Jacques Bouveresse
«Apprendre à voir des abîmes là où sont des lieux communs»:
le satiriste et la pédagogie de la nation

(Agone, 35-36 | 2006, pp. 107-131).

Résumé

            En 1921, Kraus avait écrit : « On aiderait l’homme si on pouvait lui ouvrir, sinon l’œil pour l’écriture d’autrui, du moins l’oreille pour sa propre langue, et lui faire vivre à nouveau les significations que, sans le savoir, il porte quotidiennement à la bouche. » Réapprendre aux utilisateurs de la langue allemande à entendre ce qu’ils disent eux-mêmes et à lire réellement ce que d’autres écrivent, en particulier ce qu’écrivent les journaux, a toujours été, pour Kraus, la chose essentielle, dont dépend pour ainsi dire tout le reste. Même en 1933, quand quelque chose de pire encore que tout ce qu’il avait été capable d’imaginer est arrivé, cela ne l’a pas fait changer d’attitude, mais l’a plutôt renforcé dans son idée que les questions de langage étaient tout sauf secondaires et anodines.

 

Plan

1.Le satiriste et le philologue
2. La « catastrophe des phrases » et ses conséquences
3. La responsabilité à l’égard du langage comme forme la plus élevée de la responsabilité
4. Les mots et les choses

Texte intégral

            Vous savez tout de même bien tous que les choses que vous considérez ailleurs avec bienveillance prennent ici tout à coup un autre visage, en devenant ce qu’elles sont. Car un ange m’est apparu, qui m’a dit : « Va, et cite-les. » Je suis donc allé et je les ai cités. Et je peux livrer des existences à la mort par la faim simplement par le fait de leur faire dire ici encore une fois et littéralement ce par quoi elles se procurent des richesses.
Karl Kraus (février 1913)1

Mais si je la cite, alors on croit que j’ai falsifié le texte.
Karl Kraus (1916)2

            Quand je songe que j’ai fait à partir d’elle une scène dans laquelle je mets en forme avec les propres mots de ses causeries sur la guerre le frisson d’horreur indicible que nous avons vécu, que c’est seulement avec un tremblement de chacun de mes nerfs que je peux communiquer à l’oreille cette scène et que l’héroïne, malgré tout, est restée la partie qui continue à agir de façon certifiée de l’humanité, vers laquelle elle se tourne après comme avant, alors je frissonne véritablement encore plus que devant l’expérience vécue de l’horreur de la guerre regardée à la lorgnette. Et rien de ce que j’ai jamais écrit – dans le genre du tragique ou de la gaîté qui reste à la surface – dans la direction de la satire n’a trouvé un autre prolongement dans la vie psychique du présent. En vérité, je peux sans doute dire qu’il n’y a encore jamais eu une telle production de masse de matériau brut à partir du produit artistique comme c’est le cas de nos jours, où la Neue Freie Presse a la bénédiction papale et la Reichspost la considération, et où les originaux ne sont que des plagiats de moi qui me devancent. Et comme, pour ce qui est de la façon imitative dont je pratique la satire, il est assez difficile de maintenir la séparation entre la nature et l’art, on assiste à l’apparition de la confusion fantomatique qui consiste en ceci que l’on croit que ces gens écrivent pour la Fackel et que seul ce qu’ils écrivent ensuite pourtant dans la Neue Freie Presse est de moi.
Karl Kraus (janvier 1925)3

            — Qu’est-ce que c’est que cela ? Ce qui est, je l’ai inventé. À présent il se venge et me singe. Depuis que le pôle Nord a été découvert, les choses se passent pour moi de cette façon. Je fais des bons mots et voilà que le jour suivant c’étaient des dépêches. J’ai dû ouvrir avec violence la satire et y ajouter que ce n’en était plus une. Du coup, on n’en finit pas. On ne me croit déjà pas quand je cite. À présent, ce que j’invente devient vrai. Cette grande presse n’est plus seulement une empreinte du visage grimaçant du monde, elle en est également la satire et fait par conséquent la ruine de celle-ci. La satire ne parvenait plus à suivre en haletant la réalité : comment le devrait-elle puisque maintenant la réalité chevauche au grand galop derrière la satire ? La vérité marche sur les pas de l’invention. Y a-t-il un signe plus infaillible du fait que les choses, en ce qui concerne notre planète, touchent à leur fin ? Comme le burlesque, elle vit de l’inversion de la causalité, elle fait suivre l’écho par le bruit, la satire par le reportage.
Karl Kraus (1913)4

1.Le satiriste et le philologue

            « Le nazisme, écrit Victor Klemperer dans son livre sur la langue du TroisièmeReich, s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. On a coutume de prendre ce distique de Schiller, qui parle de la “langue cultivée qui poétise et pense à ta place”, dans un sens purement esthétique et, pour ainsi dire, anodin. […] Mais la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place. Elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle. Et qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir5 » Dans sa postface à la traduction française du livre de Klemperer, Alain Brossat note que le philologue qu’était celui-ci s’est trouvé, par la force des choses, projeté au cœur même du désastre nazi : « La langue, son bien le plus précieux, et dont il est l’observateur professionnel, est le témoin de tous les effondrements. Elle est cette plaque sensible sur laquelle se fixent impitoyablement tous les crimes et toutes les horreurs, lors même que les coupables pensent pouvoir camoufler, dénier, escamoter. En installant son observatoire de survie du côté de la langue maltraitée, embrigadée par les hitlériens – c’est-à-dire de la vie quotidienne –, Klemperer saisit l’intime du nazisme, de la terreur et du décervelage, tel qu’il passe entre les mailles d’une analytique historique événementielle ou systémique. Il recueille la sève empoisonnée de la langue distordue qui “poétise et pense” dans le dos des sujets défaits, les investit subrepticement et les enrage à leur corps défendant6 »

