Denise Mendez
Universalisme et discrimination raciale

Il me paraît tout aussi important de faire ressortir la responsabilité de l'Occident tout entier dans la formulation et la propagation d'un racisme dont le IIIème Reich fut l'aboutissement extravagant - mais logique. Léon Poliakov
Si je m'intéresse à cette responsabilité de l'Occident dont parle Poliakov, il ne sera fait ici aucune allusion aux thèses raciales pseudo-scientifiques qui y ont été développées aux XIXème et XXème siècles par des intellectuels célèbresi je m'intéresse à des énoncés théoriques, à des lois et des codes que l'Occident a produits depuis le XVeme siècle et qui, quoique précurseurs du nazisme, ont été largement acceptés. Les statuts de pureté de sang promulgués en Espagne au milieu du XVeme siècle, le "Code Noir" de Louis XIV et les discours de Montesquieu sur les Nègres, tout autant que le Manuel des Inquisiteurs de Nicolas Emerich, sont l'oeuvre d'esprits raisonnables. Mais quelle est la Raison à l'oeuvre dans ce discours qui légitime les exclusions, les dominations, les destructions des hommes sur la base d'une telle différenciation négative?
L'intention qui préside à ce travail n'est pas de diluer le nazisme dans une critique globale du racisme occidental, mais au contraire de faire émerger ce qu'il y a de réellement spécifique dans la pratique nazie. Inversement, lorsque l'on prend le nazisme pour un fait totalement singulier, sans rapport avec le passé de l'Europe et sans connexion idéologique avec les pays européens dits démocratiques, on se prive d'éléments pour comprendre cette singularité monstrueuse.
La thèse d'Hannah Arendt comporte un piège épistémologique. Le couplage totalitarisme-camps-génocides permet bien de rendre compte des modes fonctionnels et des mécanismes d'engendrement de comportements criminels; mais, en fixant le dogme du totalitarisme comme l'envers de la démocratie occidentale, en niant les différences d'essence entre les deux grands totalitarismes, elle efface leur radicale opposition de principe en matière de racisme et de nation. Cette classification, héritage de Tocqueville, risque d'exonérer les démocraties occidentales de responsabilité dans la discrimination raciale et la criminalité d'Etat.
Ainsi, la résurgence actuelle des racismes et de l'anti-judaisme, au sein même des démocraties occidentales, sous de mêmes formes récurrentes, nous invite-t-elle à remonter dans l'histoire pour tenter de faire ressortir des modes constants d'engendrement des exclusions. Nous essaierons de dégager la particularité du mode discriminant élaboré par l'Occident, où la pratique discriminante est corrélée au discours universaliste égalitaire. Ce couplage apparaît d'abord avec le discours chrétien du XVème siècle, puis avec celui des Lumières. Nous tenterons ensuite de dégager la particularité de l'antijudaisme forgé par l'Occident Chrétien en prenant le cas spécifique de l'Espagne. Cette démarche constitue le détour nécessaire pour parvenir à suggérer quelques axes épistémologiques .
Tous les peuples de la terre ont pratiqué, à tour de rôle, discriminations et massacres, mais les Occidentaux sont les seuls à avoir produit de grands édifices philosophiques théologico-juridiques qui légitiment les dominations et exterminations. Cette tension entre droit et pratiques existe parce que c'est en Occident que s'est forgé le principe d'égalité porteur d'universalité, et c'est l'Occident qui a développé, à partir des grandes découvertes, un système économique nouveau qui impliquera un expansionnisme, une utilisation massive du travail humain devenu facteur neutre de production, et une rationalisation des modes de domination.
Si l'Occident est devenu le maître du discours, c'est non seulement en raison de sa puissance, mais aussi au nom du principe d'universalité. Or, au coeur des mécanismes de domination mis en pratique depuis le XVème siècle par la civilisation européenne (et son prolongement les Etats-Unis), se trouve la discrimination raciale. L'édifice idéologique racial nazi n' a pas surgi de la tête d'un dément, ni non plus des seuls mythes germaniques, ni d'une cruauté qui serait propre au peuple allemand; cette construction idéologique puise ses sources dans l'Occidentisme" (Alexandre Zinoviev). Au coeur de la rencontre des Européens avec des peuples exotiques au XVème siècle, on trouve déjà le paradoxe qui régira leurs rapports dans les siècles suivants : idéal d'égalité et idée négative de l'altérité.
