Christine Lavail et Jacques Maurice

Etat de la recherche historique française sur l’Espagne.
Les historiens français et l'Espagne contemporaine

Entretien avec Bernard Vincent
(Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, 2, printemps 2008)

            Le 25 septembre 2007, nous nous sommes rendus à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales pour nous entretenir avec Bernard Vincent de l’état de la recherche historique française sur l’Espagne, notamment à l’époque contemporaine.
            Dès le début de l’entretien, Bernard Vincent a tenu à souligner qu’il est important de faire tomber les barrières qui existent entre hispanistes « civilisationnistes » et historiens de l’Espagne. En dépit d’une certaine rivalité qui peut se manifester entre eux, il considère, en effet, que les « civilisationnistes » sont des historiens à part entière et que, quelle que soit l’origine de la formation, ce qui compte est que cette dernière soit bonne et puisse être complétée à tout moment si cela s’avère nécessaire. La seule différence réside, pour Bernard Vincent, dans le fait que les civilisationnistes sont plus enclins à utiliser certains types de sources, notamment littéraires, et que finalement ils se servent de façon différente des « outils » mis à la disposition des chercheurs.
            À la question sur l’orientation des travaux des historiens de l’Espagne, Bernard Vincent rappelle qu’en histoire, il y a peu d’offre de directeurs de thèse travaillant sur l’Espagne. Outre lui-même, il n’y avait encore à Paris jusqu’en 2002 qu’Albert Broder (Université de Paris-XII Val de Marne).
            Depuis qu’il est Directeur d’études à l’EHESS, élu sur un projet baptisé « Histoire de l’Espagne », Bernard Vincent a toujours souhaité que toutes les périodes historiques soient représentées, notamment la période contemporaine. Dans cette optique, Jordi Canal, historien contemporanéiste, a rejoint l’équipe du Centre de Recherches Historiques en 2000.
            Depuis dix ans, plus d’un quart des thèses concernant l’histoire de l’Espagne dirigées à l’EHESS ont porté sur la période contemporaine. Il s’agit de celles de :
Benoît Pellistrandi, Histoire et culture politique dans l’espace du xixe siècle. L’exemple de la Real Academia de la Historia entre 1847 et 1897, soutenue en septembre 1997.
Stéphane Michonneau, Les politiques de mémoire à Barcelone, 1860-1930, soutenue en janvier 1999.
            François Godicheau, Répression et ordre public en Catalogne pendant la guerre civile (1936-1939), soutenue en décembre 2001.
            Séverine Dard, La question scolaire dans l’Espagne de la Restauration : les enjeux sociaux de l’enseignement primaire à Barcelone (1900-1923), soutenue en décembre 2002 à l’Institut Universitaire de Florence.
            María Gemma Rubí i Casals, El mon de la política en la Catalunya urbana de la Restauració, el cas d’una ciutat industrial, Manresa 1875-1923, soutenue en juillet 2003 à l’Université Autonome de Barcelone dans le cadre d’une co-tutelle avec le professeur Borja de Riquer.
            Hélène Dewaele, Les relations entre droites autoritaires françaises et espagnoles de 1931 à 1945, soutenue en décembre 2003.
            Javier Domínguez Arribas, L’ennemi judéo-maçonnique dans la propagande franquiste (1936-1945), soutenue en décembre 2006.
            Mais Bernard Vincent évoque aussitôt le problème des débouchés pour ces jeunes chercheurs et indique que l’EHESS ne peut avoir trop de doctorants, leur avenir étant souvent compromis dans la mesure où les départements d’Histoire ne comportent au maximum qu’un spécialiste de l’Espagne. A ce propos, Bernard Vincent rappelle aussi qu’il est extrêmement rare de voir la constitution d’un centre de recherches sur le monde hispanique à partir d’un département d’Histoire, les exceptions étant celui de Thomas Calvo à l’Université de Paris-X Nanterre (l’ESNA, Empires, Sociétés, Nations : Amérique Latine et Méditerranée Occidentale xve-xxe siècles) et le FRAMESPA de Toulouse-II Le Mirail (France méridionale et Espagne : histoire des sociétés du moyen Âge à l’époque contemporaine).
            Un autre élément que Bernard Vincent met en évidence sur les travaux des jeunes chercheurs historiens de l’Espagne, est que les thématiques abordées ont quelque peu évolué ces dernières années. En effet, les études semblent délaisser l’histoire économique et sociale pour s’orienter de façon plus marquée vers l’histoire politique ainsi que vers l’histoire culturelle. En tout état de cause, Bernard Vincent indique qu’il n’a pas voulu constituer de groupe de recherche centré sur une thématique, mais qu’il favorise – et les sujets des thèses soutenues ces dernières années le montrent bien – le travail sur des sujets, des domaines et des espaces divers.