            C’est une façon de considérer les choses que n’aurait pas désavouée Kraus, puisqu’il était lui aussi, de bien des façons, philologue et qu’il n’a jamais varié dans sa conviction que la langue constituait le meilleur poste d’observation que le satiriste puisse occuper pour reconnaître et stigmatiser la décadence et la corruption de son époque. Même après l’arrivée au pouvoir de Hitler, au moment où la situation semblait comporter d’autres urgences, il n’a en aucune façon renoncé au rôle de défenseur de l’intégrité et de la pureté du langage qu’il avait assumé depuis le début, et il a continué à se montrer aussi sourcilleux, intransigeant et impitoyable qu’il l’avait toujours été sur les questions de propriété et de correction linguistiques. Quand Gottfried Benn reproche aux écrivains allemands émigrés de chercher à détruire la nation à laquelle ils appartiennent et dont ils partagent la langue, Kraus lui répond dans les termes suivants : « Pour ce qui est de l’identité de la langue, Benn pourrait bien avoir raison dans la mesure où les émigrés n’écrivent pas autrement que ceux qui ne sont pas partis ou, disons, restés chez eux, vu que l’allemand écrit a en commun avec l’allemand parlé une relation bien ténue avec la langue. Je crois que je serais bien mieux à même d’expliquer à partir de ce phénomène l’essence du bouleversement allemand que Benn avec son galimatias géognostique, voire géomystique, et sa tentative pour venir à bout de façon métaphysique de choses bien physiques. Un littérateur comprendrait peut-être cela, lui qui s’est quand même approché de la langue jusqu’à la fioriture, et finirait même par croire que, dans les annonces journalistiques et les discours de la nouvelle pensée, on n’a jusqu’à présent ni vu ni entendu la moindre construction allemande de mots, pas une qui ne montre tout le mensonge du contenu allemand7 »

            En d’autres termes, quand on proclame, selon un des slogans qui ont été proférés lors de l’autodafé de livres : « Contre le saccage de la langue allemande ! Pour la conservation du patrimoine le plus précieux de notre peuple ! » – ce qui, en pratique, semble signifier essentiellement qu’il faut déclarer la guerre à tous les mots qui sont empruntés à une langue étrangère –, Kraus répond que, si on était encore capable de parler et d’entendre l’allemand, on se rendrait compte que c’est exactement le contraire de ce que l’on réclame qui est en train de se passer. Il est important de remarquer, à ce propos, que la défense de la langue allemande à laquelle il a consacré une bonne partie de ses forces n’avait rigoureusement rien à voir avec le genre de purisme, de conservatisme et d’immobilisme auquel on pourrait facilement songer. C’est tellement vrai qu’il n’hésite pas à écrire, à propos des « purificateurs » de la langue auxquels il s’en prend : « Ils ne comprennent pas leur propre langue, et de ce fait ils ne comprendraient pas non plus si on leur avouait que le meilleur allemand pourrait être composé entièrement de mots étrangers, pour la raison que rien, effectivement, ne peut être plus indifférent à la langue que le “matériau” dans lequel elle puise8 » Si on prêche le patriotisme et même le nationalisme linguistiques, c’est avant tout, estime Kraus, parce qu’on a perdu toute idée de ce qu’est réellement la langue qu’on est censé parler.

            En ce qui concerne les changements qui, de façon malheureusement peu contestable, sont en train de se produire dans la langue allemande avec le triomphe de la « révolution nationale », il soutient qu’ils illustrent surtout la capacité « d’arriver à une nouvelle possibilité de formation propre à la race, qui adapte la langue au besoin d’une profonde malhonnêteté et rend justice au penchant pour l’hypocrisie et la dissimulation de contenus honteux »9. Dans le domaine linguistique comme dans la plupart des autres, il n’y a justement rien de plus créatif que la malhonnêteté. « Il n’y a guère de communiqué, constate Kraus, qui n’apporte son lot dans ce domaine, lorsque la violence revêt l’habit des normes et que l’irruption intempestive dans un lieu d’habitation est qualifiée de “dépassement [Überholung]”. Ou lorsqu’un échec représente la promptitude du succès et qu’un Kampfbund est “démembré” par un Procruste des mots et des choses10 »

            En 1921, Kraus avait écrit : « On aiderait l’homme si on pouvait lui ouvrir, sinon l’œil pour l’écriture d’autrui, du moins l’oreille pour sa propre langue, et lui faire vivre à nouveau les significations que, sans le savoir, il porte quotidiennement à la bouche. […] Plus on est près de l’origine, plus on est loin de la guerre. Si l’humanité n’avait pas de phrases [Phrasen], elle n’aurait pas besoin d’armes. On doit commencer par s’entendre parler, réfléchir là-dessus, et ce qui est perdu se trouvera11 » Réapprendre aux utilisateurs de la langue allemande à entendre ce qu’ils disent eux-mêmes et à lire réellement ce que d’autres écrivent, en particulier ce qu’écrivent les journaux, a toujours été, pour Kraus, la chose essentielle, dont dépend pour ainsi dire tout le reste. Même en 1933, quand quelque chose de pire encore que tout ce qu’il avait été capable d’imaginer est arrivé, cela ne l’a pas fait changer d’attitude, mais l’a plutôt renforcé dans son idée que les questions de langage étaient tout sauf secondaires et anodines.

