Élisabeth Claverie
Religion et politique
(terrain n°51 septembre 2008. Religion et Politique)

Texte intégral

            Ce numéro de Terrain n’a pas été organisé autour du « symptôme Al Qaeda », pensé comme illustration parfaite du lien essentiel entre intolérance, fanatisme et religion vu par l’Occident et dénoncé par lui, ni comme illustration des revendications identitaires et des frustrations tiers-mondistes visant à rééquilibrer les forces dans un monde globalisé. Ces thèmes sont omniprésents et aujourd’hui constamment analysés, souvent avec acuité et pertinence. Nous avons plutôt voulu pointer la capacité actuelle des instances politiques et religieuses à entrer en contact sous toutes sortes de formes relationnelles : le rejet radical, l’instrumentalisation mutuelle, les accords tacites, les connivences, les emprunts. Nous avons voulu montrer les accès du religieux à la sphère publique, les politiques du religieux (« the politics of religion », disent les anglosaxons), mais aussi les accès du politique aux formes, aux mots et aux symboles du religieux.

            On constate partout le développement récent d’un espace dans lequel des acteurs, institutions, pratiques, dispositifs et dispositions du politique1et du religieux2interagissent sous tous les rapports et à tous les niveaux, se combinant selon des formules toujours renouvelées, s’empruntant mutuellement des techniques et des savoir-faire, mais aussi des enjeux de mobilisation. C’est ce que montrent abondamment l’histoire et l’actualité, mais aussi les récits et les analyses anthropologiques, sociologiques, historiographiques, qui s’attachent à la prise en compte de ce phénomène (Appadurai 2005). Cette interrelation produit souvent des formes mixtes stabilisées, voire instituées, comme le sont certaines politiques ultra-nationalistes qui s’appuient sur de constantes réinventions de type messianique. Souvent chargées d’affects d’appartenance, ces formations mixtes politico-religieuses sont à peu près partout aisément mobilisables par des entrepreneurs religieux et / ou politiques qui les nouent ensemble. Immédiatement compréhensibles par les acteurs, elles offrent ainsi une grande économie de traductions et de médiateurs.

            Ce fut récemment le cas des constructions ethno-nationalistes de plusieurs pays de l’Europe de l’Est et d’Asie centrale lors de leurs opérations de sortie du régime communiste, mais aussi dans les entreprises dictatoriales du cône sud-américain dans les années 1970, par exemple. On peut alors assister à des processus d’une violence extrême, dont on ne peut ici analyser toute la complexité. C’est ainsi qu’on a pu voir en Slavonie (Croatie), pendant la guerre de 1991, deux églises d’une même bourgade, situées à deux cents mètres l’une de l’autre, l’une catholique, l’autre orthodoxe, portant toutes les deux le vocable « Sainte Marie » dans leur intitulé, chacune détruite par l’ethnie de l’autre, tandis qu’étaient minés leurs cimetières respectifs en signe de volonté réciproque d’éradication des communautés et de leurs symboles.

            Comme l’a montré Maurice Bloch (1997), violence et religion ont partie liée, les rituels religieux instaurant liaisons et déliaisons, ordre et hiérarchie dans le tissu social. Cependant, de façon moins fondamentale et en raison de l’accès croissant des sociétés au relativisme ou au pluralisme, on observe aussi des situations dans lesquelles les actions violentes et / ou pacificatrices se négocient et tournoient entre des acteurs multiples : États, organisations juridiques, groupes de pression, associations confessionnelles. Émergent alors des catégories sémantiques qui peuvent être agies et comprises dans les deux sphères, par exemple « justice », « futur / passé », « vivants », « morts », « martyrs », « pauvres », « riches », « la terre », etc. On peut noter aussi que l’argument du lien essentiel entre la violence (symbolique) et la religion risque de masquer certaines des ressources que cette dernière peut offrir et qui sont considérées, ici et maintenant, par certains, comme essentielles et seules capables de procurer un espace échappant, un instant, aux autres déterminations ou à l’absence du politique. C’est le cas dans des situations où l’accès au politique est « confisqué » – et il l’est souvent. Devenu hors d’accès, le politique n’offre alors plus aucune prise pour les personnes. Dans ces cas si fréquents de privation de toute possibilité politique « citoyenne », de possibilité politique de construction d’un collectif, de repères, de dispositifs et d’un avenir, une séance de divination ou une séance de guérison charismatique donnent à certains des plus exclus, espoirs et appuis existentiels.