L'Européen aura toujours le souci de fonder en droit sa politique de puissance. Dès 1493, le pape espagnol Alexandre Borgia fixe par une Bulle la ligne de partage des Indes Occidentales entre la couronne de Castille-Aragon et celle du Portugal. Puis les théologiens-juristes élaborent le Requerimiento, sorte d' Invitation-sommation qui doit être lue à voix haute aux Indiens. Elle se fait au nom de Dieu, de Jésus-Christ qui a légué son pouvoir au pape lequel a choisi de donner ce territoire, avec tous ceux qui l'habitent, à la reine de Castille et au roi d'Aragon. Au nom de cette vérité indiscutable, les Indiens sont invités à se soumettre gentiment, avec promesse d'être bien traités. Mais si ils refusent, ils seront alors soumis par la force, et c'est sur eux que retombera la responsabilité des choses mauvaises qui s'en suivront, sur eux et non sur les rois de Castille. On reconnaît là le principe de culpabilisation des victimes, inhérente au fonctionnement de l'exclusion-destruction.

Le discours universaliste chrétien à partir de la Conquête des Amériques : Statut des Indiens et des Noirs

C'est autour du statut des Indiens qu'est organisée la Controverse de Valladolid, 50 ans après la Conquête. Le débat entre théologiens n'est pas seulement théorique, il a aussi pour enjeu la meilleure rentabilité du travail dans les mines et plantations. Les Indiens serviront-ils davantage la couronne par leur maintien en esclavage ou par un autre statut? Sepulveda, grand théologien et conseiller de Charles Quint, s'oppose comme on sait au dominicain Las Casas qui, lui, a une longue expérience des Amériques et de la destruction des Indiensii. Sepulveda, auteur d'un Traité des justes motifs de faire la guerre aux Indiens, en appelle à Saint Augustin :" la perte d'une seule âme, morte sans le baptême, surpasse en gravité la mort d'innombrables victimes, fussent-elles innocentes". Pour justifier l'esclavage, il trouve une preuve de la non-appartenance des Indiens à l'humanité dans le fait "qu'ils ignorent l'usage de l'argent", et reprend les descriptions faites par Fernando de Oviedo : "le crâne des Indiens est trois fois plus volumineux que celui des Espagnols ce qui les rapproche de l'animal" Avec ou sans âme, les Indiens n'ont pas l'usage de la raison; encore aujourd'hui, dans certaines régions de Colombie on les appelle "les irrationnels".
Las Casas fait montre, lui, d'une sorte de paternalisme chrétien et se prononce en faveur d'un statut juridique des Indiens qui, tout en utilisant leur travail, protègerait leur vie. Mais à l'égard des Africains son sentiment est tout autre, la question de leur humanité ne se posant même pas. Las Casas, qui possède toujours des esclaves africains alors qu'il a renoncé aux amérindiens, écrit : "C'est une cécité incroyable que celle des gens qui vinrent dans ces terres et traitèrent leurs habitants comme s'ils étaient des Africains". Ainsi, dans cette échelle raciale, les Africains sont inférieurs aux Indiens. L'universalisme chrétien a ses limites : il s'arrête là où le système de production dans les mines et plantations exige, pour être rentable, le travail des Africains importés.
La traite négrière s'imposait pour des raisons économiques. En fait elle avait commencé dès le règne de Ferdinand d'Aragon. La traite était monopole royal que le roi sous-traitait par un Asiento (contrat d'utilité publique) fixant le transport aux Amériques, d'un nombre déterminé de nègres pendant un certain nombre d'années. La sous-traitance commence à opérer à grande échelle avec l'Asiento Gaverrod : Charles Quint accorde licence au financier flamand Gaverrod pour le transport de 4000 nègres.
Ainsi, le commerce négrier a-t-il toujours été réglementé par les gouvernants: Les réglements portant sur des contrats ayant pour objet, du bois d'ébène, des pièces d'Inde ou plus ouvertement, des Têtes de nègres, ont aussi contribué, par la neutralité de leur langage, l'indifférence de leurs normes comptables, à banaliser une activité criminelle. La logique économique à l'oeuvre a retiré à l'humanité, durant trois siècles et demi (le dernier bateau négrier est arrivé à Cuba en 1873), des dizaines de millions de personnes, dont il était prévu qu'un quart périssent au cours de la persécution, réclusion et transport maritime. Les Africains n'ont pas seulement été tués ou martyrisés, ils ont été soustraits de l'espèce humaine, par des lois et par un discours théologico-philosophique sous-entendant comme évidence, et loi naturelle, l'infériorité raciale.