            De plus, Bernard Vincent met l’accent sur la nécessité de favoriser la circulation entre les départements et, dans cette optique, tient compte des travaux en cours des hispanistes.
            En ce qui concerne la collaboration avec des Universités espagnoles, Bernard Vincent rappelle la difficulté à établir des co-tutelles formelles avec beaucoup d’établissements espagnols qui ne voient pas forcément l’intérêt de travailler avec des historiens d’autres pays sur l’histoire de l’Espagne. Le cas de Gemma Rubí qui a soutenu sa thèse à l’Université Autonome de Barcelone apparaît alors comme relativement exceptionnel.
En revanche, il est plus facile d’associer un collègue espagnol à la direction d’une thèse, ce qui présente l’avantage d’introduire le jeune chercheur dans les milieux universitaires espagnols et de lui faire bénéficier de conseils éclairés. Il peut ainsi plus facilement obtenir des prix ou réussir à faire publier ses ouvrages en Espagne (comme cela a été le cas pour Stéphane Michonneau et François Godicheau).
            Lors de cet entretien, le rôle de la Casa de Velázquez de Madrid a aussi été évoqué.
Ancien membre de la section scientifique, Bernard Vincent en a été aussi le Secrétaire Général de 1978 à 1982. En outre, de 1983 à 1986, il a été responsable des établissements français à l’étranger auprès du Ministère. Il a pu ainsi nous confirmer que la Casa de Velázquez joue un rôle considérable dans le développement de la recherche historique sur l’Espagne dans la mesure où ses membres bénéficient de deux à trois années de travail dans les conditions les meilleures. Pourtant, c’est le « retour » des membres historiens de la Casa de Velázquez qui pose souvent problème et une fois encore, Bernard Vincent déplore qu’il n’y ait pas de politique de liens plus affirmés avec les départements d’Histoire des Universités tant françaises qu’espagnoles pour assurer les débouchés de ces jeunes historiens.
            Quant à la Société des Hispanistes Français, Bernard Vincent, tout en reconnaissant la nécessité des activités de caractère « corporatiste », regrette qu’elle n’ait pas des dimensions plus générales, mais rappelle qu’elle a été créée par des hispanistes venant des départements de Langue, Littérature et Civilisation. De ce fait, les historiens tout comme les géographes de l’Espagne ont du mal à s’y intégrer. Il conviendrait que la SHF rende ses congrès plus attractifs pour eux.
            Enfin, tout au long de l’entretien, la question de l’enseignement de l’histoire de l’Espagne dans les départements d’Histoire a été évoquée, en cela qu’il conditionne en partie le recrutement des jeunes chercheurs.
            En fait, la place de l’enseignement de l’histoire de l’Espagne contemporaine dans les départements d’Histoire reste relativement limitée dans la mesure où sont étudiées des questions thématiques englobant plusieurs pays ou plusieurs aires géographiques dans lesquelles une place peut éventuellement être faite à l’Espagne.
            Bernard Vincent relève encore, en ce qui concerne l’enseignement, que l’intérêt porte essentiellement sur la période de la Guerre Civile ou sur le franquisme et que tant le xixe siècle que les autres périodes du xxe siècle sont délaissés.
            Pour conclure cet entretien, Bernard Vincent rappelle que l’EHESS tient tout particulièrement à susciter des travaux sur le xixe siècle ainsi que sur la totalité du xxe et regrette qu’il n’y ait pas plus de jeunes chercheurs des départements de Langue, Littérature et Civilisation qui suivent les séminaires de l’EHESS, même ponctuellement.

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Auteurs

Christine Lavail
Article du même auteur :
Marie-Aline Barrachina, Femmes et démocratie : les Espagnoles dans l’espace public (1868-1978) [Texte intégral]
Paru dans Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, 2,
Jacques Maurice
Université Paris-X Nanterre, EA 369
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Présentation
Paru dans Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, 2,
Éditorial [Texte intégral]
Paru dans Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, 2,
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Paru dans Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, 1,
Editorial [Texte intégral]
Paru dans Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, 1