbolique, de l’étude des invariants cognitifs ou des théories dites indigènes, « ethnothéories » variables, elles, selon les lieux et les temps; lorsque se ranime l’étude des croyances avec leurs gradients, mais aussi des objets matériels en réseaux, des savoir-faire, de leur transmission, de leurs avatars —jusque chez des êtres non humains—, le moment semble venu d’établir des connexions qui promettent d’enrichir ces domaines de recherche. Il ne s’agit pas de faire hâtivement de monisme vertu… Nous voulons seulement susciter des échanges, des discussions et confrontations jusqu’ici trop rares —pour commencer.
            D’où l’idée d’intégrer en un seul tenant les acquis et les novations inédites propres aux deux champs d’investigation : l’analyse mythologique, la technologie culturelle. Un seul tenant, c’est-à-dire d’abord ce volume thématique. L’idéal serait de rassembler des contributions contrastées en une série de publications de la revue Techniques & culture. Y participeraient des anthropologues, historiens, sociologues ou technologues —voire des psychologues cognitivistes, « évolutionnistes », des freudiens, etc.— férus de leurs spécialités; mais aussi des chercheurs qui, sans avoir centré de travaux sur mythes étiologiques, évhémérisme et récits d’origine, n’ont pu manquer, pendant leurs enquêtes, d’en recueillir à tout le moins certains éléments comportant quelque réponse à cette question que les humains se sont presque toujours posée : D’où procèdent les techniques ?
            Mythe, technique : lato sensu, s’entend. Pourquoi ? Notamment parce que c’est à semblable condition que le débat en tout cas sous-jacent permettra, dans l’ensemble des résultats espérés, d’en cerner des définitions plus opérantes, qui auraient validité transculturelle, à l’horizon et quitte à mettre en crise nos présupposés. Si bien qu’outre, évidemment, les acceptions retenues de longue date par les représentants sollicités de plusieurs écoles, nous n’excluons pas une réflexion sur les « mythes » issus de la littérature d’anticipation, voire du cinéma, mais aussi sur notre « mythologie populaire ». À savoir celle qui attribue telle invention, telle expérience, à tel personnage imaginé ou dont l’éponyme est en l’espèce usurpé, voire à des circonstances chimériques. (À l’exemple de ces poncifs : le sous-marin, Jules Verne et le capitaine Nemo; le mythe de Frankenstein, Pascal et la brouette à porteur, etc.; ou alors, plutôt du côté des sciences, la pomme de Newton, le benzène et les serpents rêvés par Kekule von Stradonitz, en somme l’histoire plus ou moins légendaire face à une historiographie précise et bien documentée des découvertes.) Cela, « pour voir », mais soit en fixant à ce ballon d’essai une proportion limitée, soit en préparant un volume qui serait exclusivement consacré, lui, à ces thématiques-là : L’Ethnoscience-fiction.
            Partant, quant aux techniques, il s’agit de répertorier, d’analyser les récits, les scénarios (au sens large encore), les intrigues par quoi, au sein de cultures très diverses, y compris modernes, des communautés, des personnes entendent expliquer, ces temps derniers en la présageant quelquefois, l’apparition aussi bien de savoir-faire, procédés, instruments qui rendent consommables, perfectibles ou destructibles « natures » et congénères, que d’inventions-innovations structurant le réel et l’imaginaire (réel spécial). Mais attention ! D’une part, les matières d’œuvre —terre à poterie, minerais…— sont incluses dans ce tableau comme, bien sûr, les constructions et faits attenants : systèmes de mythes, religions, environnements, systèmes sociaux, systèmes techniques; et gardons-nous d’oublier, à cet égard, que Claude Lévi-Strauss a montré en quoi les mythes, souvent, contredisent l’organisation sociale dont procèdent leurs narrateurs, quelquefois en se rapportant à celles de populations voisines. D’autre part, indispensable contre-épreuve, il convient de s’interroger sur l’absence éventuelle, dans quelques sociétés, de mythes relatifs aux techniques, ainsi chez certains Indiens du Nouveau Monde tropical; quand cette lacune est avérée, à quelle conception des choses renvoie-t-elle localement ? Question dont la pertinence se redouble pour qui estime qu’une fonction, entre autres, du mythe étiologique consiste à rendre compte du passage de la nature à la culture ou de la naissance d’une culture propre à notre espèce (car dans les cosmovisions, des animaux sont parfois, eux aussi, « cultivés »). En effet, si c’est le cas, alors le don, le vol ou la découverte de techniques devraient constituer un événement clé des histoires expliquant comment certains êtres devinrent pleinement humains —voir évidemment l’occurrence décisive, souvent inaugurale, que constitue en cela l’obtention du feu dans des récits qui sont légion ailleurs ou jadis.
