Jean-Pierre Kahane
Pour mettre la science au service de tous
À propos du livre Paul Langevin, Propos d’un physicien engañé, Textes présentés et annotés par Bernadette Bensaude-Vincent, Vuibert SFHST.
(Union Rationaliste, 2012).

Ce livre vient à point. Les textes qu’il rassemble s’échelonnent sur la première moitié du vingtième siècle, et ils se trouvent être d’une brûlante actualité.

Pour l’Union rationaliste, Paul Langevin est une référence constante, comme l’un de ses fondateurs, son président à l’époque de sa renaissance en 1944, et l’auteur d’articles marquants dans les Cahiers rationalistes ; c’est, de loin, l’auteur le plus cité dans le Dictionnaire rationaliste de 1964. Les rationalistes seront très intéressés à avoir accès, sous forme accessible et même attrayante, aux textes d’origine. Bernadette Bensaude-Vincent, qui présente et commente ces textes, a bénéficié de l’aide et des archives familiales de Bernard Langevin, petit-fils de Paul, que connaissent les lecteurs des Cahiers rationalistes. Elle s’est proposée de « montrer la diversité des facettes de Langevin et la complexité du personnage sans le figer dans une vignette héroïque », en donnant « priorité aux textes les plus accessibles à des lecteurs non spécialistes ». Les commentaires visent le cas échéant à « éclairer le sens et le contexte ». Je dois dire d’emblée que le propos est atteint.

Pour donner une idée du contenu, je vais me borner à quelques textes et à trois aspects : pédagogique, scientifique et politique.

Le premier texte, « l’esprit de l’enseignement scientifique », nous replonge dans les débats des années 1900, qui ont vu pour un temps l’essor en France des études scientifiques. Il s’agit d’une conférence donnée en 1904 au musée pédagogique. Langevin parle en physicien, très critique envers l’enseignement des sciences physiques. Il voudrait moins de recettes et de formules, et au contraire « des idées générales, claires et bien groupées ». Deux grandes constructions lui semblent mériter une place dans l’enseignement : la mécanique et l’atomistique. Il observe que la première a déjà largement conquis sa place, et que la seconde, qui lui paraît encore plus importante, est encore exclue de l’enseignement. Les arguments de Langevin pour introduire les atomes dans l’enseignement nous paraissent aujourd’hui irréfutables. Mais il était singulièrement en avance sur son époque. C’est seulement quelques années plus tard que les travaux de Jean Perrin, issus de la théorie du mouvement brownien d’Einstein, allaient établir de façon définitive la réalité des atomes.

Sautons à une conférence de 1933, dont le titre peut laisser penser qu’il s’agit encore d’atomistique : « La notion de corpuscules et d’atomes ». Mais tout a changé dans l’intervalle : après avoir détaillé les étapes des découvertes expérimentales, Langevin conclut : « Nous avons affaire maintenant, en ce qui concerne la matière, à quatre constituants : les électrons négatifs, les électrons positifs, les neutrons et les protons ; d’autre part, en ce qui concerne la lumière, aux photons qui représentent, en quelque sorte, un cinquième constituant de l’univers […] Nous avons dû passer, sans préparation, de ce que j’appellerai l’étage normal et familier de notre expérience ancestrale, de l’étage du macroscopique où se sont constituées les notions fondamentales qui nous ont servi jusqu’ici à représenter le monde, à des régions beaucoup plus profondes de la réalité, que le perfectionnement incessant de nos méthodes expérimentales nous permet aujourd’hui d’atteindre et d’explorer ». Évoquant les résultats paradoxaux de la mécanique quantique, qui amènent certains à condamner le déterminisme, il poursuit : « Nous avons trouvé, en découvrant le domaine intra-atomique, en pénétrant dans notre premier sous-sol, beaucoup de choses nouvelles, les électrons, les quanta, les noyaux. Nous y sommes arrivés avec les faibles lumières acquises à l’étage supérieur et un outillage mental construit principalement en vue de la mécanique. Nous avons vu, dans les électrons et dans les autres particules, une sorte d’extrapolation jusqu’à une ténuité extrême des objets auxquels nous sommes habitués. Nous avons cru pouvoir suivre, au moins par la pensée, ces objets, parler de leurs positions et de leurs mouvements. L’expérience nous répond qu’on ne peut pas connaître avec précision à la fois la position et la vitesse d’un corpuscule, que la question ainsi posée n’a pas de sens. Alors, tout de suite nous concluons : les lois de la nature comportent une indétermination fondamentale. Pourquoi ne pas admettre plutôt que notre conception corpusculaire est inadéquate, qu’il n’est pas possible de représenter le monde intra-atomique en extrapolant jusqu’à l’extrême limite notre conception macroscopique du mobile ? Du fait que la nature ne répond pas de façon précise quand nous lui posons une question concernant le mobile corpusculaire, c’est beaucoup de prétention de notre part de conclure : il n’y a pas de déterminisme dans la nature. Il est plus simple de dire : c’est que la question est mal posée, et que la nature ne connaît pas de mobile corpusculaire. » Cette longue citation, loin de résumer la conférence de Langevin, en donne néanmoins la saveur.

