Méropi Anastassiadou-Dumont

Vivre ensemble en pays d’islam: territorialisation
et marquage identitaire de l’espace urbain

RMMM (Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée), 107-110 , Identités confessionnelles et espace urbain en terres d'islam

Table des matières

Répartition dans la ville et affirmation identitaire : rester avec les siens
Lieux de contacts et d’échanges
Des barrières infranchissables
Le lieu de culte, au cœur de l’expression identitaire


            Vaste sujet, les contacts et échanges, en pays d’islam, entre populations d’appartenances religieuses différentes ont déjà fait couler beaucoup d’encre. Pourquoi revisiter ce terrain ? D’abord parce que la multiplication, au cours de ces dernières années, des études de cas, éclairant des aspects partiels appelait à une confrontation générale des avancées enregistrées par la recherche. Ensuite, parce qu’il nous a semblé utile de réunir des études rendant compte de la diversité des situations et, paradoxalement, de la récurrence de certains traits, à travers des temps et des espaces ayant pour point commun d’avoir été – et d’être encore – fortement marqués par l’islam tout en accueillant la diversité religieuse.
            Un des principaux objectifs de cette recherche collective est donc de cerner, à travers la dispersion et l’éclatement des cas particuliers, les permanences. Mais il s’agit aussi de voir si ceux que l’on désigne ici sous le terme générique de « non musulmans » manifestent leur différence de la même manière au xiie et au xxe siècles; s’ils s’inspirent, où qu’ils soient, de mêmes modèles pour gérer leur cohabitation avec les musulmans.
            Musulmans et non musulmans se côtoient et cohabitent aussi bien en milieu urbain que dans les campagnes. Toutefois, ce volume ne se penche que sur les environnements citadins. Cela tient pour beaucoup au fait que la rencontre des religions présente souvent, dans le cadre exigu de la ville, un caractère paroxystique qui favorise l’observation. La multiplicité des échanges et des enjeux, la complexité des stratégies font du terrain urbain, lorsqu’il s’agit d’explorer les relations intercommunautaires, un objet de recherche particulièrement fascinant. Reste à constater que villes et campagnes ne constituent que rarement, dans le monde musulman, des univers étanches. Elles sont liées par toute une gamme de relations économiques, culturelles, démographiques. Bien des aspects de la vie citadine, à commencer par les connivences ou rivalités ethniques et religieuses, s’enracinent dans le profond terreau des cohabitations rurales.
            L’espace ici pris en compte s’étend de l’Asie centrale aux rives de la Méditerranée et des Balkans à la frontière indo-pakistanaise. Partout, il est facile d’identifier des spécificités locales. Si, le plus souvent, les musulmans sont largement majoritaires ou détiennent le pouvoir politique, imposant aux populations avec lesquelles ils cohabitent leurs normes d’organisation sociale, certaines études envisagent aussi la situation inverse et examinent les relations entre communautés dans des environnements où l’islam doit s’accommoder d’une position de religion minoritaire. À travers la diversité des cas, émergent toutefois des traits communs dont on peut penser qu’ils dérivent de la vocation universaliste de l’islam et des religions qu’il côtoie.
            La plupart des contributions portent sur le passé proche du monde musulman. Marqués par la montée des nationalismes et l’exacerbation des rivalités entre communautés, les xixe et xxe siècles donnent à voir les difficultés de la cohabitation, les affrontements identitaires, les conflits d’intérêt, mais aussi, au-delà des flambées de tensions, la permanence d’un savoir-vivre en commun façonné par plusieurs siècles de partage. Quelques études concernent des périodes plus anciennes. Elles permettent d’enchâsser les évolutions récentes dans l’épaisseur de l’histoire et de cerner à la fois les changements survenus dans la durée et les « incompressibles » de la cohabitation.