- Le Code Noir de Louis XIV Le Code Noir a ceci de remarquable, comme le dit le philosophe Louis Sala-Molinsiii, de dire le droit au sein du non-droit. L'ordonnance royale de Louis XIV, publiée en 1685 en 60 articles, a pour but de "régler l'état et la qualité des esclaves dans nos Iles et d'y maintenir la discipline de l'Eglise catholique apostolique et romaine". Elle ordonne de baptiser immédiatement tous les Nègres nouvellement arrivés dans les îles, mais... ne fait aucune allusion à la manière dont ils sont arrivés : en somme, la traite est sans rapport avec la présence de ces nègres dans les possessions françaises. Le Code Noir a le souci de faire appliquer tous les rites catholiques aux esclaves, sans s'embarrasser des contradictions juridiques : les nègres peuvent être poursuivis en justice mais'eux -mêmes ne peuvent citer en justice. Ils sont "biens meubles" et peuvent être légués par testament. Leurs maîtres ne doivent pas les torturer ou mutiler, mais leur tailler les oreilles en cas de tentative de fuite et leur couper un jarret en cas de récidive. A noter que l'article premier "enjoint de chasser dans les trois mois, tous les juifs hors de nos îles" en conformité avec les édits applicables en France ainsi que ceux de Castille et du Portugal qui interdisaient aux juifs et aux nouveaux chrétiens de passer aux Amériques.
Le Code Noir concilie ainsi les voeux de l'Eglise et les intérêts de la nouvelle économie marchande. Mais on peut se demander, avec Sala-Molins, pourquoi le Code Noir n'a été dénoncé par aucun philosophe des Lumières, et pourquoi son abrogation définitive n'a eu lieu qu'en 1848.
Montesquieu et l'esclavage des Noirs Dans L'Esprit des lois, Montesquieu dénonce et exclut l'esclavage, dans la société des Blancs, mais il juge l'institution admissible dans d'autres sociétés; "il faut borner la servitude naturelle à certains pays particuliers de la terre (là où à cause de la chaleur les gens ne travaillent que par crainte du châtiment) : l'esclavage y choque donc moins la raison". Au chapitre XV, 5, "De l'esclavage des nègres", Montesquieu fonde l'esclavage sur la raison économique - "le sucre coûterait très cher si on ne faisait pas travailler des esclaves dans les plantations" - et dans le souci de mettre en accord le droit avec la raison économique, il énumère les conditions dans lesquelles il est permis au maître d'ôter la vie à l'esclave. Ultime argument : "ces individus sont noirs, des pieds à la tête, et ils ont le nez tellement écrasé qu'on ne peut même pas avoir pitié d'eux"
Comme chacun sait, les idées de Montesquieu sont reprises par les pères fondateurs de la Constitution des Etats -Unis d'Amérique. Si, selon John Adams, "l'Amérique est le grand dessein de la Providence pour l'inspiration des ignorants et l'émancipation de la partie servile de l'humanité", la Révolution de l'Indépendance Américaine ne fait pourtant pas entrer le Noir ou l'Indien dans ce grand dessein de la providence (alors qu'en 1750 il y avait sur ce territoire providentiel 400.000 esclaves Noirs et plusieurs millions d'Indiens, pour 1.850.000 Blancs). Les Indiens sont invisibles, en prélude à leur extermination; les Noirs, qui ont le statut d'animal-machine, sont utilisables sur plusieurs registres. Ainsi la Constitution de 1787 permet-elle aux propriétaires d'esclaves de calculer le nombre de suffrages qu'ils représentent, à partir de l'équation : I Noir = 3/5 d'un Blanc, ce qui renforce le poids électoral des états du sud, autant que la puissance politique des grands propriétaires d'esclaves.