            Pour le moment, nous en sommes à la première étape de la réalisation du projet. Aussi avons-nous choisi, à ce stade initial, de faire flèche de tout bois. Espérons qu’une fois parcourues les phases suivantes, nous saurons de quelles essences faire meilleur feu. En tout cas, les pistes ouvertes de la sorte sont déjà multiples.
            Les mythes, certes Claude Lévi-Strauss l’écrit-il dans ses Mythologiques et la formule est célèbre, « […] signifient l’esprit, qui les élabore au moyen du monde dont il fait lui-même partie. Ainsi peuvent être simultanément engendrés, les mythes eux-mêmes par l’esprit qui les cause, et par les mythes, une image du monde déjà inscrite dans l’architecture de l’esprit » (Lévi-Strauss 1964 : 346, mes italiques). Voilà qui dénote avec une belle économie de moyens la caution épistémologique —voire la philosophie d’arrière-plan— de leur analyse structurale.
            Mais beaucoup moins cité me semble ceci, que pourtant le même auteur a précisé plus tard et dont la validité excède, sur le fond, le strict domaine du structuralisme.
« [...] l’analyse structurale peut légitimement s’appliquer à des mythes issus de la tradition collective et à des ouvrages d’un seul auteur, car le programme ici et là sera le même : expliquer structuralement ce qui peut l’être et qui n’est jamais tout; pour le reste, s’employer à saisir, tantôt plus et tantôt moins, un autre genre de déterminisme qu’il faudra chercher aux niveaux statistique ou sociologique : ceux qui relèvent de l’histoire personnelle, de la société ou du milieu.» (Lévi-Strauss 1971 : 560, mes italiques)
            D’ailleurs, même quand « les mythes signifient l’esprit », c’est que leur examen a dû composer avec certaines astreintes qui, trop négligées, pourraient conduire à un excès de généralité :
            « L’analyse structurale des mythes instruit [...] de deux façons. D’abord chaque mythologie locale, confrontée à une histoire et à un milieu écologique donnés, nous apprend beaucoup sur la société dont elle provient, expose ses ressorts, éclaire le fonctionnement, le sens et l’origine des croyances et de coutumes... [...] À une condition toutefois : ne jamais se couper des faits. [...] on renoncera à entreprendre l’analyse structurale des mythes d’une société si l’on ne dispose pas d’un contexte ethnographique, ou en tout cas indépendant des mythes eux-mêmes [...]. Toutefois, quand la comparaison de mythes relevant d’un ensemble de cultures particulières, même circonscrites à une aire géographique et à une période de l’histoire, risque de devenir trop générale, rien n’est perdu, mais à la condition d’être conscient que ce mouvement réduit progressivement la pensée mythique à sa forme. Il n’est plus question de savoir ce que les mythes disent, mais de comprendre comment ils disent, même si, saisis à ce niveau, ils disent de moins en moins. On attendra alors de l’analyse structurale qu’elle éclaire le fonctionnement —à l’état pur, pourrait-on dire— d’un esprit qui, en émettant un discours vide et parce qu’il n’a rien d’autre à offrir, dévoile et met à nu le mécanisme de ses opérations. » (Lévi-Strauss 1991 : 253-255)
            J’en déduirai et y ajouterai ce qui suit. L’analyse structurale, selon qu’elle met à profit l’histoire et l’ethnographie tout en les informant, ou que celles-ci lui font défaut, balancera entre un « pourquoi » particulier interrogeant le contenu d’un récit en même temps que celui d’une culture, et un « comment » général quant à une forme dont il est loisible, en ultime ressort, de déceler des invariants sous les variations (why-question, how-question, diraient les anglophones). Le second questionnement, tout en cherchant à les corroborer, s’appuie sur des conjectures d’usage universel à l’échelle du genre humain (et au-delà, à celle de toute réalité ?), lesquelles ont à la fois tenu lieu d’hypothèse de travail. En revanche, le premier incrimine des « causes locales » d’une signification. Mais celle-ci ne saurait s’assimiler à un simple reflet du réel non mythique, serait-ce à son anamorphose dans un miroir courbe. Elle doit, à mon sens, se comprendre autrement, que l’on soit ou non structuraliste : c’est l’expression des contraintes réciproques de différents registres (matériels, idéels…) d’une culture donnée ou d’un groupe de cultures, expression distinctive de ce qui est concevable, dicible et même « faisable » au sein de pareil contexte1. Or, compte tenu des remarques qui ont ouvert cette présentation, la prise en considération de la gamme des techniques est un des réquisits de toute anthropologie générale en construction, y pénétrerait-on par l’entrée du mythe.