Le règne de la critique

            S’agissant des sociétés européennes, l’ouvrage de Reinhart Koselleck, Le Règne de la critique (1979) – qui s’attache à décrire et à thématiser pour une application plus générale la façon dont la monarchie, en France, a réussi à surmonter les guerres de Religion au xvie siècle sans diviser le royaume – a contribué à renouveler la vision sociologique des processus de sécularisation en leur donnant une configuration duelle asymétrique. Koselleck met en effet en évidence une tendance : la lente émergence, après ces guerres, de l’idée selon laquelle, si l’on relègue le religieux dans « le for interne », « dans l’espace privé », il peut alors être protégé et garanti par l’État, et dès lors diverses appartenances et opinions religieuses peuvent cohabiter et cesser d’être l’objet de persécution par les parties adverses ou par le pouvoir. Le prix à payer étant la délégation au souverain de tous les pouvoirs (absolutisme) et du contrôle exclusif de la violence. D’un côté donc, un « for interne » préservé, libre des inquisitions étatiques comme des questionnements publics, de l’autre une puissance politique forte dégagée, malgré des jeux de soutien mutuel, de l’emprise totale, fondatrice et principielle du religieux.

            Cette vision (théorique et critique) de l’accès à une autonomie du politique fut reprise et thématisée tout au long du xviiie siècle par les Lumières, cette fois contre l’absolutisme, et entra fortement en tension avec les courants de l’intégralisme politico-religieux. Ainsi, la première question de Voltaire, quand il eut pris connaissance de l’affaire du chevalier de La Barre – un jeune militaire accusé de blasphème pour avoir donné des coups de couteau sur un grand crucifix fixé sur un pont à Abbeville –, fut-elle : « Mais que faisait cette croix dans l’espace public ? pourquoi n’est-elle pas dans une église, là où elle appartient ? » Cette position, objectivée et subjectivée, fut ensuite reprise, à travers de nombreuses péripéties, comme un des modèles de la laïcité française, à côté d’alternatives communautaristes par exemple.

            L’ «affaire du voile», en France, vint troubler ces équilibres en faisant entrer en contact, dans un espace républicain, des formules différentes de la relation religieux / politique. Ce fut non seulement la manifestation publique de prescriptions religieuses ou domestiques « là où elles n’appartiennent pas » en principe, c’est-à-dire l’espace public, mais aussi la réaction politique d’autres pays aux réactions françaises. L’espace politique fut alors confronté à d’autres formules d’acceptation et de rejet de l’autre. Mais dans ce cas de figure, c’est ce qu’a pointé Claire de Galembert (à paraître) qui nous intéresse ici : l’ensemble des institutions mobilisées dans cette affaire, à savoir les jeunes filles, leurs familles, des imams, des associations, les professeurs, les directeurs d’établissement, les psychiatres, la presse, le Conseil d’État, et enfin, avec l’article 9, un tiers juridique international, la Cour européenne des droits de l’homme. À partir d’une « affaire de voile » d’abord statuée comme relevant de la séparation public / privé, Galembert montre qu’une cosmopolitique se met en place. Cela avait déjà été le cas – inverse, et toutes proportions gardées – avec Voltaire et le chevalier de La Barre, via une correspondance, des libelles, des factums, un procès, une presse : un débat avait été mis en branle sur ce qui ressortit au public et au privé, au rationnel et à l’irrationnel, visant à promouvoir la séparation des lieux assignés à la négociation entre la Terre et le Ciel face à ceux qui voulaient un recouvrement intégral de l’un par l’autre. Ces politiques de confinement, conçues comme émancipatrices par les élites critiques, sont cependant à nouveau prises à partie et brouillées par les groupes exclus de tout accès au politique (et ils peuvent être nombreux, quelquefois la société entière). Comme on sait, le religieux se trouve aujourd’hui à nouveau au centre d’» affaires » qui mobilisent le politique et la critique.

            Enfin, il semble que, contrairement aux expectatives du « projet de désaliénation », le confinement du religieux dans le « for interne » a contribué à développer, en la subjectivant, la façon dont les attachements intimes sont susceptibles d’être étendus au politique et de le soutenir dans le cas de manipulation de la part d’entrepreneurs politiques. Dans certains cas de figure, selon les « montages », cela peut produire des espaces pacifiés, dans d’autres, la violence, l’oppression, la discrimination. En effet, il nous apparaît que c’est bien leur ancrage dans l’intime qui crée un attachement (ou un détachement) aux dispositifs religieux, ceux-ci pouvant ensuite servir d’appuis à des espoirs de réversibilité personnelle et politique.