2. La « catastrophe des phrases » et ses conséquences

            Kraus n’a pas eu besoin d’attendre l’avènement des grandes dictatures du xxe siècle pour se rendre compte du fait que la catastrophe suprême, celle qui rend possible, annonce et, d’une certaine façon, implique toutes les autres était ce qu’il appelle la « catastrophe des phrases ». « Die Katastrophe der Phrasen » constitue le titre d’une chronique de 191312, dans laquelle la catastrophe dont il s’agit, celle du triomphe de la phraséologie creuse, qui permet de nier ou de transformer à volonté la réalité, est décrite comme un désastre qui correspond à la disparition de toute espèce de contenu et de réflexion au profit de la banalité et de l’automatisme, une situation qui, du point de vue de Kraus, équivaut à l’apothéose du mode de pensée et de l’écriture journalistiques : « L’engagement volontaire des poètes dans la guerre est leur entrée dans le journalisme. Là on trouve un Hauptmann, on trouve MM. Dehmel et Hofmannsthal, avec une prétention à une décoration obtenue sur la ligne la plus avancée du front, et derrière eux se bat le dilettantisme déchaîné. Jamais encore il n’y a eu auparavant une adhésion aussi impétueuse à la banalité, et le sacrifice consenti par les esprits dirigeants est si rapide que naît le soupçon qu’il n’ont pas eu de moi à sacrifier mais ont plutôt agi en fonction de la réflexion héroïque qui les poussait à chercher le salut là où on est à présent le plus en sûreté : dans la phrase13 »

            Or cette situation, que la littérature elle-même peut être amenée, dans certaines circonstances, à accepter comme étant la plus confortable et la plus sûre, est justement, aux yeux de Kraus, celle du danger le plus extrême pour ce que l’humanité possède de plus précieux. Quand la littérature elle-même se déshonore de la façon dont elle l’a fait au début de la Première Guerre mondiale, la seule façon de réagir qui reste digne semble être, pour le satiriste, celle qui consiste à exprimer ce que l’on aurait à dire en gardant tout simplement le silence. « Je me suis laissé encore emporter, dit Kraus, à la maîtrise de soi au point de me taire sur la racaille linguistique à laquelle le spectacle de l’horreur innommable n’a pas paralysé la langue mais l’a remise à flot ; à rester muet devant l’engeance la plus méprisable qui se soit jamais réfugiée en rampant dans un arrière-pays, les poètes et les penseurs, et toute l’obscénité prompte au mot qui déshonore le matin et le soir, et dont j’ai la conviction la plus intime que, sans son existence, sans son action anticulturelle la plus abominable, à côté de laquelle aucune puissance spirituelle historique n’a tenu bon, cette guerre de la pauvreté d’imagination enivrée ne se serait pas déclenchée et n’aurait pas dégénéré dans le surinhumain [das Überunmenschliche]14 »

            Au sortir de la guerre, Kraus s’est convaincu très rapidement que l’avertissement qui venait d’être donné à l’humanité n’avait été entendu par personne, ni par les écrivains bellicistes transformés subitement en adversaires de la violence et en chantres de la paix et de la concorde entre les peuples ; ni par les journalistes, bien décidés à ne s’interroger en aucun cas sur le rôle déterminant que la presse avait joué dans le déclenchement et dans la poursuite du conflit ; ni par les politiciens, incapables de prendre les mesures nécessaires pour éviter que des catastrophes pires encore ne se produisent. En 1919, quand le président social-démocrate de la Deutsch-oesterreichische Nationalversammlung, Karl Seitz, lui écrit, à l’occasion du vingtième anniversaire de la création de la Fackel, pour le féliciter et le remercier de l’action qu’il a accomplie pendant deux décennies en faveur de « la purification, la moralisation et l’intellectualisation de la vie publique », Kraus lui répond – dans un article dont le titre, « Gespenster [Spectres, ou Revenants] », est déjà à lui seul on ne peut plus éloquent – que cela revient malheureusement à surestimer considérablement les résultats obtenus, la vérité étant plutôt que, pour l’essentiel, rien n’a changé : « Ce qui rend sale, immorale et bête la vie publique est-il une presse mauvaise plutôt qu’une presse stupide ? C’est une chose qui ne peut pas être décidée à un moment où nous voyons un dispositif en soi pernicieux manipulé par des individus qui, dans cette guerre, ont réussi à apporter la preuve destructrice qu’on pouvait donner au vide intellectuel [Geistlosigkeit] une forme, qui est celle de l’action. Là où existent la possibilité complète, adaptée à l’humanité machinisée, de remplacer, de façon technique, le vécu de vie et de mort par l’imprimé [drucktechnisch], et les représailles mystérieuses de la nature qu’on ne peut pas opprimer, qui ont créé à partir du compte rendu l’événement, de la machine l’action et de la destruction de l’imagination ce monde de remplacement [Ersatzwelt] terrifiant de mots et de choses – là, un nouveau sentiment de la vie nous adresse la parole. Être livré de cette façon au miracle impie, habiter ainsi en plein jour dans le déclin – cela devrait, s’il nous est resté un résidu de capacité de compréhension, nous communiquer un éclaircissement sur la nature du journal et également sur la façon dont étaient bien avisés les gens peu nombreux qui, déjà en temps de paix, ont “surestimé la presse” et ont redouté un illusionnisme [Blendwerk] économiseur d’énergie pour la pensée, également là où sa suggestion ne servait pas directement les buts de la perversité.15 » Mais, bien entendu, avec la prise du pouvoir par Hitler, on a, selon une combinaison qui, aux yeux de Kraus, ne doit rien au hasard, franchi un pas de plus à la fois dans l’horreur et dans la dégradation du langage, en particulier dans le triomphe de la phraséologie qui permet justement, par un effet d’atténuation, de neutralisation et d’euphémisation, de banaliser complètement l’inacceptable. Dans les deux cas, ce qu’il appelle « la pauvreté d’imagination enivrée » a disposé, le moment venu, du langage dont elle avait besoin pour ignorer la réalité de ce qui était en train de se passer.