Répartition dans la ville et affirmation identitaire : rester avec les siens


            Une des questions qui revient dans bon nombre d’études est de savoir selon quelles modalités musulmans et non musulmans se répartissent à travers l’espace urbain et comment ils gèrent leur cohabitation dans les limites d’un même territoire. Le constat est presque partout le même : la mixité est appréhendée, la tendance « naturelle » est celle de la territorialisation des communautés. Chacun avec les siens : habiter à proximité de ses coreligionnaires traduit une propension de l’homme à vivre avec ses « proches ». La familiarité renforce le sentiment de sécurité. Inversement, ce dernier s’acquiert souvent à travers le rapprochement avec ce qui est familier (Schnapper, 1998 : 147-149).
            Cependant, il est rare que la séparation physique dans l’espace urbain entre musulmans et non musulmans soit absolue et qu’elle s’exprime par la formation de secteurs d’habitation strictement réservés aux membres d’un seul groupe confessionnel. En réalité, la cohabitation présente un visage beaucoup plus complexe et nuancé. Dans la plupart des villes, le quartier dit chrétien par exemple, est loin de constituer un espace imperméable à la présence musulmane, même si on y note une forte concentration de chrétiens « naturellement » regroupés autour de leurs églises. C’est ainsi que dans le Beyrouth du xixe siècle, la localisation groupée des lieux de culte, écoles et hôpitaux trace les limites de l’espace proprement communautaire, sans pour autant empêcher la relative dispersion à travers la ville de la population grecque orthodoxe, comme le souligne M. Davie. Dans la Salonique des xviie-xviiie siècles, les archives du cadi recèlent des conflits de voisinage entre hommes de religion chrétiens et résidents juifs du même quartier. Si elle donne lieu à des tensions et frictions, l’existence de monastères et églises orthodoxes en plein milieu des habitations juives fournit aussi la preuve, affirme E. Ginio, que la ville n’est pas divisée en « quartiers réservés ».
            Pour ce qui est de Damas, les études de J. Bocquet et de B. Marino proposent des images divergentes. Ce décalage, doit-il être imputé à la nature des sources explorées par chacun des auteurs ? D’après J. Bocquet, qui utilise principalement des matériaux d’origine européenne, la division de la cité syrienne en secteurs confessionnels aux xixe et xxe siècles est sans ambiguïté : le quartier chrétien correspond à un espace clairement délimité et quasiment monoconfessionnel. Un siècle plus tôt, vers les années 1750, les choses sont loin d’être aussi nettes. Le tableau que dépeint B. Marino, en puisant essentiellement dans les archives du cadi locales, présente un secteur dont la population est certes en grande majorité chrétienne mais au sein duquel des musulmans vivent, construisent et entretiennent des mosquées, achètent et vendent des maisons.
            Il faut voir, dans cette compartimentation de la société urbaine, non pas des signes d’imperméabilité et de cloisonnement, mais le souci et le besoin de visibilité dans la cité. Le regroupement dans la ville d’individus issus d’une même communauté confessionnelle apparaît surtout comme un moyen d’affirmation identitaire. Il finit par conférer une cohésion interne forte aux membres du même groupe qui se reconnaissent aussi à travers le lien spatial. L’impact de ce dernier sur le sentiment identitaire est particulièrement perceptible dans les cas des « quartiers réservés », au sein desquels aucune intrusion n’est tolérée. Dans les villes d’Asie centrale de la fin du xixe siècle sous autorité russe que présentent C. Poujol et E. Karimov, les juifs forment des groupes compacts et s’organisent eux-mêmes en ghetto pour des « raisons de sécurité ».
            Si musulmans et « infidèles » vivent fréquemment séparés dans la ville, il n’en va pas de même pour les non musulmans de religions différentes. Dans bien de cas, juifs et chrétiens de rites divers se mélangent et voisinent au sein des mêmes secteurs. Entre les fidèles des nombreuses églises chrétiennes (grecque orthodoxe, catholique, arménienne grégorienne, arménienne catholique, maronite, melkite, exarchiste, etc…), ceux des diverses sectes juives et autres, il existe au moins un point commun, à savoir leur non appartenance à l’islam et, le cas échéant, leur statut de zimmi/dhimmî (Empire ottoman) ou de minoritaire (Turquie, Pakistan…). Sans supprimer les barrières confessionnelles qui les séparent, les différents groupes non musulmans marquent l’espace urbain par l’empreinte de leur connivence. À cet égard, Beyrouth, Damas, Salonique et Smyrne constituent des exemples représentatifs. Dans ces quatre villes, l’espace urbain est divisé en deux zones, l’une quasi-exclusivement occupée par les musulmans (la partie nord à Salonique ; le côté ouest à Damas et à Beyrouth ; le secteur sud à Smyrne), l’autre laissée aux zimmis/dhimmî. Disséminée à travers toute l’agglomération et ses environs, la population arménienne, dans l’Istanbul du xixe siècle, « côtoie de près les autres minorités », affirme T. Terminassian.