Tocqueville, les Indiens et les Noirs. A de Tocqueville dont l'ouvrage La démocratie en Amérique est le bréviaire du libéralisme, a produit à propos des Noirs et des Indiens, un discours qui rend perplexe : "parmi ces hommes si divers, le premier qui attire les regards le premier en lumière, en puissance, en bonheur, c'est l'homme blanc, l'Européen, l'homme par excellence; au dessous de lui, paraissent le Nègre et l'Indien". Et plus loin : " ne dirait-on pas, à voir ce qui se passe dans le monde, que l'Européen est aux hommes des autres races, ce que l'homme lui-même est aux animaux? Il les fait servir à son usage, et quand il ne peut les plier, il les détruit".Quant au Nègre, en particulier : " si il devient libre, l'indépendance lui paraît souvent alors une chaîne plus pesante que l'esclavage même; car dans le cours de son existence, il a appris à se soumettre à tout, excepté à la raison. Il en est donc arrivé à ce comble de misère, que la servitude l'abrutit et que la liberté le fait périr".
Il ne faut pas s'étonner ensuite si, de retour en France et devenu membre de la commission chargé d'étudier les conditions de l'abolition de l'esclavage aux Antilles, M.de Tocqueville, exprime ses réticences : "si les nègres ont droit à devenir libres, il est incontestable que les colons ont droit à n'être pas ruinés par la liberté des nègres". "Il est équitable d'accorder aux colons une indemnité représentant la valeur vénale des esclaves mis en liberté"; en tout cas "il faut interdire momentanément aux esclaves le droit de devenir propriétaires".
Tocqueville ne manque pas de revendiquer les sources chrétiennes de sa philosophie politique : "c'est nous qui avons donné un sens déterminé et pratique à cette idée chrétienne que tous les hommes naissent égaux et qui l'avons appliquée aux faits de ce monde". Il observe la destruction des Indiens et la dégradation des Noirs avec le ton neutre du naturaliste observant la faune sylvestre : "Ces Indiens arrivaient autrefois jusqu'au bord de la mer, il faut maintenant faire cent lieues à l'intérieur du continent pour rencontrer un Indien. Ces sauvages n'ont pas seulement reculé, ils sont détruits." Quant aux Noirs, il observe "qu'ils ont tout oublié de l'Afrique et n'ont rien appris des Blancs, surtout pas la Liberté". Ce ton neutre laisse entendre qu'il y a une logique quasiment naturelle à l'oeuvre dans ce destin des Noirs et des Indiens. Toqueville résume ainsi sa vision : "A mesure que les indigènes s'éloignent et meurent, à leur place vient et grandit sans cesse un peuple immense. On n'avait jamais vu, parmi les nations, un développement si prodigieux, ni une destruction si rapide".
Tocqueville remarque que la vitalité de la démocratie des Blancs a pour corollaire la marginalisation ou la destruction des autres, mais c'est que ces autres n'étaient pas faits pour la démocratie. Ils sont différents des Blancs, ne montrent pas d'intérêt pour la propriété ou l'argent. Ainsi, trois siècles après le chroniqueur espagnol Oviedo, Tocqueville est choqué par cette indifférence à l'argent et à la propriété que manifestent Indiens et Noirs. De même que son prédecesseur, il voit dans ce comportement une anomalie indiquant une infériorité justifiant, dans le meilleur des cas, leur mise sous tutelle.
Ainsi, de Sepulveda, à Montesquieu, à Tocqueville, court l'idée que ces autres sont différents, et que leur différence oblige à les maintenir à l'écart d'un grand projet de société, qu'elle soit la cité de Dieu ou la démocratie des Blancs des Etats-Unis.
Le racisme anti-juif, spécificité européenne :Las Leyas de Pureza de sangre.
On sait que l'antijudaisme européen est né durant les derniers siècles de l'empire romain devenu chrétien, et que tous les pays d'Europe ont pratiqué des formes voisines d'apartheid ou d'élimination des Juifs; cependant, la particularité de l'Espagne mérite qu'on s'y arrête. C'est la première tentative de formulation juridique du rejet des juifs fondé sur le sang, la filiation. Faute de pouvoir formuler la différence sur des signes physiques visibles, il a fallu recourir à un critère de l'ordre du sacré; le pur et l'impur sont ainsi devenus l' ultime refuge du raisonnement d'exclusion.
