Françoise THÉBAUD

Geneviève DERMENJIAN, Jacques GUILHAUMOU, Martine LAPIED (dir.), Femmes entre ombre et lumière. Recherches sur la visibilité sociale (XVIe-XXe siècles), Paris, Editions Publisud, 2000
(CLIO, 18, 2003)

Fondé en 1994, le Groupe de Recherches Femmes-Méditerranée (GRFM) s'inscrit, avec son originalité, dans la tradition du pôle provençal de recherches sur les femmes et le genre, longtemps incarné par le CEFUP (Centre d'études féminines de l'Université de Provence). Comme ce dernier, il constitue une équipe pluridisciplinaire (histoire, sociologie, linguistique, philosophie, littérature) et privilégie la longue durée, en étudiant les femmes dans le monde méditerranéen du XVIe au XXe siècle. Après s'être intéressé aux espaces et pratiques sociales et particulièrement à la question des rapports entre femmes et pouvoirs, l'équipe décline ici un parcours sur le thème de la visibilité sociale, conçue « comme une grille de lecture des faits qui renvoie à l'expérience concrète des acteurs individuels et collectifs » (p. 16).

Le premier objectif de l'histoire des femmes, expérience déjà trentenaire, fut de rendre visibles les femmes du passé (Becoming Visible titrait un célèbre ouvrage collectif américain qui connut trois éditions), et de forger ainsi une mémoire collective qui n'oublie pas la moitié de l'humanité. Par sa fonction autant civique qu'historiographique ­ « le regard sexué des savants et des hommes de pouvoir a été impitoyable » (p. 317) ­, cet objectif reste d'actualité et peut donner de beaux livres comme Marseillaises auquel a participé une partie des membres de l'équipe. Mais, centrée sur la dialectique visibilité-invisibilité, l'approche est ici plus complexe et s'interroge sur les procédés de l'invisibilisation, sur les conditions, les buts et les conséquences de l'accession des femmes à la visibilité.

Intitulée « Femmes sous influences », la première partie s'attache d'abord aux formes de visibilité (visibilité des veuves chefs d'entreprise, dévoilement de femmes à l'occasion de conflits avec la hiérarchie ecclésiastique, de procès ou de déclarations de grossesses illégitimes sous l'Ancien Régime) et d'invisibilité des femmes dans des espaces où la norme masculine est forte : l'Église catholique, l'économie ou la synagogue, où les femmes restent reléguées, après l'émancipation des juifs de France en 1791, dans des galeries surélevées. Certes longtemps vouées à l'espace privé des épouses et des mères, les femmes ont su jouer de ces rôles imposés (valorisation sociale de la mère au foyer par exemple) et négocier de nouvelles dynamiques. Les contributions privilégient ensuite les représentations imaginaires (la Provençale, la Baiana, l'iconographie révolutionnaire), forme de mise en visibilité symbolique qui cache les femmes réelles sous le regard des autres. Une deuxième partie intitulée « Mise en visibilité des femmes » rassemble en contrepoint une dizaine de contributions qui analysent à la fois comment les femmes accèdent à la visibilité (par l'écriture ou leurs actes), comment elles jouent des attentes sociales (Les Résistantes par exemple), comment elles sont perçues lors d'événements-ruptures auxquels elles participent : la Révolution, la Deuxième Guerre ou la Libération où elles obtiennent le droit de vote.

Ainsi constitué, l'ouvrage est de belle facture, même si l'on peut déplorer la présence intempestive au milieu des lignes de plusieurs mots coupés en deux et dotés d'un trait d'union. Si l'ensemble peut apparaître quelque peu éclaté, il reste cohérent et stimulant : d'une part, il est toujours à la fois difficile et heuristique de faire tenir ensemble des propos très divers ; d'autre part, les deux contributions les plus éloignées de l'approche dominante historique et littéraire sont particulièrement intéressantes, tant l'analyse du langage en discours d'un énoncé publicitaire que celle de l'usage des images en science sociales. Enfin, dotée « d'une vraie problématique historique », Femmes entre ombre et lumière témoigne de la maturité des recherches sur les femmes et le genre : s'interroger sur la visibilté sociale conduit en effet à prêter attention à l'historicité des sources et de la parole des femmes, à dévoiler la complexité et le caractère non linéaire des processus de domination et d'émancipation.