            À Istanbul, la topographie sociale mais aussi confessionnelle est assez fine et complexe. Toutefois, les frontières spatiales entre les communautés demeurent perceptibles. Galata, ancien faubourg génois, est un des poumons de l’Istanbul chrétienne. En dépit de l’islamisation constante des alentours jusqu’à la fin du xviie siècle, la partie centrale de Galata restera, note E. Borromeo, occupée par des non musulmans, chrétiens catholiques, Arméniens, grecs orthodoxes, juifs. À BeyoÏlu, quartier situé au nord de Galata et urbanisé au xixe siècle, la situation est similaire. Européens de rite latin, Arméniens et grecs orthodoxes se partagent le secteur. Peu nombreuses, les familles musulmanes qui y élisent domicile sont recensées en marge du quartier (Anastassiadou-Dumont, infra).
            La contribution de S. Yerasimos donne l’occasion de rappeler que cette image compartimentée de la société urbaine ne reflète pas seulement une tendance « naturelle », mais est aussi le résultat d’une volonté et une gestion politiques. Au lendemain de la conquête de Constantinople (1453), les nouveaux maîtres tentent de repeupler la ville au moyen d’une politique de déportations qui durera plusieurs années. D’après S. Yerasimos, l’objectif du pouvoir ottoman est de construire un paysage urbain majoritairement musulman en laissant les campagnes aux chrétiens. Autre exemple qui illustre bien le rôle des autorités politiques dans la distribution spatiale des groupes confessionnels : le faubourg de la Nouvelle Joulfa, créé en 1605 par le souverain safavide Abbas Ier est exclusivement réservé aux riches marchands de soie d’origine arménienne (article d’I. Bagdiantz-MacCabe).
            La coupure – toute relative – entre musulmans et non musulmans s’observe surtout dans les centres historiques des villes « traditionnelles » intra muros. À partir du moment où les agglomérations urbaines commencent à déborder de leurs enceintes et à investir les environs suivant des modèles urbanistiques européens, les frontières spatiales entre communautés confessionnelles se brouillent (Chevalier, 1979 : 10). À Damas, écrit J. Bocquet, « les seuls espaces intercommunautaires apparaissent en dehors de la vieille ville ». À Salonique, le faubourg des Campagnes, qui se forme dans le dernier quart du xixe siècle à l’est de la ville intra muros, ne comporte, d’après A. Yerolympos, aucune trace de « division traditionnelle par confession ou origine ethnique ». L’habitat y est très mélangé ; de même ce sont les lieux de culte, écoles et autres édifices des différentes communautés. La situation est similaire à Smyrne. H. Nahum prend note de la cohabitation, dans les nouveaux quartiers résidentiels de la cité ionienne, des Arméniens, Turcs, Juifs. Toutefois, il signale en même temps que le « nouveau » quartier juif de Smyrne reproduit fidèlement les modes de vie de l’ancien quartier du centre ville : grande synagogue, lycée, hôpital, rien ne manque à ses habitants pour continuer de vivre entre eux, dans les strictes limites de leur communauté.
            Les cimetières sont parmi les rares espaces de la ville en pays d’islam qui n’ont pas été affectés par les mutations urbanistiques et sociales des xixe et xxe siècles. Ils restent des lieux monoconfessionnels, où aucun mélange n’est possible. Dans ces territoires réservés à la mort, dépositaires de la mémoire collective d’une communauté, la séparation est absolue et quasiment sans exception. Il en allait ainsi dans les ports musulmans de la Méditerranée du xiie siècle où, à l’intérieur des fondouks destinés aux marchands européens (et chrétiens), un espace pour l’inhumation des morts était généralement prévu (article de D. Valérian). Dans la capitale ottomane du xixe siècle, la démarcation était tout aussi nette. Les nécropoles qui s’étendaient au nord de BeyoÏlu étaient divisées en autant de secteurs confessionnels que ce faubourg comptait de communautés (Anastassiadou-Dumont, infra). De nos jours, les choses n’ont guère changé : les cimetières en pays d’islam, à quelques rares exceptions près, sont encore des lieux où la mixité religieuse paraît inconcevable. En Ouzbékistan, terre fortement marquée par sept décennies d’esprit soviétique, la pratique religieuse se déguise aujourd’hui en « tradition nationale » par crainte de répression. Cependant, malgré le souci de respecter les apparences, il existe au moins un domaine, souligne, S. Peyrouse, où « seule la division religieuse prime : celui de la mort ». En effet, les cimetières restent des espaces dans les limites desquels les frontières entre nationalités sont remplacées par celles des appartenances confessionnelles.