L'invention et la codification de la pureté du sang a lieu au XVème siècle dans les territoires de la Péninsule ibérique qui sont sous domination de princes chrétiens. L'invention de la pureté du sang comme critère discriminant répond à la particularité de l'histoire de la Péninsule ibérique où ont coexisté trois religionsiv pendant près de cinq siècles (8 siècles pour la province de Granada), la différence de religion ne correspondant à aucune différence ethnique. Cette invention répond aussi à la nécessité d'imposer le catholicisme comme religion unique, sous une forme intégriste, avec dogmes et rites rigoureux et incontestables. Cette nécessité s'est renforcée au cours des XIVème et XVème siècles à travers toute l'Europe, en réaction contre les contestations internes (appelées hérésies), et pour résister à la montée de l'Islam (avec la prise de Constantinople par les Turcs en 1453). C'est pour faire face à tous ces périls qu'avait été institué à Rome le Saint Office de l' Inquisition en 1198 qui nomma des Inquisiteurs dans toute la chrétienté et fonctionna jusqu'au XIXème siècle. Cette institution produit du Droit et de la jurisprudence; parmi les codes de procédure, le Manuel des Inquisiteurs du catalan Nicolas Eymerich, publié en 1398 restera un ouvrage de référencev.
Au XVème siècle, la situation de la Péninsule ibérique est unique en Europe : trop de Juifs, trop de musulmans, trop de convertis douteux. Que faire? On essaie le massacre, on essaie la conversion. De grands massacres de juifs ont lieu en 1391 à travers toutes les provinces chrétiennes, ainsi que des conversions en masse, l'alternative étant l'épée ou l'eau du baptême. A Valence on évalue à 100.000 les conversions en quelques années. Le moine Vicente Ferrer fut proclamé saint car il portait à son actif, dans sa vie, le baptême de 35000 juifs6 et 8000 musulmans.
Mais le problème reste entier. Les décisions du Concile de Zamora, en 1313, qui prescrivait de maintenir les Juifs à l'écart des Chrétiens, "qu'ils ne partagent pas de repas, et surtout que les Juifs lettrés n'aient pas de discussion théologique avec les chrétiens"; ces prescriptions sont détournées. Les conversos, dits aussi nouveaux chrétiens (ou encore pour les Juifs, Marranos) occupent souvent des positions sociales équivalentes à celles des anciens Juifs. Certains sont même devenus moines, surtout chez les Hiéronymites, et il arrive que leur pratique religieuse ne soit pas d'une très chrétienne orthodoxie. Il faut donc innover. C'est à Tolède, le 5 juin 1449 que l'Alcalde Mayor, au nom du roi promulgue la première "sentencia estatuto" 7 :" vu le droit canon, et le droit civil, vu leurs hérésies, leurs crimes et leurs rébellions contre les vieux chrétiens, les conversos sont indignes d'occuper des charges privées ou publiques dans la ville de Tolède et dans tout le territoire sous sa juridiction".
Cela signifie que derrière le chrétien on va chercher le Juif. Le baptême n'aura servi à rien, il est impuissant à enlever la judéité, qui est une tache ("macula") dans le sang. Il faudra donc "limpiar la sangre", nettoyer le sang. Cela requiert du temps, des générations. L'élaboration d'un corpus de lois étendant les interdictions en raison de l'impureté du sang, province après province, se poursuivra pendant près de 100 ans jusqu'à l'adoption du dernier statut de pureté de Tolède en 1547, qui sera ratifié par le pape Paul IV en 1555 et par Philippe II en 1556. Il est à noter, qu'entre temps, il y aura eu le décret d'expulsion totale des Juifs d'Espagne à compter du Ier juillet 1492. En théorie il n'y a plus de Juifs en Espagne mais on continue à chercher le Juif derrière le converso. Même celui qui serait devenu chrétien sincère n'est pas aussitôt purifié. Il faut quatre générations d'ancêtres chrétiens pour parvenir à un degré de purification qui permette l'accès à certaines professions, et obtenir du tribunal la "carta de limpieza de sangre",. qui en atteste. La pureté de sang est nécessaire pour certaines charges aux Amériques. Miguel de Cervantes a demandé à trois reprises une charge de "contador de goletas" à Cartagena de Indias : refusé. Il est vrai que son père était chirurgien et présumé "nuevo cristiano", c'est à dire Juif.8
Le critère de pureté de sang, après généralisation des "Estatutos", deviendra un puissant instrument de contrôle idéologique et de structuration socio-politique de la nouvelle Espagne mono-religieuse et de son empire colonial. Dans le maintien de l'ordre social, il a un double effet : d'une part il exclut les marranes (ou conversos) des charges publiques importantes, des grands collèges (comme Salamanca), des ordres religieux et de la propriété terrienne, et permet une maîtrise des quotas de pouvoir politique entre le roi et l'église. D'autre part il donne un gage aux paysans pauvres et ignorants qui sont les seuls " viejos cristianos", les seuls qui ont le sang pur. Ils possèdent ainsi, l'honneur à défaut d'autre chose. Sancho Panza est l'incarnation de la vanité de l'ignorant "soy pobre, pero tengo honra de que no hay ningun judio en mi lignaje" (je suis pauvre, mais mon honneur est sauf car il n'y a aucun Juif parmi mes ancêtres).