            Le recueil intitulé Die Sprache, qui a été publié pour la première fois en 1937, un an après la mort de Kraus, comporte entre autres épigraphes une longue citation de Schopenhauer dans laquelle celui-ci explique qu’on aurait tort de considérer comme une chose négligeable ce qu’il appelle « la façon dont la grammaire et l’esprit de la langue sont estropiés par des barbouilleurs d’encre indignes16 » et constate qu’il y a sûrement plus des neuf dixièmes des gens qui lisent quelque chose qui ne lisent rien d’autre que le journal et qui, de façon à peu près inévitable, calquent leur orthographe, leur grammaire et leur style sur ceux du journal. Dans « Die grammatikalische Pest », un article publié en 1903, Kraus notait que « Schopenhauer ne trouverait sûrement pas mesquine la critique que la Fackel exerce contre la vulgarité linguistique des journaux. Il la trouverait plutôt sans espoir. Parler et penser sont un, et les Schmocks parlent de façon aussi corrompue qu’ils pensent ; et écrivent – c’est ainsi, ont-ils appris, que cela doit être – de façon aussi corrompue qu’ils parlent17 ». Malheureusement, le lecteur de journal pense, lui aussi, que c’est ainsi que les choses doivent être et se sent obligé de plus en plus de parler, penser et écrire comme le font les journaux. Mais, compte tenu du fait que celui qui pense mal ne peut pas ne pas agir également mal, les choses ne s’arrêtent pas là. L’arrivée au pouvoir des nazis confirme de façon éclatante, aux yeux de Kraus, le fait que, quand on maltraite à ce point le langage et pense, par conséquent, de façon aussi fautive, on ne peut pas ne pas agir simultanément de façon immorale et même criminelle. En d’autres termes, il y a tout lieu de s’attendre à ce que l’absence totale de respect pour le langage s’accompagne d’une absence de respect aussi complète pour l’être humain lui-même.

            La formule que j’ai reprise dans le titre de ce texte, « Apprendre [lehren] à voir des abîmes là où sont des lieux communs », est tirée d’un article de 1932, intitulé « Le langage [Die Sprache] ». Kraus avait dit de lui-même que, contrairement à ce que suggère le terme qu’on utilise habituellement, il ne maîtrisait pas sa propre langue mais tout au plus celle des autres. « La mienne, disait-il, fais de moi ce qu’elle veut. » Autrement dit, ce ne sont pas les poètes, mais ceux qui utilisent le langage comme un simple instrument, et plus précisément comme un instrument de pouvoir, qui parlent de le maîtriser. À la fin de l’article, Kraus revient sur cette idée et il écrit, à propos de la langue (la langue allemande, en l’occurrence, qui pour lui, visiblement, offre des possibilités qui la rendent à peu près incomparable) : « S’approcher des énigmes de ses règles, des plans de ses périls, est une meilleure chimère que celle de pouvoir la maîtriser. Enseigner à voir des abîmes là où sont des lieux communs – ce serait la tâche pédagogique à remplir envers une nation qui a grandi dans les péchés ; ce serait la libération des biens vitaux des bandes du journalisme et des rets de la politique. Être occupé intellectuellement – une chose qui est octroyée davantage par le langage que par toutes les sciences qui se servent de lui – est cette complication de la vie qui allège d’autres fardeaux. Qui récompense par l’impossibilité de venir à bout d’une infinité que chacun a et dont l’accès n’est interdit à personne. “Peuple de poètes et de penseurs” : sa langue peut faire en sorte que le cas de possession soit érigé en cas de témoignage, l’avoir en être. Car plus grande que la possibilité de penser en elle ne serait aucune imagination [Phantasie]. Ce qui, en dehors de cela, reste ouvert à celle-ci est la représentation d’un dehors qui engobe la plénitude du bonheur dont on est privé : un dédommagement pour ce qui est de l’âme et des sens, que néanmoins elle raccourcit. La langue est la seule chimère, dont la puissance trompeuse [Trugkraft] est sans fin, l’inépuisabilité à laquelle la vie ne s’appauvrit pas. Que l’homme apprenne à la servir !18 »