Lieux de contacts et d’échanges


            Reste à savoir si les modes de répartition des populations à travers l’espace urbain ont quelque incidence sur les contacts, les échanges, ou même les liens entre les différents occupants de la cité. Importante pour les membres du même groupe, la proximité spatiale ne suffit pas à elle seule – les sociologues le savent depuis longtemps – à créer échanges et interférences entre groupes différents (Schnapper, 1998 : 203). Mais il est vrai aussi que la durée et la répétition peuvent considérablement renforcer le lien spatial et permettre ainsi de former un niveau de contacts « minimal ».
            Ainsi qu’elles se dessinent à travers les travaux réunis ici, les relations entre membres de différentes communautés confessionnelles relèvent essentiellement du domaine économique. L’importance de ce terrain dans les rapports intercommunautaires doit cependant être pour beaucoup attribuée à la grande visibilité de ce genre d’échanges ainsi qu’à l’abondance de la documentation concernant l’histoire économique des régions étudiées. Au-delà des affaires, la vie quotidienne offre d’autres occasions de contacts. Il arrive notamment que des moments de sociabilité rapprochent, le temps d’une fête, musulmans et non musulmans. Les pratiques religieuses parallèles ou simultanées, celles qui réunissent par exemple des croyants de religions différentes autour de la tombe d’un même saint, impliquent aussi une certaine dose de partage.
            Si c’est donc au bazar que musulmans et non musulmans se rencontrent le plus fréquemment, c’est en partie parce que leur présence y est plus aisément perceptible qu’ailleurs. Mais c’est aussi parce que les marchés sont généralement des lieux mixtes, où la différence religieuse compte peu. Au xve siècle, quelques années après la conquête de Constantinople, les quartiers marchands de la nouvelle capitale ottomane sont occupés autant par des adeptes du Prophète que par des chrétiens de rites divers ou de juifs. Pour l’année 1519, les comptes du vakf de Sainte-Sophie qu’étudie S. Yerasimos font apparaître que, dans le bedesten d’Istanbul, environ le tiers des boutiques recensées sont tenues par des non musulmans. Vers la même époque, dans les ports musulmans méditerranéens, c’est la douane qui constitue le lieu de contact par excellence entre les marchands européens (chrétiens) et les autorités locales (musulmans), souligne D. Valérian. C’est ici que se retrouvent, à l’arrivée des navires, agents du pouvoir, consuls et intermédiaires. Au xixe siècle, le vrai cœur de Beyrouth est le marché, situé dans la ville basse, près des installations portuaires. M. Davie ne manque pas d’insister sur la mixité quotidienne entre groupes confessionnels dans ce secteur. Enfin, A. S. Vivier signale la présence de nombreux coptes aux côtés de leurs cocitadins musulmans, dans les souks du Caire d’aujourd’hui.
            Dans les sociétés qui nous occupent, il arrive fréquemment que la maîtrise d’un métier constitue la spécialité d’une communauté confessionnelle particulière sans pour autant que l’exercice de la même activité soit interdite à des membres d’autres groupes. Dans ces cas, la mixité dans le secteur du marché apparaît « naturelle », voire inévitable. Les coptes sont traditionnellement orfèvres et c’est pour ce savoir-faire qu’ils ont toujours une place de choix au Caire, dans le Khan-el-Khalili. Mais cette prédilection des chrétiens d’Égypte pour l’orfèvrerie ne signifie pas que des ressortissants d’autres groupes confessionnels ne puissent pas avoir pignon sur rue dans ce domaine. De même, s’ils avaient, dans le bazar de Smyrne, « l’apanage du tissage et de la soie, de l’artisanat du vêtement, de la cordonnerie, de la quincaillerie, de la fabrication et de la vente des sacs de jute », les juifs n’étaient pas les seuls à pratiquer ces métiers. Au début du xvie siècle, les maçons employés dans les grands chantiers des mosquées dont Istanbul se dote à cette époque sont pour une part importante de confession grecque orthodoxe. Pour Beyrouth, M. Davie fait aussi état des spécialisations professionnelles de la communauté qu’elle étudie, tout en précisant que ses sources ne font guère ressortir des métiers cloisonnés.