            Le lecteur verra plus avant, dans la rubrique « Retour aux sources », comment Cl. Lévi-Strauss, sur ce plan, a su jouer en virtuose des deux procédés évoqués ci-dessus, en l’occurrence quant au thème du face-à-face entre poterie et four-de-terre, outre que selon sa méthode propre, le sens y est fonction des connexions et transformations reliant plusieurs mythes amérindiens de provenances diverses. Mais les articles de ce volume (à une exception près, peut-être) n’ont de rapport avec le texte réédité du maître structuraliste qu’en ce qu’ils fournissent la matière d’une interrogation, point de départ du premier procédé, sur la relation problématique de tel discours mythique avec telle culture, du moins avec cette région du culturel : le matériel et le « technique »; un rapport que l’on peut faire passer par nombre de médiations ou de transformations. Rien qui relève strictement de l’analyse structurale lévi-straussienne dans les pages que l’on va lire (sauf évidemment dans le texte qu’a signé l’auteur des Mythologiques).
            Toutefois, celle-ci n’est pas la seule à naviguer du générique au relativement particulier, et ce dans l’explicite. Constatons-le dès maintenant.
            L’inspiration psychanalytique entraîne parfois l’anthropologue cossard à interpréter a priori, en direct, en recourant sans détours aux universaux que fixe la théorie, nombre d’observables mis en parallèle —alors toutes les différences entre ceux-ci sont arasées ou dispensées d’explication distinctive, si besoin par la grâce des toujours dociles hypothèse ad hoc. (Il est du reste bien d’autres démarches anthropologiques, y compris structuralistes, auxquelles on pourrait, mutatis mutandis, faire pareil grief.) Mais dans les meilleurs cas, la référence aux concepts freudiens ne grève nullement le travail comparatiste; elle le dote au contraire d’une pertinence originale : c’est ce que démontre ici l’article de Bernard Juillerat. Celui-ci, en ethnologue avant tout, se garde d’éluder le problème des spécificités partielles —d’autant que sa perspective est critique envers certaines idées de Freud et de Jung— quand il confronte dans cet esprit les dissemblances, dont les mythes se font l’écho, entre les interdits d’où procède l’acquisition de techniques, respectivement en Papouasie Nouvelle-Guinée et en Polynésie.
            Avant de poursuivre l’évocation des textes à venir, voici deux remarques sur le pas qui vient d’être franchi, sans transition, du non-conscient structural à l’inconscient de type freudien. En premier lieu, les choix de faire fond sur l’un ou l’autre, et qu’il s’agisse de mythes « technogoniques » n’y change rien, ces choix, avec les résultats qui en découlent, ne sauraient s’invalider mutuellement. Car ils construisent des faits non commensurables; or des interprétations incompatibles ou antagoniques seraient forcément commensurables (voyez l’exemple des conceptions lévi-straussienne et sperberienne du symbolisme, notion d’importance pour l’étude des mythes). C’est justement parce qu’au sein de nos disciplines, nombre de discours théoriques apparaissent, dans leurs principes, incommensurables, que les paradigmes, même mis en concurrence, peuvent si longtemps coexister. Car pour qu’on les reconnaisse incompatibles, encore faudrait-il que les uns ou les autres soient bel et bien commensurables : arbitrés selon les mêmes règles, parlant de « la même chose » —ou avec des lexiques intertraduisibles suivant certaines normes—, ayant en commun au moins leur cadre de référence (à l’inverse, encore une fois, de l’inconscient freudien face au non-conscient structural). En second lieu, tout phénomène social ou culturel est non pas indéterminé mais surdéterminé; du coup, ce qu’un modèle explicatif, même rigoureux, même convaincant, laisse de côté pèse autant —fût-ce autrement— que ce qui y figure.
