André Brink
Camus le juste
Traduit de l'anglais par Serge Chauvin.
Le Nouvel Observateur, le 20 novembre 2009.

            Au début de 1969, alors que je rentrais d'une année à Paris qui m'avait plongé, pendant des mois, dans le mouvement étudiant de 1968, j'ai été invité par l'Institut des Arts du Spectacle du Transvaal (Pact) à traduire en afrikaans et à monter au théâtre « les Justes » de Camus.

            C'était ma première mise en scène pour des professionnels, et mon exal­tation n'allait pas sans une certaine nervosité, mais cette inquiétude était tempérée par la conscience d'avoir à ma disposition la meilleure troupe d'Afrique du Sud, dont plusieurs acteurs amis.


Lido/Sipa
Jean-Louis Barrault, Maria Casarès et Albert Camus en 1948

            Cette expérience théâtrale, surtout au sein d'une telle compagnie, a été l'un des grands moments de ma vie. Mais elle souleva aussitôt des problèmes. Le comité qui contrôlait les activités théâtrales au sein du Pact était dirigé par le professeur Geoff Cronje, qui avait étudié en Allemagne nazie dans les années 1930 avant de devenir l'un des architectes de l'apartheid. Autant dire que notre production supposait deux niveaux de lecture : si la pièce de Camus analysait, avec une éloquence poignante, l'attentat perpétré contre le grand-duc Serge à Moscou en 1905, la mise en scène constituait une attaque en règle contre le système étatique de l'apartheid. Le programme incluait des citations, entre autres, de Che Guevara et de Fidel Castro, afin de replacer l'œuvre dans un contexte contemporain (malheureusement, on nous interdit d'utiliser comme musique de scène « l'Internationale » et l'hymne de l'ANC, « Nkosi Sikelel' iAfrika » - qui est aujourd'hui l'hymne national de la nouvelle Afrique du Sud -, et il fallut nous rabattre sur Beethoven) ; l'acteur interprétant Stepan Fedorov, le marxiste pur et dur, était grimé comme un Staline jeune, tandis que Boris Annenkov ressemblait à Trotski. Bien évidemment, nous devions recourir à des figures aisément identifiables pour un public sud-africain. La seule modification notable qu'on nous imposa fut de rebaptiser la pièce « les Terroristes ». En un sens, ce nouveau titre allait à l'encontre de la lettre même de l'œuvre, mais en même temps il n'en soulignait que mieux la splendide ironie du texte original : tout au long de la pièce, les personnages dénoncent violemment l'obstination du régime tsariste à ne voir en eux que des « terroristes » (tout comme, à l'époque du spectacle, les autorités sud-africaines - et beaucoup de leurs partisans étrangers, à commencer par Margaret Thatcher et ses équivalents américains - qualifiaient l'ANC d'« organisation terroriste »), alors que Yanek Kaliayev et son groupuscule, tels Nelson Mandela, Oliver Tambo et leurs compagnons, se revendiquent comme des « justes » dans leur résistance aux abus du pouvoir. Le titre était donc superflu pour expliquer ce qu'ils étaient : tout le texte de la pièce était limpide sur ce point.

« Un dialogue émouvant et éclairant »

            Ma découverte de Camus s'était produite quelques années plus tôt : d'abord par les essais, « le Mythe de Sisyphe » et « l'Homme révolté », puis, fatalement, par les romans, « l'Etranger », « la Peste » et « la Chute », ainsi que « l'Exil et le Royaume » (mon tout premier contact avec son œuvre, d'ailleurs). D'emblée, la richesse et les nuances de ces fictions m'avaient non seulement parlé mais pris aux tripes - bien plus que l'œuvre de Sartre, à laquelle je réagissais intellectuellement, mais qui ne me touchait pas. C'est surtout sur le plan moral que Sartre m'a toujours laissé froid, alors que j'ai maintenu avec Camus un dialogue émouvant et éclairant. Dès ma première immersion à Paris comme étudiant, entre 1959 et 1961, Camus a fait partie du tissu même de mon existence. Cette osmose fut renforcée par la guerre d'Algérie, qui altérait l'atmosphère parisienne de ces années troublées, puis, forcément, par l'impact dévastateur qu'eut sur moi la mort de Camus, quelques mois à peine après mon arrivée. Jamais je n'ai ressenti de façon aussi immédiate, aussi brûlante, aussi profonde ce que signifiait « l'absurde ». Et je ne me suis jamais complètement remis de ce choc.

