Caroline Fourest

«Ramadan est un chef de guerre»
Propos recueillis par Claire Chartier pour L'Express (18/10/03)

Vous avez disséqué les discours, fouillé la pensée de Tariq Ramadan. Représente-t-il une réelle menace pour la démocratie?

Tariq Ramadan est non pas un poseur de bombes, mais un poseur d'idées particulièrement nocives pour les libertés publiques. Sa plus grande force est de ne pas être un intégriste caricatural, immédiatement repérable. On ressent une sorte de malaise en lisant ses livres, mais on en a le cœur net après avoir écouté ses cassettes, dans lesquelles Tariq Ramadan s'adresse à son public - souvent de jeunes diplômés sensibles aux thèses islamistes. On y découvre le Ramadan chef de guerre, qui donne ses consignes et livre ses objectifs politiques: modifier la laïcité et faire évoluer les choses vers «plus d'islam». Malheureusement, il s'agit de diffuser non pas un islam éclairé et moderne, mais, tout au contraire, un islam fondamentaliste et réactionnaire, intégriste, que Tariq Ramadan souhaite voir grandir au détriment de l'islam libéral grâce à la dawa (le prosélytisme). Il faut reconnaître qu'il sait mieux que quiconque inciter les jeunes musulmans à agir et à en finir avec leur posture de victimes. Malheureusement, c'est pour mieux les transformer en petits soldats de l'intégrisme. «Il affaiblit la résistance laïque face à l'intégrisme en tissant des alliances avec des associations laïques et antiracistes»

Ramadan veut «plus d'islam», dites-vous. Mais cela ne signifie pas qu'il veuille islamiser la société tout entière, non-musulmans compris.

Je ne vois personne d'aussi efficace que Tariq Ramadan, aujourd'hui, pour faire avancer l'intégrisme en France. Il radicalise les musulmans sous son influence en les initiant à la pensée de Hassan al-Banna (c'est l'introduction de ses séminaires enregistrés sur cassette), puis il les met en contact avec les idéologues actuels des Frères musulmans: Youssef al-Qaradhawi, l'un des rares théologiens musulmans à approuver ouvertement les attentats des kamikazes, ou Fayçal Mawlawi, qui est non seulement un Frère musulman, mais aussi le principal chef d'une organisation terroriste libanaise. Et ce n'est pas tout. Il affaiblit la résistance laïque face à l'intégrisme en tissant des alliances avec des associations laïques et antiracistes. Il a réussi un tour de force: rendre l'islamisme séduisant aux yeux de certains militants de la gauche alter-mondialiste! Sa tactique est simple: envoyer des jeunes acquis à sa cause s'inscrire dans des associations antiracistes et dans des partis de gauche. Ils proposent des tables rondes, comme au Forum social européen de Saint-Denis, en novembre 2003, et il vient faire son numéro.

Comment a-t-il pu pénétrer la gauche laïque?

En 1995, Tariq Ramadan est apparu comme un martyr lorsque Jean-Louis Debré [alors ministre de l'Intérieur] l'a interdit de séjour pour «menace à l'ordre public» à cause de ses discours et de ses fréquentations. En l'occurrence, on le soupçonnait de fréquenter des anciens du Fida, le groupe du GIA chargé du meurtre des intellectuels en Algérie, à une époque où la France était visée par le GIA... Honnêtement, il y avait de quoi être inquiet en voyant un prédicateur aussi sulfureux gagner du terrain en France. Mais la droite pouvait légitimement être soupçonnée de faire du «délit de faciès». Sitôt réautorisé à entrer en France, il a été sollicité par la Ligue de l'enseignement pour figurer, en vedette, dans la commission Islam et laïcité, dont la Ligue des droits de l'homme a ensuite repris le flambeau. Les musulmans libéraux membres de cette commission ont eu beau claquer la porte face aux prises de position de Ramadan, certains intellectuels laïques, tel Michel Tubiana, président de la Ligue des droits de l'homme, ont pris fait et cause pour Ramadan, persuadés qu'ils avaient affaire à un vrai réformateur.

Comment expliquer un tel aveuglement?