Sur l’action politique de Langevin le livre contient des inédits, trois discours sur la guerre d’Espagne, et un texte court sur la science et la paix, publié en 1946. Il contient notamment la traduction par Langevin d’une superbe mise en garde du physicien anglais Bernal sur la relation entre science et société, et la célèbre péroraison : « Il faut donc qu’à l’effort de construire la science nous joignions celui de la rendre accessible, de sorte que l’humanité poursuive sa marche en formation serrée, sans avant-garde perdue ni arrière-garde traînante » . Il faudrait tout citer, et de l’itinéraire personnel que décrit Langevin, et de ses réflexions sur le rôle social du savant. C’est une sorte de testament, à la fois riche de pensée, tourné vers l’action, et émouvant par son caractère personnel.

Les commentaires de Bernadette Bensaude-Vincent indiquent le contexte et complètent le tableau. Son introduction aborde tous les aspects de l’engagement de Paul Langevin, aussi bien son combat antifasciste et son adhésion au parti communiste en 1944 que ce que l’auteur appelle sa « foi rationaliste » et son rôle dans l’Union rationaliste. Ce travail de présentation est très sérieux et informé. J’ai cependant deux petites réserves.

Bernadette Bensaude-Vincent estime que Langevin est un scientiste, non pas un scientiste forcené, mais un représentant d’un « scientisme tendre ». Pourquoi pas ? C’est donner au scientisme un aspect remarquablement attrayant. Mais d’ordinaire le scientisme est associé à une vue bornée de deux cotés : bornée par le positivisme, qui en France a imposé qu’on ne parle des atomes que comme une hypothèse, et bornée dans ses perspectives de développement de l’humanité parce que confiant à la science seule la solution de tous les problèmes, position combattue par Bernal et par Langevin.

Ma seconde réserve porte sur un membre de phrase dans l’introduction et une lacune dans la chronologie. Il est dit qu’au moment où Langevin prend la présidence des Conseils scientifiques Solvay, en 1927, c’est l’un des savants les plus en vue sur la scène internationale, mais que sa contribution aux progrès de la physique fléchit, « ce qu’indiquent les indices de citations de ses travaux ». La lacune dans la chronologie est l’oubli d’une note aux Comptes rendus de 1908 « sur la théorie du mouvement brownien ». Cette note n’a sans doute pas été beaucoup citée à l’époque. Il a fallu attendre les années 1940 pour que l’équation de Langevin qui y figure serve de paradigme à la théorie naissante des équations différentielles stochastiques. Et ce n’est qu’au cours des années 2000 que « la dynamique de Langevin », qui est la façon dont il introduit la théorie du mouvement brownien, prend pleinement son essor en mathématiques. Pour juger d’une découverte et de son importance, mieux vaut ne pas se servir de cet instrument mécanique, malheureusement à la mode, qu’est l’indice des citations. Au total, ce livre superbe mérite une très grande diffusion et les rationalistes y trouveront matière à mener leur réflexion et leur action.