            Doit-on en conclure que, comme le prétendait l’étrange épistémologue Paul Feyerabend, anything goes, « tout marche », tout est bon, tout se vaut, qu’il faut être hyper-éclectique, prôner l’anarchisme du savoir ? Bien sûr que non. Il est certes plus d’une demeure dans la maisonnée des ethnologues, plus d’un talent qui s’y exerce avec bonheur, y compris par l’herméneutique, voire par la sensibilité littéraire. Mais, pour les anthropologies qui briguent encore quelque scientificité, ne devrait s’admettre que la connaissance issue des hypothèses et de l’observation objectivée à travers des enchaînements de concepts. Et sur ce chapitre, lequel me paraît passible, par là même, de tous les efforts du rationalisme critique, il en va des investigations touchant les mythes comme de celles qui concernent les autres domaines d’objets propres aux sciences sociales (ainsi le technique), ni plus ni moins. Alors comment jauger les approches diverses que l’on range dans une telle catégorie, si la rigueur est toujours au rendez-vous ? En les évaluant à l’aune de la quantité de phéno-mènes dont elles peuvent rendre compte sans trop multiplier les entités explicatives.
            À cet égard, la contribution de Pierre Bonte à notre volume illustre l’ampleur du champ qu’est capable de couvrir le seul concept de « fétichisme », au sens (réduction illusoire d’un rapport entre les hommes à un rapport entre des choses, réification particulière) où Marx l’appliqua au prix comme forme de la valeur, et surtout à la marchandise, puis, notamment, Lévi-Strauss à la notion de « maison » en ethnologie parentaliste. En effet, P. Bonte montre à l’envi que dans les mythes de plusieurs populations d’Afrique de l’Est, c’est le bétail qui tisse, en fait, les relations entre humains comme entre ceux-ci et le surnaturel, à l’instar des effets visés par les sacrifices. De là l’efficace d’un « fétichisme du bétail » qui détermine réellement, lui, les techniques et savoirs pastoraux.
            Passons d’emblée au texte de Gilles Tétart, car nous y retrouverons le rôle mythique des bovins et la veine de leur sacrifice sanglant; mais la teneur en est bien différente. Si l’on en croit le mythe de la « Bougonie », un fils d’Apollon, Aristée l’apiculteur, maître des abeilles domestiques et qui se trouve à l’origine de plus d’une technique, laisse pourrir des bœufs qu’il a immolés, afin que de leurs entrailles renaissent les essaims qu’il a perdus… De cette intrigue, l’auteur livre une analyse qui emprunte par quelque côté à la méthode structuraliste (c’est l’exception annoncée plus haut). Mais d’autre part, il pose que « …même rêvée, l’action sur la matière constitue un moyen efficace de produire de la valeur sociale, celle-ci étant à son tour le vecteur d’une action sur soi » (on verra pourquoi).
            L’étude comparative des actions sur la matière, y compris sur soi ou d’autres êtres vivants, fait l’objet insigne —ce n’est pas le seul, loin s’en faut— de la technologie culturelle la plus classique… Champ d’investigations touchant le matériel qu’une pléiade de chercheurs, notamment français, ont défini et fait fructifier sans du tout l’épuiser. Il convient de le rappeler aujourd’hui encore, quand c’est plutôt à l’idéel pour lui-même que l’on réserve les beaux rôles dans bien des quartiers de notre cité savante —toujours font loi les charmes du ciel des idées, du religieux, du mythe, du rite. Mais justement, si la Technologie, i.e. l’étude du technique, constitue un registre inéludable de la théorie anthropologique générale (je le suggérais plus haut) ou de l’outillage d’une compréhension satisfaisante de telle culture particulière, c’est, pour le moins, autant comme voie d’accès aux invariants cognitifs, aux logiques sociales, aux rituels et aux divers systèmes de pensée qu’en raison soit d’un souci d’exhaustivité, soit d’un parti pris, disons pour faire bref, matérialiste.