            Si dans le monde du travail, les contacts entre membres de groupes d’appartenance religieuse différente sont quotidiens et multiples, au-delà de la sphère économique, les occasions de rencontre semblent limitées. H. Nahum relate qu’une fois l’an, au moment du carnaval de Pourim à Smyrne, chrétiens et musulmans viennent dans le quartier juif pour participer à la fête. D’autres auteurs remarquent la présence de musulmans lors de cérémonies religieuses chrétiennes. E. Borromeo note ainsi que des musulmans et des grecs orthodoxes assistaient parfois aux messes dominicales dans les églises catholiques de Galata (Istanbul) au xviie siècle. Aux célébrations solennelles et aux offices religieux exceptionnels, les non catholiques venaient nombreux. Mais pour la plupart, précise l’auteur, il s’agissait de simples « curieux », attirés par le rituel latin. Tout en indiquant que l’objectif n’était pas d’intéresser spécifiquement un public non catholique, J. Bocquet mentionne aussi une fanfare organisée à Damas au xixe siècle par les missionnaires pour attirer les fidèles.
            Sans qu’il puisse être question de « syncrétisme », des pratiques religieuses communes aux musulmans et non musulmans sont également évoquées. À Karachi, au xixe siècle, les hindous vénèrent les saints musulmans (pir), alors que les musulmans se font les disciples de gourous ; ensemble, ils se retrouvent lors d’une fête dédiée à un saint hindou le 1er de Chaitra Shudh Paksh – M. Boivin note le chiffre de 16 000 participants pour l’année 1875. Dans quelques monastères du Caire, auxquels sont attachés de très vieux rites populaires, A. S.-Vivier signale la présence de femmes musulmanes venues solliciter l’intervention des saints chrétiens. L’auteur cite en particulier le cas du couvent Saint-Georges dans la vieille ville : le saint est réputé pour ses miracles dans le domaine de la stérilité féminine. Enfin, jusque vers les années 1630-1640, l’église de Saint-Antoine de Galata est un des nombreux lieux de pèlerinage d’Istanbul, fréquenté aussi bien par des chrétiens que des musulmans (E. Borromeo).
            La maladie et la crainte de la mort procurent une occasion supplémentaire de contact. Ainsi, au cours d’une redoutable épidémie de choléra qui frappe Damas durant l’été 1875 et fait fuir aussi bien les habitants chrétiens de la ville que les représentants du pouvoir local, nombre de musulmans n’hésiteront pas à s’adresser aux missionnaires catholiques pour se faire soigner. Par leur dévouement et leur « abnégation face à la maladie », ceux-ci parviennent, souligne J. Bocquet, à faire « éclater les cloisonnements de la ville ».
            Au total, des rapports intercommunautaires globalement distants. « La différence se traduit par l’indifférence » (Abou, 2002 : 14). Toutefois, le tableau des zones de contact entre communautés confessionnelles différentes est en réalité assez complexe et ne peut se réduire à l’ignorance mutuelle. Dans les sociétés étudiées ici, loin d’être rares, les mariages entre musulmans et non musulmans peuvent conduire au changement de l’identité religieuse et à la rupture des liens avec la communauté d’origine. Mais ils peuvent aussi constituer un terreau fécond pour l’épanouissement d’une double appartenance : il est bien connu qu’une femme chrétienne qui épouse un musulman peut continuer, bien que convertie à l’islam, à pratiquer plus ou moins ouvertement sa foi.
            Dans cet ouvrage, des unions entre musulmans et non musulmans ne sont pas recensées. Les seules alliances interconfessionnelles que l’on y relève unissent des adeptes de la même religion (juifs ou chrétiens) mais de rites différents. Qu’ils s’installent à Chypre (article de M. Aymes) ou à Galata (Istanbul) (E. Borromeo), les Européens venus chercher fortune en Orient sont nombreux à épouser des femmes du pays, au sein des communautés chrétiennes locales – arménienne et surtout grecque orthodoxe.