            Kraus écrit cela en 1932, et c’est un peu comme si, à la veille de la catastrophe qui s’annonce, il lançait en quelque sorte un dernier appel à ce qui constitue à ses yeux la forme la plus élevée de la responsabilité, à savoir la responsabilité qui doit être exercée à l’égard du langage et dans l’utilisation du langage. Il soutient que celui-ci comporte une part de mystère que la science du langage, qu’elle soit nouvelle ou ancienne, n’a aucune chance de réussir à percer, et également une part de risque qui ne peut pas davantage être éliminée et que seule une vigilance constante permet de contrôler. L’origine du mystère est la suivante : « L’essai d’affecter à la langue comme mise en forme [Gestaltung] et l’essai de lui affecter comme communication [Mitteilung] la valeur du mot – tous les deux impliqués dans le matériau par le moyen utilisé pour la recherche – semblent ne se rencontrer en aucun point d’une connaissance commune. Car combien de mondes, que le mot englobe, n’ont-ils pas une place entre l’auscultation d’un vers et la percussion d’un usage linguistique ! Et pourtant, c’est la même relation à l’organisme du langage qui distingue ici et là ce qui est vivant de ce qui est mort ; car c’est la même légalité naturelle [Naturgesetzlichkeit] qui, dans toute région du langage, du psaume au reportage local, transmet le sens au sens. Aucun autre élément ne pénètre la norme d’après laquelle une particule enferme le tout logique et le mystère qui fait que, pour une plus petite chose encore, un vers fleurit ou se fane19 »

            Kraus veut dire que ni la critique littéraire ni la linguistique ne disposent du moindre commencement d’explication de ce qui permet à un seul et même langage, obéissant à la même espèce de lois, de fonctionner à la fois sur le mode de la création poétique et sur celui de la communication vulgaire, pour ne rien dire des cas dans lesquels l’action du langage devient à peu de chose près comparable à celle d’une sorte de marteau-pilon qui, à coup de clichés et de slogans, est capable de marteler et de façonner les esprits. La nouvelle science du langage ne peut espérer régler le problème en reconnaissant l’existence d’une nécessité poétique qui se situe au-dessus des normes qui sont responsables de la régularité de l’usage ordinaire. Car « ce qu’ils appellent liberté poétique n’est-il que métriquement contraint, ou bien est-il dû à une régularité [Gesetzmässigkeit] plus profonde ? S’agit-il d’une autre que celle qui est à l’œuvre dans l’usage linguistique, jusqu’à ce que la règle lui soit due ? La responsabilité du choix des mots – la plus difficile qu’il devrait y avoir, la plus facile qu’il y ait –, ne pas l’avoir est une chose qui ne peut être imputée à aucun de ceux qui écrivent ; la comprendre, cependant, est la chose qui manque même aux grammairiens qui aimeraient, si possible, répondre au besoin en lui procurant une grammaire psychologique, mais sont aussi peu que les grammairiens scolaires en mesure de penser logiquement dans l’espace du mot20 ».

3. La responsabilité à l’égard du langage comme forme
la plus élevée de la responsabilité

            Quelle conclusion peut-on tirer de l’avertissement adressé par Kraus à tous ceux qui prétendent comprendre, et plus précisément comprendre scientifiquement la réalité du langage ? « L’utilité pratique de la leçon, qui concerne le langage comme la parole, ne pourrait jamais être, explique-t-il, que celui qui apprend à parler apprend aussi le langage, mais bien qu’il se rapproche de l’appréhension de la forme des mots et par là de la sphère qui rapporte beaucoup au-delà de ce qui est d’une utilité saisissable. Cette garantie d’un profit moral réside dans une discipline intellectuelle qui, vis-à-vis de la seule chose qui peut être violée impunément, le langage, fixe la mesure la plus élevée d’une responsabilité et est plus que toute autre apte à enseigner le respect devant n’importe quel autre bien de la vie. Pourrait-on donc imaginer une assurance plus forte en matière morale que le doute linguistique ? N’aurait-il donc pas, avant tout désir matériel, la prétention d’être le père de la pensée ? Tout parler et écrire d’aujourd’hui, même celui des spécialistes, a, en tant que concentré de décision étourdie, fait du langage le rebut d’une époque qui emprunte ce qui lui advient et ce qu’elle vit, son être et sa valeur, au journal. Le doute, comme le grand don moral que l’homme pourrait devoir au langage et a jusqu’à présent dédaigné, serait l’inhibition salvatrice d’un progrès qui, avec une sûreté parfaite, mène à la fin d’une civilisation qu’il s’imagine servir. Et c’est comme si le destin avait puni l’humanité qui croit parler allemand, pour la bénédiction que représente la langue la plus riche de pensée, par la malédiction de vivre en dehors d’elle, de penser après l’avoir parlée, d’agir avant de l’avoir interrogée. De l’avantage de cette langue, d’être constituée de tous les doutes qui ont de l’espace entre ses mots, ses locuteurs ne font aucun usage. Quel style de vie ne pourrait pas se développer si l’Allemand n’obéissait à aucune autre prescription que celle de la langue !21 »

            La supériorité de la langue allemande réside, aux yeux de Kraus, dans le fait que non seulement elle pense plus que les autres, mais en même temps elle offre davantage de possibilités pour l’exercice du doute. Je ne suis pas sûr, je l’avoue, de comprendre exactement ce qu’il faut entendre par là et encore moins que cela doive être accepté comme vrai. Mais ce sur quoi, en revanche, on ne peut avoir aucun doute est le drame qu’a représenté, dans la vie de Kraus, le fait de se sentir à ce point trahi par sa propre langue, ou peut-être, plus exactement, par des locuteurs qui croyaient la parler et en parlaient en réalité une autre. Ce qu’il ne leur pardonne pas est d’avoir été, sur les deux points qu’il souligne, incapables de tirer un parti quelconque du privilège qu’elle leur offrait et d’avoir réussi à la transformer en un instrument qui n’exprime plus que l’absence de pensée et la certitude dogmatique et meurtrière.