            Il n’est que de lire l’article de Pierre Lemonnier pour s’en convaincre pièces en main. Son étude de cas détaillée porte sur des mythes racontés en Papouasie Nouvelle-Guinée, lesquels récits retracent les origines des tambours cérémoniels tout en exposant, presque en termes de chaîne opératoire, leur mode de fabrication. Or ces narrations, grâce à leur contenu technique, apportent à l’ethnologue l’intelligence de certaines théories vernaculaires du monde, et de schèmes d’organisation sociale qu’on ne saurait comprendre autrement. D’où, ici, l’idée d’un tissu serré qui enchevêtre mythes, techniques et rituels.
            Que des mythes « parlent technique » de façon manifeste ou plus tacite est le banal présupposé de notre thématique : il courait bien peu de risques d’invalidation… N’allons pas forcément croire, néanmoins, que c’est le cas de tous ou presque tous les récits mythiques issus de telle ou telle société, comme l’ont pensé de très rares auteurs qui en traquent le sens sans craindre la surinterprétation2. Mais au fait, quelles sont les limites de ce technique —et celles du mythe ? Pas de questions embarrassantes, au moins pas pour l’instant… Cependant, il faut déjà s’entendre a minima sur la première. Un exemple, l’écriture peut-elle faire l’objet de la technologie ? Bien sûr : si l’on veut. Il y a des techniques de l’intellect (comme l’informatique). Et que d’aucuns ne s’exclament pas : Si tout s’avère technique en droit, rien ne le reste en fait ! —c’est hors sujet. Car la « simple » écriture, ses supports matériels, où les situer ? Influent-ils, oui ou non, sur les opérations de la pensée, de la mémoire, sur l’organisation sociale ? (Voir évidemment Goody 1979; quant à l’imprimerie, Elizabeth Eisenstein, 1991, en fit ressortir le rôle, majeur dès sa diffusion —qui accrut copieusement la possibilité de confronter et, partant, de critiquer, les écrits ou autres documents, in extenso—, dans la révolution scientifique copernicienne-galiléenne; plus : dans la dynamique de la Renaissance.)
            Mais la monnaie ? On a pu soutenir que les intrigues des grands mythes de l’Antiquité grecque et proche- ou moyen-orientale, avec leurs protagonistes, renvoient, parmi d’autres rôles techno-économiques, à la fonction monétaire, à ses vecteurs physiques, métalliques ou non (cf. Silver 1992). Là-dessus, Clarisse Herrenschmidt fait coup double dans notre revue, quoique sous un autre angle : elle rapproche d’abord la naissance de l’écriture en Iran et en Mésopotamie de celle de la monnaie frappée en Ionie et en Lydie, laquelle était marquée, au départ, d’une graphie géométrique des nombres; puis sont décryptés les rapports de cet objet technique avec Artémis et son culte, ainsi qu’avec d’autres personnages —victimes de la déesse.
            Cependant, même si l’on reconnaît au champ du technique l’extension que je lui donne, il n’est pas toujours aisé de le mettre en rapport avec des mythes d’origine. Tout bien pesé, peu importe d’ailleurs si certains de nos auteurs ne s’en sont pas strictement tenus à cette demande préférentielle de récits étiologiques. Mais, parmi eux, Laurent Dousset illustre dans son texte la singulière difficulté d’analyser en ces termes —histoires portant sur la genèse tant des choses que des êtres vivants— la mythologie australienne du « Désert de l’Ouest ». Il est le seul, avant d’exposer sa propre conception, à interroger pareil embarras… Question d’objet particulier, ou de point de vue personnel ? Aux lecteurs de juger.
            Les articles dont l’énumération des thèmes va suivre maintenant relèvent d’acceptions ou de traitements encore différents de la notion de « mythe », quoique... Voyons cela.
            Jean-Pierre Digard le rappelle à juste titre, l’image des Indiens d’Amérique du Nord (tous cavaliers !!!) propre à une certaine vulgate contemporaine New Age est bien du ressort du mythe, si l’on entend par là des représentations fallacieuses ou en tout cas simplistes du réel historique dictées par certaine idéologie. Or sa force converge avec l’aspiration à de nouveaux rapports entre l’homme et l’animal pour activer les techniques en vogue de l’équitation « éthologique » —et voilà le cheval qui tend à devenir animal de compagnie...