Enfin, la pureté du sang permettra progressivement de réaliser l'homogénéisation idéologique d'une société hétérogène (qu'on appellerait aujourd'hui multiculturelle). La Sainte Inquisition qui détient l'autorité pour délivrer les certificats de pureté de sang, sera très inventive dans les procédures de dépistage de la race, et grâce au couplage "impureté de sang-hérésie", établissant la présomption du délit ou du crime, elle sera plus efficace dans la persécution des hérésies.
Le code de pureté de sang, élaboré d'abord pour opérer le contrôle social des Juifs et des Maures, engendrera, avec, l'obsession de la pureté du sang, une manie généalogique : l'idée de "caste" 9 liée à l'honneur. Cette obsession devenue règle se transfèrera aux Amériques où elle permettra de discriminer les métis, selon une classification extrêmement compliquée mélant des critères physiques et généalogiques destinés à reconnaître en droit la domination sociale de ceux qui possèdent les attributs Blanc -chrétien - sang pur - honneur, la caste supérieure étant "los Blancos de Castilla".10

Expulsion et déportation générale des Morisques d'Espagne: son exemplarité

Entre le mois de septembre 1609 et le mois de mars 1612, Neuf cent mille Morisques auront disparu du territoire espagnol. Auparavant , depuis le triomphe des rois catholiques , nombre d'entre eux auront déjà été déplacés et relocalisés sur ordre royal pour être mieux contrôlés . Ainsi en 1581 les cinq cent mille morisques de Grenade sont frappés d'expulsion vers l'Aragon , la Castille, ''Extremadure, en punition pour leur participation à la longue rebellion des Alpujarras qui a éclaté en 1567.
Cette fois, il s'agit de la solution finale11 de la Question Morisque, par leur 'élimination du territoire. Longuement préparée, elle est mise en oeuvre par une Milice spécialement constituée : la Milice de la Confrérie de la Sainte Croix , dont les membres portent une croix blanche sur leur vêtement. La Milice est chargée du recensement ,maison par maison et du fichage aussi discret que possible des morisques , travail qui exige du temps. Le jour venu, les rafles commencent d'abord à Valence où les déportés sont conduits sur des plages et des sites d'embarquement tenus par des militaires .(le roi a fait revenir dans la péninsule ses troupes spéciales (les Tercios stationnés à Naples et en Lombardie). Les deux cent cinquante mille Morisques de Valence ne se laissent pas embarquer facilement , et une résistance armée d'organise dans les montagnes que l'armée ne pourra vaincre qu'au termesde mois de poursuites et de massacres. Les opérations de déportation suivront à Seville, Grenade ,en Extremadure et Aragon, accompagnées de résistances armées, et de répressions necessairement sanglantes.
Dans cette grande déportation qui frappe un huitième de la population, qui a souvent l'aspect d'une chasse à l'homme, ceux qui échappent aux massacres, à la mort par inanition ou épidémie dans les camps de regroupement , n'arrivent pas tous en Berbérie, souvent ils se noient ou ils sont noyés. Les morisques rebelles valides sont envoyés aux galères , les femmes et enfants vendus comme esclaves. (quelques enfants sont placés dans des institutions religieuses pour en faire de bon chrétiens.)
La monarchie espagnole aura toujours le soucis de fonder en droit toutes ses décisions; ainsi le corpus juridique élaboré par les docteurs de l'église et par les conseillers du roi, constitute-t-il une anticipation frappante de l'ethnicisme et du racisme du XXeme siècle.