Des barrières infranchissables

            Les motifs de tensions entre musulmans et non musulmans sont souvent en rapport avec l’appartenance religieuse. Parmi les « terrains de conflit » les plus significatifs, citons en particulier des lieux tels que les cimetières ou des symboles comme la consommation du vin, qui représentent de repères forts pour l’identité et la mémoire des communautés.
            Parce que ce sont des espaces qui conservent la mémoire d’une communauté et constituent la preuve irréfutable de la présence et l’enracinement de celle-ci, les cimetières s’avèrent généralement des territoires extrêmement sensibles : la moindre contestation concernant ces lieux peut engendrer des fortes tensions.
            Le conflit qui oppose, au début des années 1920, la communauté juive de Salonique aux autorités grecques nouvellement installées dans cette ville est bien connu : c’est dans une partie de la nécropole juive (qui contenait de tombes vieilles de plusieurs siècles) que les instances municipales envisagent de construire le campus universitaire. Les réactions seront si vives et le pouvoir encore si fragile que le travail de déblaiement sera constamment repoussé. Entièrement rasé in fine par les Allemands sous l’Occupation, cette zone accueillera l’Université de Thessalonique après la Deuxième Guerre mondiale. L’étude d’E. Ginio montre que cet espace avait déjà été l’objet de convoitise au moins une fois, au début du xviiie siècle. Les registres du cadi de Salonique de cette époque conservent en effet les traces d’un litige entre juifs et musulmans et portant sur le même site. D’après E. Ginio, la communauté juive qui avait fait l’acquisition en bonne et due forme d’une parcelle adjacente à son cimetière en vue de son agrandissement, a été à plusieurs reprises empêchée de l’utiliser par ses voisins musulmans qui souhaitaient en faire un lieu de promenade. Malgré les interventions répétées du cadi, les violations n’ont pas cessé. Le conflit a pris fin le jour où la communauté juive s’est résignée à renoncer à une partie de sa parcelle. Inscrite dans le cadre d’une procédure d’« entente à l’amiable » (procédure extra-judiciaire, sulh), cette solution est considérée par les dirigeants communautaires (juifs) comme un « compromis » et non pas comme une défaite. Dans la réalité, toutefois, force est de constater que les musulmans ont obtenu ce qu’ils voulaient en n’ayant cédé, en contrepartie, que la promesse de ne plus gêner l’inhumation des juifs dans le reste du cimetière… Dans l’Istanbul du milieu du xixe siècle, les projets de la première municipalité ottomane de désaffecter les cimetières de Taksim (BeyoÏlu) pour y installer un jardin public provoquent des vives émotions au sein de la population chrétienne du secteur (M. Anastassiadou-Dumont).
            En rapport étroit avec la pratique et la symbolique religieuse, la consommation d’alcool constitue aussi, une barrière infranchissable parmi les communautés. Aux yeux des musulmans, elle nourrit et confirme la suspicion et la méfiance à l’égard des « infidèles ». Lorsqu’elle ne conduit pas à la rupture totale des relations, elle freine la sociabilité spontanée.