            Mais la plus noble conquête de l’homme fut aussi l’apanage local et temporaire de la femme, si l’on en croit le mythe grec des Amazones. De cette variante de la gynécocratie imaginaire, Catherine Tourre-Malen passe à la pratique technique de la « monte en amazone », marque de la ségrégation des sexes et de l’infériorité féminine, qui cessera d’être imposée vers 1930, ce dont l’auteur tire des conséquences socio-historiques. Contraste ? Un même terme connote à la fois le mythe et la conduite qui —apparemment— en inverse les significations.
            Autre forme de contraste, peut-être, rapportée par Anie Montigny : les Qatariens, tout en gardant les noms des protagonistes du mythe d’origine de la voile de bateau, ont fait de ceux-ci, avec le temps, les initiateurs de la pêche des perles dans ce contexte. Ce qui indique bien que la réactivation d’un récit sur le point de disparaître est liée à des changements, et pas seulement dans les éléments de la narration elle-même (d’autres auteurs abordent ce problème).
            Déjà nous approchons du domaine des inventions rêvées. Entrons-y de plain-pied avec, d’abord, Alexandre Marcinkowski et Jérôme Wilgaux, qui analysent certains traits du personnage d’Hephaïstos. Certes, le Boiteux est olympien, « divin ». Mais c’est au premier chef un technicien innovateur (et non un magicien faiseur de miracles); une sorte de super-ingénieur en son temps : le Klutotechnês, « L’Illustre Artisan ». On le verra révéler par ses créatures mécaniques que, dans l’imaginaire grec archaïque, technique et vivant ne s’opposent pas – leurs principes sont communs.
            Le divin forgeron, celui qui enseigna aux hommes l’art de la métallurgie : un héros de science-fiction ? Disons plutôt de « technique-fiction » en un certain sens, puisque, même s’il s’agit d’un « dieu » (mais combien de notions dissemblables traduit-on par ce mot !), c’est un être dont la nature permet qu’on lui assigne des aptitudes non pas sans limites, mais logiquement extrapolées de savoir-faire contemporains des mythes par lui habités. S’y réfracte cette idée —peut-être proto-scientifique ?— selon laquelle la vie et les artefacts doivent composer avec des contraintes physiques analogues, idée que semblent aussi illustrer les inventions de Dédale (Frontisi-Ducroux 1975). À quand la réflexion comparative qui permettrait de discerner, en deux ordres de concordances, d’« isothèmes »3, l’intervention du supra-naturel (vu comme tel à nos yeux) de celle des « super-compétences » techniques dans les récits mythiques, et de peser leurs corrélats culturels suivant les sociétés ou les époques…
            C’est là l’esprit de l’article que nous devons à François Sigaut, qui explore des thèmes littéraires dont les techniques sont constitutives. Pour celui-ci, le Dr Frankenstein, le Dr Moreau (H. G. Wells) et bien d’autres sont des « savants fous » de science-fiction4, au sein d’intrigues héritières des contes ou des mythes de tricksters (héros innovateurs finalement victimes de leur propre astuce, eux aussi), comme sans doute Dédale le fut avant la lettre; alors que Faust, par exemple, est un magicien. Il s’ensuit que l’histoire de l’imaginaire européen serait marquée par une alternance… dont on fera la découverte.
            Il reste à évoquer une série de textes qui affrontent des problèmes s’avoisinant les uns des autres, puisqu’en ressort l’idée d’évolution distinctive des mythes ou mythologies et de ruptures qui scandent leur histoire; en outre, tous concernent la relation à la mer, avec les techniques afférentes.