            Ce qui me plaisait tant dans « les Justes », dont la mise en scène devint pour moi une expérience totale, c'était que la pièce semblait synthétiser tout ce que j'avais lu de Camus. Son point de départ, c'est justement l'absurde, ce « divorce » entre l'individu et le monde, ce choix « contre nature » qui, à l'encontre de toute logique, rejette tout ce qui est évident, raisonnable, confortable, qui accepte l'impossible comme une condition sine qua non. Je me rappelle encore avoir martelé en 1994, au sujet des premières élections libres en Afrique du Sud, de la libération de Mandela et de son accession au pouvoir : « Nous avons réussi l'impossible ; ce qu'il nous reste à accomplir, c'est le possible.» Hélas, dans l'exercice - et l'abus - du pouvoir, l'ANC, naguère modèle de justice et de liberté, a justement prouvé qu'il peut se révéler infiniment plus difficile de se mesurer au possible que d'affronter ce qui à l'origine paraissait impossible.

« Rien n'est jamais définitif »

            Partant de là, on s'engage forcément dans les choix de l'homme révolté. A commencer par l'interprétation que donne Camus de Sisyphe, qui assume sa tâche écrasante non pas le cœur lourd ou résigné, mais avec un étrange sentiment de joie, d'exaltation : il ne s'agit pas là d'un geste de désespoir ou de défaite, mais d'un choix créateur. Et en cela, bien sûr, Camus a fourni une définition du « héros » de notre temps à laquelle toute une génération a pu s'identifier de par le monde, de James Dean à Vladimir et Estragon, et de Vaclav Havel et Lech Walesa à Barack Obama : non pas l'homme qui conquiert ou qui triomphe, mais celui qui persiste. Yes, we can. Il n'est pas étonnant que le « révolté » de Camus définisse sa conception de la dignité humaine, et des droits de l'homme : « Je me révolte, donc nous sommes. » Dans un monde qui a connu Auschwitz et le Rwanda, la Somalie et la Birmanie, « l'Homme révolté » est devenu une figure plus emblématique encore qu'à l'époque où Camus en brossa le portrait. La révolte d'une poignée de jeunes gens « égarés » dans « les Justes » finira par conduire à la chute des tsars ; et ironiquement - absurdement - leur chute rendra inévitable celle de leurs successeurs, partout dans le monde.

            J'ai vu le carrefour de Sarajevo où fut assassiné l'archiduc François-Ferdinand. J'ai contemplé les ruines du mur de Berlin. J'ai vu Mandela, la tête haute, sortir de prison. Et je sais que chaque fois c'est une nouvelle fin, un nouveau commencement. Rien n'est jamais définitif. Mais cela ne saurait nous retenir d'exiger toujours plus. Camus est encore parmi nous.

            A la fin des « Justes » figure un bref épisode qui est à mes yeux le plus grand moment de la pièce : Stepan - Stepan le dur, le pragmatique, l'impitoyable ! - raconte à Dora - Dora la douce, la féminine, l'émotive - les derniers instants de Yanek avant sa pendaison. Il est resté absolument immobile tandis qu'on lui lisait son arrêt de mort, à l'exception d'un geste infime : « Une fois seulement, il a secoué sa jambe pour enlever un peu de boue qui tachait sa chaussure.» Que peut-on imaginer de plus insignifiant, de plus dérisoire, de plus absurde ? Et pourtant, c'est en débarrassant le monde d'une infime tache de boue, puis d'une autre, que l'on peut prouver que les hommes ne sont pas faits pour être souillés. Et que le monde n'est pas censé être un lieu de poussière et de boue, mais de pureté et de lumière. Voilà pourquoi, dans ce monde sali, Camus nous demeure aussi indispensable qu'il le fut de son vivant.