            Le résultat de l’évolution, qui est depuis longtemps en cours et que Kraus va décrire un peu plus tard dans Dritte Walpurgisnacht, est que la langue allemande, qui est pour lui, comme je l’ai dit, celle qui pense le plus, est devenue pour finir celle qui peut être utilisée de la façon la plus naturelle et la plus efficace qui soit pour dispenser et même pour empêcher complètement ses utilisateurs de penser. C’est ainsi qu’on a pu voir la langue qui était censée être celle de Goethe se transformer sans coup férir en celle du Troisième Reich, une mutation qui s’est effectuée sans que ses locuteurs éprouvent le sentiment d’une rupture quelconque. La raison de cette catastrophe est que le doute linguistique, qui peut être considéré comme le vrai père de la pensée, a justement disparu entièrement. Il ne peut plus y avoir de pensée digne de ce nom quand il n’y a plus la capacité de douter, et plus précisément de douter non seulement de la vérité mais également du sens de ce qu’on entend et ce qu’on dit.

            On a tendance, depuis quelque temps, à rapprocher l’un de l’autre, sur certains points, le cas de Kraus et celui d’Orwell. Et il est effectivement difficile de ne pas songer au diagnostic qui avait été formulé longtemps auparavant par Kraus quand on lit, par exemple, sous la plume d’Orwell, des affirmations comme celle-ci : « Le langage politique – et, avec quelques variantes, cela s’applique à tous les partis politiques, des conservateurs aux anarchistes – a pour fonction de rendre le mensonge crédible et le meurtre respectable, et de donner à ce qui n’est que du vent une apparence de consistance22 » Ce qui est en train de se passer ne concerne malheureusement pas seulement, aux yeux d’Orwell, le langage politique, pour la raison suivante : « Tous les problèmes sont des problèmes politiques, et la politique elle-même n’est qu’un amas de mensonges, de faux-fuyants, de sottise, de haine et de schizophrénie. Quand l’atmosphère générale est mauvaise, le langage ne saurait rester indemne. On constatera sans doute – c’est une hypothèse que mes connaissances ne me permettent pas de vérifier – que les langues allemande, russe et italienne se sont, sous l’action des dictatures, toutes dégradées au cours des dix ou quinze dernières années23 » Le fait que tous les problèmes soient politiques a pour conséquence une politisation générale de l’utilisation du langage, qui consiste en ceci que les mots sont de moins en moins choisis en fonction de leur aptitude à exprimer un sens, et de plus en plus comme des instruments au service d’une action qui n’a pas besoin de passer par la pensée et évite même, autant que possible, de le faire.

            Orwell donne une analyse que Kraus avait anticipée non pas seulement dans Dritte Walpurgisnacht mais déjà longtemps auparavant, à l’époque de la Première Guerre mondiale, du rôle crucial que joue dans le langage de la propagande politique et dans le langage politique lui-même l’usage du discours euphémisant qui a pour fonction de rendre l’horreur acceptable pour la sensibilité des hommes civilisés que nous sommes censés être, mais contribue en même temps à anesthésier de plus en plus celle-ci : « Les discours et les écrits politiques sont aujourd’hui pour l’essentiel une défense de l’indéfendable. Des faits tels que le maintien de la domination britannique en Inde, les purges et les déportations en Russie, le largage de bombes atomiques sur le Japon peuvent sans doute être défendus, mais seulement à l’aide d’arguments d’une brutalité insupportable et qui ne cadrent pas avec les buts affichés des partis politiques. Le langage politique doit donc principalement consister en euphémismes, pétitions de principe et imprécisions nébuleuses. Des villages sans défense subissent des bombardements aériens, leurs habitants sont chassés dans les campagnes, leur bétail est mitraillé, leurs huttes sont détruites par des bombes incendiaires : cela s’appelle la pacification. Des millions de paysans sont expulsés de leur ferme et jetés sur les routes sans autre viatique que ce qu’ils peuvent emporter : cela s’appelle un transfert de population ou une rectification de frontière. Des gens sont emprisonnés sans jugement pendant des années, ou abattus d’une balle dans la nuque, ou envoyés dans les camps de bûcherons de l’Arctique pour y mourir du scorbut : cela s’appelle l’élimination des éléments suspects [unreliable elements]. Cette phraséologie est nécessaire si l’on veut nommer les choses sans évoquer les images mentales correspondantes24 » Il n’est pas nécessaire de rappeler que Kraus s’était déjà livré, à l’époque de la Première Guerre mondiale, à une analyse magistrale et à une dénonciation implacable de la façon dont une réalité en elle-même insupportable peut être niée ou sublimée par l’utilisation d’un langage conçu pour cette fin. Dans le texte de 1919 que j’ai cité, il souligne que les expériences vécues que l’être humain devrait avoir normalement en présence des phénomènes de la vie et de la mort ont été remplacées par un succédané qui est constitué uniquement de mots et de choses ; mais il va sans dire que ce monde de mots et de choses peut très bien se réduire, pour finir, à un simple monde de mots [Wortwelt], qui est capable de se substituer non seulement au monde du vécu, mais également à celui des choses.