            Certes, « Les forces du mythe [structure stationnaire] et celles de l’histoire [devenir ouvert] tirent dans des directions opposées » (Lévi-Strauss 1984 : 155 et 157). Mais ne peut-on concevoir une histoire des mythes ? Qu’ils changent, en une sorte recréation plus ou moins constante, fût-ce par d’infimes détails, on s’en doutait (en tout cas les récits oralement retransmis, encore que pour l’écrit, il semble au moins possible d’en retracer certaines transformations passées). Moins évidents sont les moyens de les prendre sur le fait. Surtout lorsqu’on entend rapporter leurs solutions de continuité à celles qui distinguent la marche des savoir-faire en des lieux différents ou la scandent pour un même système. En certains cas privilégiés, le chercheur peut pourtant saisir les effets de l’emprunt technique, ponctuel mais radical, sur le mythe… en lequel tend à se dissoudre l’histoire5.
            Les articles de notre troisième partie s’inscrivent dans de telles perspectives. Aliette Geistdoerfer propose dans ce numéro un ample survol des genèses mythiques d’une spécialisation socio-technique, celle de marin (notamment pêcheur), selon les civilisations et la place qu’occupe la mer dans leurs cosmogonies respectives. Or, avec l’extension du judéo-christianisme, pour lequel l’univers maritime est sauvage, dangereux, chaotique, les marins-pêcheurs se ressentent de ces caractéristiques négatives aux yeux des « terriens » dont ils paraissent ainsi disjoints. La propension est inverse (traits positifs de la mer) chez les premiers.
            Jacques Ivanoff, lui, nous emmène bien loin de l’Occident, sur les côtes de la péninsule malaise, chez les Malais proprement dits et chez les Moken —ces nomades de la mer. Il s’y livre à une comparaison des facteurs techniques et symboliques qui président à l’évolution des mythes, entre autres dans leur fonction de référence identitaire, voire de production des identités. Du même coup, l’auteur examine en quoi une mythologie vivace exerce des effets conséquents sur les plans tant de l’économique que du politique.
            Enfin, Maxime Boutry, à partir de l’exemple d’un objet technique, le bateau birman, présente au lecteur le mouvement d’un système symbolique en construction. La mer était comme ignorée de la culture birmane. Mais le développement rapide et récent de la pêche et de ses techniques impose de nouveaux rapports socio-économiques. Aussi convient-il de prendre en compte les transformations des mythes et des rites dont, en portant leurs symboles, témoigne le bateau des pêcheurs l’Archipel mergui.
            Encore une façon d’approcher notre thème, pour finir : les outils, les armes, chaque dispositif technique, tout objet artificiel, sont en dernier ressort des projets, des savoir-faire, des représentations mentales objectivés. Ainsi s’avèrent-ils, en droit, tout aussi susceptibles de réfracter le fond de l’esprit —enfin, ses mécanismes, sa structure ou ses modules— que des gammes du réel mieux connues pour ce faire. À certaines conditions, vus sous un certain jour. Comme les mythes.
            N’était l’espoir d’aller plus avant que ce premier essai, je devrais déjà en recueillir bien d’autres fruits. Mieux vaut aujourd’hui en laisser la charge et, peut-être, quelque plaisir au lecteur.

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Bibliographie
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1985. « Travail et servitude dans l’imaginaire antillais. Une littérature orale en question », L’Homme 96 : 77-96.
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1955. La Chasse primitive et les mythes. Esquisse préliminaire. Pondichéry : Sri Aurobindo Ashram.

Notes de bas de page
1
Pour une illustration de cette conception, cf. Giraud & Jamard (1985).
2 Cf. Jean-Paul Weber (1955), pour qui, moyennant nombre d’analogies téméraires, les scénarios et personnages de plusieurs mythologies —notamment de celles des religions aztèque et germanique— réfèrent en dernier ressort, au-delà des interprétations « agraires » de K. Mannhardt ou de J. G. Frazer, aux techniques plus archaïques encore de la « chasse primitive » (méthodes de battue, de piégeage, etc.).
3 Voir l’application de cette notion dans les trois volumes de Mythe et épopée (Dumézil 1968-73).
4 Souvent créateurs de monstres, inventeurs (un peu comme Hephaïstos d’ailleurs, voir Marcinkowski & Wilgaux, ce volume) d’automates parfois androïdes… ou gynécoïdes. (Sur ces points, cf. aussi Breton 1995.)
5 Ainsi P. Bidou (1986) a-t-il recueilli chez des Indiens d’Amazonie un récit devenu « mythe d’origine du moteur hors-bord ».
 Jean-Luc Jamard
CNRS, UMR 5196, Techniques et culture