L'un des boucliers qui protègent le plus Tariq Ramadan de la critique lucide, c'est le différentialisme culturel. Par souci de tolérance, et surtout par peur d'être accusés de racisme antimusulman, voire d' «islamophobie» - terme chéri des islamistes - ses interlocuteurs lui pardonnent des propos qu'ils ne pardonneraient pas une seconde à un intégriste chrétien. Si un prédicateur chrétien venait vous dire: «Je pense que l'homosexualité, l'adultère et la sexualité hors mariage sont des crimes devant Dieu», ou: «Je suis pour que les femmes se voilent, en signe de sujétion, comme saint Paul le demandait», personne ne croirait une seconde qu'il s'agit d'un chrétien libéral! Pourquoi s'obstine-t-on à présenter Ramadan comme un musulman libéral alors qu'il tient des propos similaires? Nous sommes tellement habitués à l'idée que l'islam est une religion archaïque que, lorsqu'un représentant musulman parle gentiment ou propose un moratoire sur la lapidation, nous percevons cela comme une formidable avancée! L'islam, qui est une religion beaucoup moins rigide qu'on ne le croit, laisse tout à fait la place à l'ijtihad (l'interprétation) et à la choura (la délibération), donc à l'esprit critique. Pourquoi n'entend-on pas les vrais musulmans libéraux, qui souhaitent réellement moderniser l'islam? Parce que Tariq Ramadan parle à leur place sur les plateaux de télévision.

Que reproche-t-il aux musulmans laïques?

Aux yeux de Ramadan, les musulmans qui s'avisent de vouloir réformer leur religion dans le sens du progrès et de la modernité, ou qui souhaitent tout simplement évoluer vers une foi individuelle, plus culturelle que politique, sont de faux musulmans, accusés d'avoir vendu leur âme à l'Occident. Il les méprise et les combat à partir du camp adverse: celui des fondamentalistes, plus exactement des salafistes réformistes. Il ne faut pas se méprendre sur l'adjectif. Contrairement aux salafistes littéralistes, les salafistes réformistes disent vouloir replacer les enseignements du Prophète dans leur contexte. Mais, même chez eux, «contextualiser» ne veut jamais dire «actualiser». Pour Ramadan, réexaminer un principe du Coran au nom des droits de l'homme, par exemple abandonner le port du voile, revient à trahir l'islam. Ramadan a joué un rôle majeur dans l'éclosion des voiles dans les banlieues. Il veut bien que les filles prennent leur temps pour se faire à l'idée de porter le foulard - c'est ce qu'il appelle le temps du «cheminement». Mais son but est de leur faire comprendre qu'une bonne musulmane est une musulmane pudique et discrète, donc voilée.

Tariq Ramadan est le petit-fils du fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna, ce dont on peut difficilement le tenir pour responsable. En revanche, vous affirmez qu'il est bien l'héritier politique de son grand-père. Pourquoi en êtes-vous si sûre?

Pour avoir étudié ses propos et ses écrits, j'ai été frappée de constater à quel point le discours de Tariq Ramadan n'est souvent qu'une répétition de celui que tenait Banna au début du XXe siècle en Egypte. Il ne critique jamais son grand-père. Au contraire, il le présente comme le modèle à suivre, un homme irréprochable, non violent et injustement critiqué à cause du «lobby sioniste»! Ce qui fait froid dans le dos quand on sait à quel point Banna était fanatique, qu'il a accouché d'un mouvement dont sont issus les pires jihadistes (comme Ayman al-Zawahiri, n° 2 d'Al-Qaeda) et qu'il voulait établir une théocratie dans chaque pays comptant un musulman!
Tariq Ramadan soutient qu'il n'est pas un Frère musulman. Comme tous les Frères musulmans... puisqu'il s'agit d'une confrérie aux trois quarts secrète, où il est permis de nier tout lien organique pour éviter d'être repéré. Un Frère musulman est avant tout quelqu'un qui adopte la méthode et la pensée de Banna. Or Ramadan est l'homme qui a le plus fait pour diffuser cette pensée et cette méthode. Qui plus est, il ment lorsqu'il nie tout lien organique avec la confrérie: il occupe le poste d'administrateur au QG de sa branche européenne, le Centre islamique de Genève!

Quel enseignement tirer de l'ascension d'un personnage comme Tariq Ramadan?

Il va bien falloir que l'on fasse le bilan de la complicité de tous ceux - intellectuels et politiques - qui ont facilité l'emprise de prédicateurs tels que lui. Depuis dix ans, les pouvoirs publics ont abandonné les quartiers populaires à des prêcheurs censés ramener les jeunes dans le droit chemin grâce à la religion. Tariq Ramadan est le produit de cette démission.