Les Morisques sont en effet, comme les autres espagnols un mélange de Celtes Ibères Wisigoths et de Berbèro-arabes, ils ne se connaissent pas d'ancêtres ailleurs que dans l'un des royaumes constitutifs de ce qui n' est devenu l'Espagne qu'un siècle plus tôt. Ils sont habitués à vivre comme leurs ancêtres depuis huit siècles, dans un climat de compromis entre des religions et coutumes diverses., c'est pourquoi, en dépit de l'instauration d'une religion d'état et du baptème qu'on leur a collectivement imposé, ils peuvent espérer continuer à vivre dans ce pays ,sur leur terre et selon leurs coutumes . Or, c'est justement parce que l'Espagne est le pays ,le plus métissé d'Europe, que la nouvelle féodalité catholique ayant à sa tête les Habsbourg , aura besoin de s'appuyer sur un corpus idéologique rigoureusement intégriste et intolérant pour assurer les fondements d'une hégémonie sans faille face à la montée en puissance de l'empire musulman ottoman et face à la menace d'éclatement du catholicissme sous l'effet des hétérodoxies.
Le terme de "nation" qui est introduit dans les textes à propos des juifs et des morisques ,vient compléter les statuts de pureté de sang. Les Morisques sont qualifiés de "nation impure" ce qui est le constat d'échec des conversions ( ainsi , les 250.000 morisques de Valence concernés par la déportation , sont les descendants de plusieurs générations de convertis ,puisque le royaume musulman de Valence est devenu royaume chrétien depuis 1240., et que le tribunal de 'l'Inquisition y a été installé en 1348). Devant l'impossibilité de purifier certaines "nations ", il faut les extirper du corps social afin qu'il retrouve la pureté de l' unité , l'unité de sa culture qui se confond avec l'unité de sa religion. L'Espagne à partir d'Isabelle la Catholique s'est inventée comme nation ayant une unicité fondée sur la religion qui aurait un rapport avec la qualité du sang. Le sens médiéval flou de nation, a glissé vers le concept de race qui s'est forgé rapidement et renforcé par la commémoration du 12 octobre , jour de la découverte de l'Amérique, comme DIA DE LA RAZA , hommage rendu chaque année en Espagne et en Amérique Latine à la "race des chrétiens" qui ont battu les Moros et qui ont conquis l'Amérique. Avec la Conquista, les idéologues de l'Etat espagnol, une fois de plus confrontés à d'autres cultures et religions, ont été conduits à réalimenter ce concept afin de légitimer leur domination par leur supériorité de détenteurs de la vérité religieuse et de la supériorité raciale. En somme, l'expulsion générale des morisques est un modèle de base de "purification ethnique" qui fonctionne, en l'absence d'ethnie véritable , par la fabrication d'une une entité-repoussoir ; il témoigne de la redoutable efficacité politique de certains mythes lorsqu'ils sont enrobés d'une éthique religieuse à prétention universaliste .
On aura aisément relevé les parentés formelles et fonctionnelles entre la codification de la "limpieza de sangre" et les lois raciales nazies. Les lois de Nuremberg de 1935 pour la protection du sang et de l'honneur allemand sont l'écho du statut espagnol qui assure la supériorité de ceux qui ont la "caste" et l'honneur (qu'on définit aussi par "Godos", par allusion aux Visigoths qui habitaient l'Espagne avant l'islamisation). Les nazis ont inventé le "passeport des ancêtres", les Espagnols " la carta de limpieza".
L'invention de la pureté de sang qui se forge comme critère de contrôle des populations, avec déportations, emprisonnement, élimination, et contrôle de l'orthodoxie de la pensée. En Espagne, derrière la fiction du sang pur, on poursuit l'hétérodoxie de la pensée, dans le but de mettre fin à un débat qui n'est pas seulement théologique mais philosophique : plusieurs philosophes juifs, entre le XIIème et le XVème siècle, mettent à mal le raisonnement scolastique.
. Enfin, interdire la cohabitation avec Juifs et Maures, même convertis, c'est aussi éviter le risque des influences réciproques et de la relativisation de la croyance.
