Gabriel Audisio

Religion et pouvoir légitime. Christianisme,islam
Rives Nord-Méditerranéenes, 19-2004.
http://rives.revues.org/document166.html

S'interroger sur les rapports entre religion et pouvoir légitime c'est poser une question très simple : qu'est-ce qu'un pouvoir légitime pour une religion donnée ? Comme il arrive souvent, à question simple, parce que fondamentale, réponse complexe, parce que nuancée. D'abord évidemment il convient de préciser non seulement de quelle religion il s'agit mais encore, pour une même religion, le contexte temporel, spatial, etc. Par ailleurs, de quel pouvoir s'agit-il ?

Alors que se déroulait le programme « Religion et pouvoir » de l'UMR TELEMME, il avait paru non seulement pertinent de poser la question indiquée ci-dessus comme point de réflexion particulier du thème général de la recherche engagée, mais aussi opportun de le faire pour deux raisons qui tiennent à la conjoncture à la fois de la situation mondiale et de la recherche. La première ne tient pas tellement au nombre de gouvernements existants de par le monde sur la légitimité desquels on peut s'interroger, ce qui, en fin de compte n'est pas nouveau, mais plutôt à cette nouvelle règle du droit international, apparue et légitimée pour le règlement du sort politique de l'ex Yougoslavie, à savoir le fameux « droit d'ingérence » : dans certaines circonstances, la communauté politique internationale peut intervenir par la force dans un pays et lui imposer sa loi. Il était déjà difficile à appliquer et à justifier, puisque tout le problème réside dans la définition des conditions requises pour autoriser une telle intervention. Mais un nouveau pas a été franchi ensuite avec le cas irakien en 2003 : plusieurs pays, sans l'aval de l'autorité internationale ni le consensus des nations ont déclaré la guerre à l'Irak et ont envahi ce pays. Ces événements ont renvoyé juristes et politiques, voire moralistes, à la question de la légitimité d'un pouvoir, en l'occurrence celui de la guerre. Que les historiens, eux aussi, y aient été confrontés n'a rien de surprenant : ils puisent dans le présent, qu'ils vivent, les questions qu'ils posent au passé. « Le proverbe arabe l'a dit avant nous : `Les hommes ressemblent plus à leur temps qu'à leurs pères'1

La seconde raison qui a poussé à cette réflexion sur la légitimité du pouvoir renvoie à la lente dérive de nos universités, dont les chercheurs, submergés de plus en plus par les tâches diverses qui leur sont imposées, lesquelles n'ont aucun rapport avec la recherche, ont de moins en moins le temps de relire, et parfois même de lire, les auteurs fondamentaux, y compris dans le domaine de leur propre spécialité. Nous ne connaissons plus nos classiques, de sorte que certains pensent naïvement avoir effectué une trouvaille alors qu'elle date parfois de plusieurs siècles, et cela par simple ignorance. Et pourtant ! Ne l'oublions pas, profitant de l'immense travail effectué par nos prédécesseurs, « nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants2. » L'ignorer c'est se priver d'une réflexion particulièrement riche, parce que élaborée dans l'épaisseur du temps. Revenir à la pensée de quelques grands aînés sur la question paraissait ainsi bienvenu.

C'est pourquoi une journée d'études consacrée à cette question s'est tenue à la MMSH le 19 mars 2003 : n'est-ce pas un curieux hasard, d'ailleurs, que ce fut également le jour de l'invasion de l'Irak ? Le présent numéro publie les interventions des orateurs qui intervinrent à cette journée. Je dois d'emblée fournir une explication, pour que ne surgisse aucun malentendu. Nous avions souhaité provoquer une approche multiple, à la fois pluri-religieuse et diachronique, pour favoriser la vision comparatiste ; seuls les mondes chrétiens et musulmans ont pu être abordés, faute de participants spécialistes du judaïsme qui, quoique contactés longtemps à l'avance, comme les autres, se sont soit récusés d'emblée soit désistés, parfois peu avant la date de la rencontre, le plus souvent pour d'excellentes raisons, faut-il le préciser ?

Nous voici donc avec cinq contributions qui nous renvoient toutes à des textes ou des auteurs qui ont pu marquer dans le domaine qui nous réunit, ce qui était précisément l'objectif poursuivi. La pensée chrétienne s'est trouvée très tôt confrontée au problème. Bien sûr dès l'antiquité, au temps de l'empire romain païen, mais aussi, d'une autre façon, dans le contexte constantinien, avec le christianisme devenu religion d'État. Quant à la suite, pour se limiter au domaine occidental, moyen âge, temps modernes et contemporains fourmillent de ces querelles entre pouvoir religieux et pouvoir politique : querelle des investitures, triple couronne pontificale, couronnement des rois et des empereurs, Pragmatique Sanction de Bourges, concordats, acte de suprématie anglais, Quatre articles, séparations des Églises et des États… Revenir, avec J.-P. Boyer, à la pensée de Thomas d'Aquin pourrait sembler une évidence, voire une banalité, si l'on ne constatait d'une part que retrouver, dans la masse de sa production, la pensée du docteur angélique sur cette question et tenter de la préciser relève du défi et, d'autre part, que trouver un historien spécialiste de cet auteur, pourtant fondamental dans la formation de la pensée, y compris politique, de l'Occident relève du parcours du combattant. La pensée réformée ouvre, au XVIe siècle, un nouveau champ de la réflexion sur ce thème3. Autre gageure : préciser la pensée luthérienne, à travers une imposante littérature, sur la question de la légitimité du pouvoir dans le contexte tellement troublée d'un empire germanique secoué par la Réforme et partagé entre empereur et princes catholiques d'un côté, souverains réformés de l'autre. Le lecteur appréciera de même l'exploit réalisé en finesse par I. Bouvignies, qui accepta de s'attaquer à la non moins prolixe production calvinienne, avec notamment le sens de la nuance sur une question qui, il faut le reconnaître, n'était pas au cœur des préoccupations du réformateur de Genève. Entrer dans la pensée réformée s'avère particulièrement suggestif du fait de la théorie des deux règnes qui, par opposition à Rome, y a été mise au point, développée et défendue. Après cette incursion dans la pensée chrétienne, sous ses trois variantes catholique, luthérienne et calvinienne, est abordé l'univers musulman. Nous nous retrouvons d'abord à Bagdad ­ une fois encore ­ avec E. Chaumont qui nous présente la pensée d'Al Mawardi, auteur du XIe siècle, pour une réflexion sur l'imamat, dont il est stimulant pour l'esprit de constater que les positions, curieusement et toutes choses égales par ailleurs, furent partiellement partagées plus tard par Jean Calvin. Enfin, toujours en islam, mais nous plaçant en Égypte et au tournant des XIXe et XXe siècles, F. Frégosi nous présente l'œuvre d'Ali abd el Raziq, dont l'originalité de la vision sur les rapports entre islam et pouvoir politique ne manquera pas de frapper par son actualité.

A nous de donner une suite à la lecture des articles qui suivent, de la prolonger par notre réflexion et, peut-être même, par notre action.

________________

1 M. BLOCH, Apologie pour l'histoire ou métier d'historien, Paris, 1949 ; éd. 1964, p. 9.

2 Citation attribuée par John de SALISBURY à son maître Bernard de CHARTRES, XIIe siècle.

3 Voir, par exemple, M.-M. FRAGONARD et M. PERONNET (sous la dir. de), « Tout pouvoir vient de Dieu… » (St Paul. Rom. XIII 2), Actes du VIIe colloque Jean Boisset, Montpellier, Sauramps, 1993.