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Jean-Claude Ravet
Sur le danger du fondamentalisme
(Relations, 754, février 2012).

Le 22 novembre dernier, un reportage télévisé de Radio-Canada a soulevé, à juste titre, l’indignation. Un imam de Brossard y affirmait d’un air enjoué que l’amputation en cas de vol et la lapidation en cas d’adultère étaient voulues par Dieu : « On ne peut rien y changer, c’est la Loi de Dieu. » Dans une lettre parue dans Le Devoir (5 décembre), des professeurs d’université et des militants pour la laïcité demandaient qu’il soit traduit devant les tribunaux pour de tels propos encourageant des pratiques inhumaines et barbares. Peu de temps après, on l’entendait de nouveau au téléjournal se confondre en excuses, ému, la voix tremblotante. On l’avait mal compris. Il respectait la loi canadienne et n’endossait pas ces pratiques. Qu’il respecte la loi, on ne peut en douter, quant à l’autre affirmation, c’est moins sûr. Sa manière de croire l’empêche, de toute évidence, de prendre une distance critique par rapport à la lettre du Coran.

On voit ici to us les bienfaits de la sécularisation. Il n’y a pas de parole de Dieu qui tienne si elle s’écarte du respect de la dignité humaine et du respect des droits fondamentaux. Elle peut être jugée et condamnée comme toute parole dégradante, humiliante, haineuse. Cela ne signifie pas, pour autant, que la sécularisation soit incompatible avec le religieux, loin de là. Une manière de comprendre et de vivre la foi chrétienne n’y a-t-elle pas grandement contribué, comme l’ont très bien montré Jean-Claude Guillebaud dans Le principe d’humanité (Seuil, 2001) et Charles Taylor dans L’âge séculier (Boréal, 2011)? On pourrait même dire, pour employer une métaphore religieuse, que la sécularisation est une grâce, en ce sens qu’elle purifie la notion même de Dieu, comme disait Simone Weil, et indique un chemin d’humanité dont les religions ne peuvent s’écarter sans renier leur origine – c’est-à-dire le cœur humain, la parole et l’expérience humaine – et risquer alors de se transformer en une monstruosité, fût-elle sacrée. Elle rappelle qu’au commencement de toute parole, même celle qu’on dit de Dieu, il y a interprétation. C’est le sésame de toute littérature, de tout art, mais aussi de toutes les religions. La beauté, la profondeur, la vérité qu’elles recèlent n’en sont pas pour autant diminuées ou niées. Comment le pourraient-elles, puisqu’elles participent de notre condition humaine, de notre humanité fragile et inquiète, assoiffée de sens, pétrie d’une dimension symbolique et imaginaire aussi essentielle que l’air et le pain?

Or, ce qui caractérise le fondamentalisme, c’est, au contraire, une fermeture du sens. Sa négation en quelque sorte. Un repli dans la certitude, au-delà de la croyance. La recherche d’un pouvoir contrôlant et d’une sécurité rassurante et fantasmée, qui esquive la liberté et la responsabilité à l’égard du monde et court-circuite le jugement critique. Il n’y a devant soi qu’un réel implacable, une évidence sans profondeur, sans interrogation, sans autres possibles. Sans interprétation. La parole n’est qu’un porte-voix d’une Vérité qui impose soumission et obéissance, en deçà de tout questionnement. Le monde, les choses, les êtres, les pensées, les actions, les paroles, les désirs – tout tend à être instrumentalisé, mis au service d’une idée et de sa logique – une idéologie au sens d’Hannah Arendt. Le fondamentalisme religieux n’est qu’une de ses manifestations. Et dans une société sécularisée, il est plus grotesque que menaçant.

On ne peut en dire autant d’une autre de ses formes : la globalisation capitaliste dont la logique mortifère se déploie tous azimuts aujourd’hui dans toute sa puissance. Banquiers, financiers, technocrates, politiciens gestionnaires, pdg, militaires, journalistes des grands médias y participent et s’y soumettent, sans état d’âme. Pliant la réalité et toutes les dimensions de l’existence individuelle et collective à son diktat. La souffrance, l’exclusion, la misère, la famine, la déshumanisation et la destruction de la nature n’ont guère de poids dans la balance du profit.

C’est dans cette froide logique instrumentale et comptable, présidant à l’aplatissement et à la marchandisation du monde, que réside le véritable danger. S’il faut dénoncer les fondamentalistes quand ils rabaissent l’humain dans l’espace public, n’en prenons surtout pas prétexte pour dénigrer toute religion – et dans ce cas précis l’islam. Comme l’art, l’imaginaire, la poésie, la littérature, la religion explore les profondeurs de l’existence humaine et traduit ses angoisses, ses soifs, ses aspirations, ses espoirs. C’est une solidarité entre croyants et non-croyants – ou autrement croyants – qu’il faut plutôt tisser dans la résistance à cette déferlante emportant avec elle toute aspérité et quête symboliques et existentielles, ne laissant en lieu et place que vide et insignifiance.

Crédit image : Claudia Bernal, C'est ici le Paradis? IV, 2004, eau-forte, aquatinte, pointe-sèche.
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