Hitler voit également dans le Juif le contestataire, le bolchevik, le Judeo-bolchevik étant le modèle absolu de l'hérétique, et le marxisme la suprême hérésie en raison de son cosmopolitisme. Le métissage racial risque de concourir au cosmopolitisme. Les premières lois raciales sont prises contre les bâtards de Rhénanie. Les enfants issus de soldats Noirs de l'armée d'occupation française en Allemagne (1ere Guerre mondiale) et de filles allemandes, doivent être stérilisés en 1934, en raison du fait que la "bâtardisation" met en cause "l'identité et l'authenticité de la culture nationale allemande"
Cette tentative d'ancrage du préjugé anti-judaique dans l'histoire de l'Occident chrétien pourrait se nourrir de milles autres exemples tragiques. Il y a eu pendant plus de 1500 ans une pratique judéocide récurrente dans l'espace européen. C'est une histoire unique dont le nazisme a été l'aboutissement - logique, comme dit Poliakov. Mais l'unicité du Judéocide ne doit pas interdire de comprendre par quoi il se rattache aussi aux autres génocides de ce siècle et des siècles antérieurs. Il y a des sources communes aux divers racismes. Les exclusions du corps social sur la base d'un préjugé inventant la race ne sont pas le propre du nazisme ni du totalitarisme. La démocratie que Tocqueville a prise pour modèle a détruit des peuples en toute bonne conscience. Il y a eu et il y a toujours un racisme et un antijudaisme endémiques aux sociétés occidentales, même démocratiques et libérales.
Le fait d'avoir fondé leurs régimes politiques sur le principe d'égalité universelle n'a jamais été un obstacle aux discriminations et aux dominations, car la raison occidentale est aussi une raison pratique utilitariste. Or, le racisme et l'antijudaisme paraissent remplir des fonctions nécessaires dans la société occidentale. Hitler n'a pas été seul à dire que "si le Juif n'existait pas, il faudrait l'inventer". C'est peut-être sur ces fonctions qu'il conviendrait de s'interroger. Pourquoi des sociétés si raisonnables ont-elles besoin de discriminer, d'exploiter et de détruire? Quels mécanismes fabriquent de l'altérité négative? Qui doit être dominé, exterminé? Quelle est la place du conflit de classes dans les modalités de discrimination? Il est assez vain d'interroger le monstre, c'est plutôt au raisonnable qu'il faut demander des comptes. Le maréchal Lyautey, élogieux, recommandait: "tout Français devrait lire Mein Kampf". C'était un homme raisonnable, comme l'était le roi Edouard VIII et des milliers d'autres.
Lorsque le philosophe Yeshayahou Leibovitz dit qu'"intellectuellement, la Shoah est le problème des Non-Juifs", il indique que l'acte monstrueux interpelle l'ensemble des non-Juifs qui, sur le long cours des choses, ont concouru à l'avènement de cet acte. Comment ne pas rappeler que si le judéocide nazi est la négation de la condition humaine, cette même condition humaine a aussi été refusée aux Noirs et aux Indiens durant les siècles de traite et d'extermination, et à d'autres peuples encore. Cela aussi est le problème des Non-Noirs et des Non-Indiens.

1. Sur ces questions voir les ouvrages de P. A. Taguieff.
2. L'indication de la mesure de la destruction des Indiens est donnée par l'exemple du Mexique qui avait 25 millions d'habitants environ au moment de la Conquête, et 1 million en 1600.
3. Le Code Noir ou le calvaire de Canaan. Présentation et commentaire de Luis Sala-Molins. Paris, PUF, 1987.
4. Cf M. Marin et J. Péres éd., « Minorités religieuses dans l'Esapgne médiévale », Revue du monde musulman de la Méditerranée, n°63-64, Edisud, 1992.
5. Le Manuel des inquisiteurs. Introduction, traduction et notes de Luis Sala-Molins. ed: Mouton et Ecole Pratique des Hautes Etudes. 1973.
6. Luis Suarez Fernandez :Les Juifs espagnols au Moyen Age. Paris .Gallimard 1980
7. Pierre Chaunu ; L'Espagne de Charles Quint .Paris CEDES 1973
8. Americo Castro ,Cervantes y los casticismos españoles . Alfaguara. 1974
9. Americo Castro , La Edad Conflictiva .Taurus . Madrid. 1976.
10. Cecil Roth , Los Judios secretos. Historia de los marranos. Alttalena .Madrid 1979
11. Rodrigo de Zayas , Les Morisques et le racisme d'Etat. . La Différence. Paris. 1992

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