            Dans un exemple que je connais bien, celui du sanctuaire marial international de Medjugorje, en Bosnie, comme dans de très nombreux cas, on voit bien que le succès du site vient de sa capacité à conjuguer ces deux échelles de réversibilité, mobilisant ainsi des affects profonds. En effet, en ce lieu comme en de nombreux sites religieux, on peut demander, de manière très investie, aussi bien une guérison personnelle que l’indépendance de la nation. On sait que les discours eschatologiques conjoignent également ces deux échelles.

            Souvent véhicules les uns des autres dans la sphère publique, les intérêts du « politique » et du « religieux » peuvent s’allier, se confronter pacifiquement ou s’opposer et s’exclure, mais ils produisent toujours des médiateurs ou des porte-parole qui s’intercomprennent. La qualité de plasticité pragmatique de ces liens, rôdés, semblant parfois usés mais toujours réactifs et inventifs, associée à une qualité opposée, celle de leurs structures analogiques sur le plan symbolique et fonctionnel, fait de cette relation un objet devenu à nouveau « bon à décrire » et « bon à penser » pour les sciences sociales3.

            Nous partirons cependant de l’hypothèse de l’autonomie réciproque de ces deux sphères. Elles ne contiennent pas les mêmes êtres. C’est, à nos yeux, depuis ces autonomies respectives que des relations (hostiles, de compromis ou de renforcement mutuel) sont possibles. Pour nous en effet, à la suite notamment de Paul Veyne4et de Bruno Latour, il y a une spécificité du « sentiment religieux » : on ne peut le « rabattre » sur le politique, dont il n’est ni le masque ni l’expression. Cela n’empêche pas qu’il y ait des situations qui adoptent ce format ou qui relèvent de cette interprétation. Le centre de pertinence de cette relation est cependant parfois déplacé vers la façon dont les auteurs la négocient sur le vif.

            On peut ainsi constater qu’à côté d’une certaine permanence des motifs éthiques, de leurs jeux de positionnement et de l’appui qu’ils donnent à la reproduction des configurations du permis et de l’interdit, de nouveaux thèmes sont saisis et travaillés par les institutions religieuses, et sont investis par des acteurs religieux capables de reconfigurer la scène des débats publics ou, en tout cas, d’y prendre part. C’est que de nouveaux messages, de nouveaux intérêts, de nouveaux groupes nationaux ou sociaux veulent participer aux jeux de l’histoire « ouverte », y installer leurs modalités d’autoprésentation et bousculer le jeu des hiérarchies. Leur signature identitaire passe souvent par des revendications religieuses porteuses de points de vue critiques, mais il leur arrive aussi de n’en être pas moins fondamentalistes, trouvant alors rapidement quelques difficultés à se loger. Radicaux, modérés ou conservateurs, ces nouveaux groupes arrivent sur une scène dont ils exigent qu’elle soit un globe5pour eux aussi – si ce n’est un monde, au sein duquel puissent circuler de nouvelles équations d’équivalences. Ces nouveaux thèmes, l’écologie, le pluralisme, la paix, la guerre, les politiques de réconciliation, les politiques de la mémoire, le travail d’acceptation du décentrement des points de vue occidentaux, modifient de manière fort diverse les théologies et les politiques.

            Ces différentes thématiques sont abordées dans ce volume de Terrain, même si, bien sûr, nous n’avons présenté ici que quelques figures d’» accrochage » et d’interrelations. Ainsi, la façon dont ont été investies et construites les ong de pacification (Sandrine Lefranc, Marie Balas), la plasticité idéologique et politique et la maîtrise technologique de groupes pentecôtistes aux États-Unis (analysées par l’anthropologue américaine Susan Harding), le jeu d’échanges du politique et du religieux dans des situations multiconfessionnelles (Emma Aubin-Boltanski, Élisabeth Claverie).