            Le fait que nous vivions à présent de façon plus ou moins littérale dans un monde de mots est illustré de façon éclatante par la façon dont le compte rendu journalistique lui-même est devenu désormais la réalité qu’il est censé décrire, ce qui a pour conséquence qu’il est tout à fait capable de dépasser et de remplacer la satire. « Le reportage, constate Kraus, est la réalité et c’est pourquoi la satire ne peut pas ne pas être, elle aussi, surpassée de loin par le reportage. Elle n’a rien de plus à faire que de procurer à ceux qui lisent seulement, mais ne voient pas encore, une vision synoptique du reportage. Sa prestation stylistique la plus élevée est l’arrangement typographique. La satire inventive n’a plus rien à chercher ici-bas. Il n’y a rien à inventer. Ce qui n’est pas encore là viendra demain. Attendons !25 »

            Orwell pense que le langage souffre de façon inévitable quand l’atmosphère se dégrade. Kraus soutient, pour sa part, et considère même comme une sorte d’axiome que, pour que l’atmosphère finisse par devenir aussi mauvaise et même empoisonnée qu’elle l’était par exemple à la veille du déclenchement de la Première Guerre mondiale, il faut que le langage, et avec lui la pensée et l’imagination, aient commencé depuis un bon moment déjà à se dégrader. En mai 1913, les informations, les supputations et les commentaires approximatifs, évasifs et parfois totalement contradictoires que publient les journaux à propos d’une démonstration navale à laquelle se sont livrées un certain de nombre de puissances européennes dans les Balkans lui inspirent la réflexion suivante : « Le sang est en toutes circonstances nécessaire. Les peuples barbares en ont besoin pour entrer enfin en possession de la phrase [die Phrase] ; nous, pour nous laver de la couche de phrase. Les choses en sont déjà arrivées au point où, en relation avec la démonstration de la flotte, on peut formuler le souhait qu’un “récif soit doublé” ou un “rivage atteint”. Mais les récifs ne peuvent être doublés que sur la terre ferme, par exemple lors d’une faillite, et les rivages ne sont atteints que dans les plaidoyers. Depuis que les commerçants doublent des récifs et que les avocats atteignent des rivages, les amiraux ne peuvent plus le faire. Réellement, on est dans l’eau quand sur l’eau on travaille avec des comparaisons tirées de l’eau. Dans les époques qui sont, du point de vue intellectuel, en état de banqueroute, on émet, au lieu de la monnaie de l’intuition [Anschauungsmünze] le papier-monnaie de la phrase. Quand, au lieu des choses, on fait intervenir des images d’autres choses, cela va déjà suffisamment mal. Mais quand ces images sont encore utilisables même là où les choses en sont déjà aux choses, quand rivage est une circonlocution pour rivage et récif une expression toute faite [Phrase] pour récif – alors une guerre est inévitable ! 26»

            Tout comme l’avait fait Kraus, Orwell souligne que lutter contre les mauvaises habitudes linguistiques qui se créent et sont capables, si l’on n’y prend garde, de s’imposer avec une rapidité inquiétante comme constituant la nouvelle norme est une occupation qui n’a rien de frivole. Mais son plaidoyer pour la défense du langage a une connotation volontariste et (relativement) optimiste qu’on ne trouve pas vraiment dans celui de Kraus, qui se présente plutôt sous la figure du « satiriste apocalyptique », comme l’appelle Timms, qui avertit son époque de l’imminence d’une catastrophe plus ou moins inévitable et ne se fait pas beaucoup d’illusion sur les chances que ce qu’il est en train de dire pourrait avoir de contribuer à l’empêcher. Kraus croit, pour sa part, à une liaison si intime entre le langage et la pensée et à une inséparabilité si complète de la qualité de la pensée et de celle de son expression linguistique qu’il n’est pas convaincu que, passé un certain stade, la pensée puisse disposer encore de la distance critique et de la capacité de réaction nécessaire pour enrayer le processus de déclin et de détérioration du langage. Quand Karl Vossler soutient – en prenant, pour illustrer cette vérité, ce qui, aux yeux de Kraus, est évidemment un comble, un exemple emprunté à Goethe – qu’« une fausseté philosophique, un non-sens empirique et même une incorrection logique peuvent être représentés dans une forme linguistique correcte27 », autrement dit qu’« il n’y a rien dans le royaume de l’erreur ni dans celui du mensonge qui ne puisse être exprimé dans un style impeccable et habillé de façon linguistique », Kraus n’est évidemment pas d’accord et répond que « cette connaissance, qui ne pourrait même pas compromettre la grammaire et donc à plus forte raison l’art du langage, qui ne trouve pas d’assise dans le royaume du mensonge serait – pour ce qui concerne l’erreur – mieux justifiée que par le mot de Goethe par cette phrase et par quelques autres déclarations de Vossler, qui est un styliste tout à fait adroit 28 ».