            D. Valérian remarque que la vente du vin aux musulmans y étant strictement prohibée, il est peu probable que la taverne du fondouk ait constitué un lieu de sociabilité interconfessionnelle. À Ispahan, au xviie siècle, le roi Abbas II – pourtant grand amateur de vin – interdit non seulement la consommation mais aussi la fabrication du vin. I. Baghdiantz-McCabe note comment les artisans arméniens d’Ispahan sont contraints de quitter la ville : ils sont accusés non seulement de polluer les eaux du fleuve avec leurs travaux vinicoles, mais aussi de contaminer les eaux de la rue en nettoyant les jarres ayant précédemment contenu du vin.
            Dans le monde musulman contemporain, la réserve à l’égard de l’alcool – et notamment du vin – persiste. Dans la République islamique du Pakistan d’aujourd’hui, la consommation d’alcool est bannie au même titre que « la prostitution, le vagabondage, la drogue ou l’obscénité » et n’est tolérée que dans le cadre des pratiques religieuses des non musulmans. Relevant de la responsabilité de l’État, la protection de l’éthique islamique, signale M. Boivin, est un engagement pris dans la constitution de 1973, toujours en vigueur. À Karachi, même à la fin du xixe siècle – une époque où la société locale est sous influence britannique –, boire du vin n’est pas un acte neutre. Les Lohanâ, groupe dominant au sein de la population hindoue, se démarquent par leurs habitudes « occidentales », en particulier la consommation d’alcool. Au début du xxie siècle, Istanbul est une ville qui regorge de cafés, bars, débits de boissons de toutes sortes. Dans la Turquie laïque, des dispositions juridiques similaires à celles du Pakistan n’ont pas de place. Cependant, ainsi que le souligne J. F. Pérouse, au sein des secteurs à forte concentration de musulmans pratiquants, les meyhane (débits de boissons) sont quasiment exclus du paysage urbain.
Les tensions que suscitent les contestations en rapport avec les espaces d’inhumation des morts ou les activités liées aux boissons alcoolisées sont récurrentes et semblent difficiles à éradiquer. Dans les deux cas – que ce soit le poids de la mémoire collective accumulée dans le nécropoles ou celui de l’interdiction de l’islam concernant l’alcool –, il s’agit de valeurs profondément enracinées et dont la « non protection » peut être synonyme de négation identitaire.

Le lieu de culte, au cœur de l’expression identitaire

            La religion reste donc le marqueur identitaire le plus fort et ce depuis la conquête islamique. Déterminant le statut juridique aussi bien de l’élément dominant que celui des populations conquises, l’appartenance religieuse constitue déjà l’axe central autour duquel s’articule la convention d’Umar, texte fondateur du viie siècle qui trace les principales lignes de démarcation entre musulmans et chrétiens (Fattal, 1958 : 60-66 ; Heyberger, 2003 : 12).
            Accordée aux chrétiens – et plus tard aux juifs –, synonyme de protection mais aussi de restriction, la qualité de zimmi/dhimmî est inhérente à l’identité religieuse. Tant qu’ils restent fidèles à leur religion d’origine, les non musulmans sont considérés comme tels.



Dans le présent ouvrage,
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Pour citer cet article :
Méropi Anastassiadou-Dumont, «Vivre ensemble en pays d’islam : territorialisation et marquage identitaire de l’espace urbain»,
Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne],
n° 107-110 - Identités confessionnelles et espace urbain,
Pagination : 9-30.
Mis en ligne le : 12 janvier 2006
Disponible sur : http://remmm.revues.org/document2850.html