            D’autres types de liens, par défaut, sont en jeu avec l’observation de la stratégie des acteurs dans leurs « politiques de victimisation » et leurs difficultés d’ajustement. C’est le cas des célébrations, incompatibles avec la scène républicaine, de la diaspora des Ukrainiens de l’ouest de l’Ukraine en France, analysées par Valérie Kozlowski. Mais le politique peut aussi se prêter autrement au religieux, comme le montre l’article de Deborah Puccio-Den, qui expose les ressources que l’analogie religieuse offre à une situation de mobilisation politique.

            L’ensemble de ce numéro veut ainsi montrer quelques-unes des figures du glissement du religieux au politique, et inversement. Ce brouillage des instances est dû, à nos yeux, à un savant jeu d’échanges de ressources : de la sphère privée au dévotionnel – le dévotionnel se constituant souvent comme lieu des attachements essentiels : protéger les siens, sa terre, son pays –, puis du dévotionnel au politique. Selon ses intérêts du moment, le politique laisse faire, voire encourage, ou non. Cette montée en généralité, attachée souvent à des dispositifs politiques à partir desquels les manipulations sont aisées, peut évidemment représenter une source de mobilisations efficaces autant qu’inquiétantes si des instances politiques démocratiques ne peuvent ou ne veulent leur assigner des limites.

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Bibliographie

Appadurai Ar., 2005 Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot ».
Bloch M., 1997 La Violence du religieux, Paris, Éditions Odile Jacob.
Devji F., 2005 Landscapes of the Jihad: Militancy, Morality, Modernity, Ithaca (New York), Cornell University Press.
Galembert Cl. De, (à paraître) « La domestication du droit international, la carrière de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme dans la controverse du droit islamique », L’Année sociologique.
Koselleck R., 1979 Le Règne de la critique, Paris, Éditions de Minuit.
Veyne P., 2006 « Religion et politique dans l’Antiquité », in Religion et politique, actes du colloque « Rendez-vous de l’Histoire » organisé à Blois (2005), Nantes, Éditions Pleins feux, pp. 44-60.

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Notes

1 Nous donnerons ici une définition minimale : le gouvernement de la cité et ses techniques sociales, les liens sociaux qui organisent la régulation du pouvoir, les liens sociaux entre les groupes.
2 La prise en compte d’entités non présentes empiriquement, mais considérées comme intervenant dans le monde, et les médiateurs, les dispositifs ou institutions qui mettent cette relation en œuvre.
3 De nombreux colloques et numéros spéciaux de revues en témoignent. Ainsi, la toute récente publication d’un numéro spécial de Sociologie et Sociétés, vol. 28, n° 1, 2006, « Religion et politique dans les sociétés contemporaines ».
4 « L’incroyant que je suis n’en est pas moins persuadé que le point central des religions, c’est-à-dire le sens du divin, est une réalité spécifique, le divin est un noyau infracassable irréductible à tout autre, comme par exemple, le sens de la beauté, inexplicable par d’autres sentiments, par quelque besoin de consolation, par quelque inquiétude devant l’univers, et tout ce qu’on voudra : le divin, que les sociologues appellent le sacré, éveille une affectivité particulière que lui seul peut susciter, il possède une “qualité” que lui seul peut avoir » (Veyne 2006).
5 « In its sheer gigantism, therefore, the globe that militants describe appears to have stretched beyond the language of religion itself, so that the logos and emblems of jihadi groups frequently represent it as an abstract and completely foreign entity to be conquered and assimilated into the experience of Muslim life. Entirely typical instances of this are images of the globe planted with a flag bearing the Islamic credo or skewered by a scimitar like some monstrous kebab. […] Unlike Muslim politics of a previous generation, the new militancy is concerned neither with national states nor with international ideologies, though like other global movements dedicated to the environment or peace it does not therefore seek to overturn these, taking instead the globe and all who inhabit it for sites of action. » C’est ainsi que Faisal Devji (2005), jeune historien spécialisé dans les études sur les mouvements fondamentalistes islamistes, fait contraster « monde » et « globe » pour situer le lieu de l’action des mouvements islamistes en général, et d’Al Qaeda en particulier.

Pour citer cet article

Référence papier

Claverie E., 2008, « Religion et politique », Terrain, n° 51, pp. 4-9.

Référence électronique

Élisabeth Claverie, « Religion et politique », Terrain, religion-et-politique - Religion et Politique (septembre 2008), [En ligne], mis en ligne le 16 septembre 2008. URL : http://terrain.revues.org/index10733.html.