Gilles Paris
La "politique arabe" de la France,
un capital symbolique dilapidé

(Le Monde, le 26 février 2011).

            Les efforts déployés par l'exécutif français pour se dépêtrer de la chausse-trappe tunisienne et son silence pesant au moment de la chute du président égyptien Hosni Moubarak feraient presque oublier qu'il fut un temps où une "politique arabe" était prêtée à la France. La formule avait le mérite de claquer au vent et d'entretenir une phraséologie gaullienne déclinant, en Orient, une "certaine idée de la France".

            Le pays avait une politique arabe, ce qui sous-entendait que les autres en étaient peut-être dépourvus. Entre mythe et réalité, ce repère avait survécu au premier président de la Ve République et été conservé comme une relique par ses successeurs. A la veille de sa campagne victorieuse, en 2006, le candidat Nicolas Sarkozy avait pourtant annoncé dans son livre-programme Témoignage (XO) son intention de rompre avec un "non-sens". "Ce monde n'est pas unique", assurait-il. "Nous devons concevoir et mettre en oeuvre une politique adaptée à chacune des régions de ce monde et ne pas nous laisser aveugler par une unité qui n'est que virtuelle." C'était bien avant que le même souffle de révolte balaie uniformément la même aire arabo-musulmane.

            En se préparant à jeter au panier le totem de la "politique arabe", M. Sarkozy faisait preuve à la fois de hardiesse et de lucidité. Lucidité parce que cette ligne avait déjà souffert de bien des vicissitudes. Son prédécesseur, Jacques Chirac, en dépit de l'apparence de la continuité de la geste gaullienne qu'il avait déployée en apostrophant des gardes-frontières israéliens dans les ruelles de la Vieille Ville de Jérusalem, n'y avait pas peu contribué. Quelle cohérence entre le discours prononcé le 14 février 2003 par son ministre des affaires étrangères, Dominique de Villepin, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, à la veille d'une intervention militaire contestée par Paris, et le pas de deux franco-américain sur le dossier libanais, un an plus tard ?

            En l'occurrence, la politique arabe était mise au service de la politique internationale française tout court, à savoir le rabibochage avec les Etats-Unis. Raison pour laquelle le même Dominique de Villepin tentait, un an plus tard, d'amadouer un Israël rétif vis-à-vis d'une France jugée irrémédiablement propalestinienne et qui n'avait pas oublié qu'une des dates de naissance (parfois contestée) de la fameuse politique en question remontait à la conférence de presse du 27 novembre 1967, après la déroute arabe de juin, au cours de laquelle le général de Gaulle avait indiqué qu'il entendait "reprendre avec les peuples arabes d'Orient la même politique d'amitié et de coopération qui avait été pendant des siècles celle de la France dans cette partie du monde".

            A dire vrai, M. Sarkozy entendait se débarrasser de l'intitulé ronflant pour en conserver l'une des traductions les plus lucratives. Loin d'être un très pur et très spirituel dialogue des civilisations et des nations de part et d'autre de la Méditerranée, cette politique décriée était aussi le véhicule de contrats civils et militaires conclus avec des pétrodictatures comme la Libye et l'Irak. Georges Pompidou, Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand l'avaient parfaitement compris.

            Dans son livre Libre (Pocket), publié en janvier 2001, M. Sarkozy avait avoué connaître "si mal" ce "monde arabe" qui lui était "étranger" jusqu'à un voyage effectué en Syrie. Six ans plus tard, parvenu à l'Elysée, il considérait sans aménité le maigre bilan, en termes financiers, de la longue pratique de ce même monde par Jacques Chirac, qui avait mis à profit la vitrine de la Mairie de Paris, depuis 1977, pour côtoyer présidents, rois et émirs. Les visites effectuées opiniâtrement dans chacun des pays de la région, à l'exception du Yémen, n'ont pourtant pas produit davantage d'effets à cette heure, des Emirats arabes unis à l'Arabie saoudite, en passant une nouvelle fois par la Libye.

            La volonté de ranger au rebut la "politique arabe" s'est en revanche avérée coûteuse en termes de capital symbolique, sans doute sous-estimé par M. Sarkozy. La proximité affichée avec Israël n'a pas empêché le président de respecter globalement les positions françaises sur la question palestinienne. Mais il a pâti de l'étiquette de soutien invétéré à Israël de la même manière que Jacques Chirac fut, en son temps, présenté grossièrement comme un critique incorrigible de l'Etat juif.

            La défiance vis-à-vis de l'appareil diplomatique n'a pas aidé le président. A l'occasion de l'escapade syrienne, M. Sarkozy assurait déjà, à propos d'un ambassadeur pourtant réputé, que, "après trois années à Damas, il n'en connaissait pas beaucoup plus que nous en huit jours". La précipitation, l'exigence d'un retour sur investissement quasi-immédiat a conduit à privilégier, selon de bons connaisseurs de la machine diplomatique, les relations d'Etat à Etat, parfois de service à service, aux dépens de liens alternatifs qui contribuaient à entretenir ce capital symbolique singulier. La France n'a plus de "politique arabe". Elle a tout lieu de le regretter aujourd'hui.