            Une des citations que Kraus a choisies comme épigraphes pour Die Sprache est tirée de Humboldt, qui écrit : « Toutes les formes linguistiques sont des symboles, et non les choses elles-mêmes, ce ne sont pas des signes convenus mais des sons qui se trouvent avec les choses et les concepts qu’ils représentent, par l’intermédiaire de l’esprit dans lequel ils sont nés et naissent continuellement, dans un véritable rapport mystique, si on veut l’appeler ainsi29 » Que Kraus ait été prêt ou non à qualifier le rapport dont il s’agit de « mystique », il ne peut y avoir de doute sur le fait que c’est bien à la façon de Humboldt qu’il se le représentait et il résulte d’une conception de cette sorte que l’esprit ne peut probablement pas faire grand-chose par lui-même pour guérir les maladies du langage, un langage corrompu ne pouvant guère, en fin de compte, être autre chose que le produit d’un esprit également corrompu.

            Le point de vue de Kraus est donc, comme le souligne Timms, nettement plus radical que celui d’Orwell, qui pense qu’il est probablement possible de remédier au déclin de la langue anglaise. « Il est certain, écrit-il, qu’en dernière analyse une langue doit son déclin à des causes politiques et économiques : il n’est pas simplement dû à l’influence néfaste de tel ou tel écrivain. Mais un effet peut devenir une cause, qui viendra renforcer la cause première et produira un effet semblable sous une forme amplifiée, et ainsi de suite. Un homme peut se mettre à boire parce qu’il a le sentiment d’être un raté, puis s’enfoncer d’autant plus irrémédiablement dans l’échec qu’il s’est mis à boire. C’est un peu ce qui arrive à la langue anglaise. Elle devient laide et imprécise parce que notre pensée est stupide, mais ce relâchement constitue à son tour une puissante incitation à penser stupidement. Pourtant, ce processus n’est pas irréversible. L’anglais moderne, et notamment l’anglais écrit, est truffé de tournures vicieuses qui se répandent par mimétisme et qui peuvent être évitées si on veut bien s’en donner la peine. Si on se débarrasse de ces mauvaises habitudes, on peut penser plus clairement, et penser clairement est un premier pas, indispensable, vers la régénération politique : si bien que le combat contre le mauvais anglais n’est pas futile et ne concerne pas exclusivement les écrivains professionnels30 » Kraus ne nie pas, bien entendu, la réalité de la contribution que des causes économiques et sociales peuvent apporter au processus de déclin du langage. Mais il a tendance à s’exprimer, par moments, comme si la détérioration du langage était plus une cause et même finalement la cause par excellence, l’origine ultime du mal en quelque sorte, que le résultat de l’action de causes qui doivent être cherchées, au moins en partie, ailleurs. On est tenté, à première vue, de donner raison à Mauthner, qui, dans sa critique du langage, concède que, « de situations sociales intenables souffrent une quantité innombrable d’êtres humains, de la défectuosité des langues ne souffrent que les philosophes du langage. Il y a au monde plus de pauvres que de chercheurs dans les sciences du langage. Aussi, un assainissement de la grammaire n’est-il pas une tâche aussi urgente que, par exemple, une bonne législation pour les usines31 ». Kraus ne pensait manifestement pas que les deux choses que distingue Mauthner soient aussi indépendantes l’une de l’autre et puissent être séparées aussi nettement qu’il le suggère.

4. Les mots et les choses

            Quand j’ai dit que Kraus était plus radical et plus pessimiste qu’Orwell sur la question des relations qui existent entre la corruption et le déclin du langage, d’une part, et les autres formes de corruption et de déclin, d’autre part, je n’ai pas voulu dire, bien entendu, qu’il avait été tenté, de quelque façon que ce soit, par une forme de résignation ou de défaitisme. Si quelque chose aurait pu éventuellement décourager le satiriste qu’il était, ce n’était sûrement pas la disproportion des forces entre lui et le mal auquel il s’attaquait, l’absence de résultats pratiques ou celle de perspectives réelles d’amélioration. Dans « Warum die “Fackel” nicht erscheint » (1934), en tout cas, la détermination de Kraus à mener le combat sur le terrain qu’il a choisi et sur lequel pour lui, d’une certaine façon, tout se décide reste absolument intacte. Il soutient que le fait que les Allemands soient devenus capables à peu près de tout ce qu’on veut, sauf de parler encore allemand, appelle une réaction qui ne peut pas s’exprimer simplement dans des exposés théoriques mais exigerait sans doute, en plus de cela, quelque chose comme des travaux pratiques effectués sur des matériaux précis : « Avant tout, il est question ici de se défendre. Effectuer le sauvetage des valeurs menacées par la prise de conscience nationale, comme constituant la véritable action polémique, non pas seulement d’une manière telle qu’on honore la langue allemande par l’exposé, mais également – car le travail ininterrompu sur la grammaire [Sprachlehre] ne serait qu’un commencement – si possible par l’instauration d’un séminaire linguistique qui aurait pour but, en exhibant les horreurs dans la construction des phrases, d’approcher davantage les possibilités et du même coup les mystères de la plus abyssale et de la plus profonde des langues, dont l’usage dissolu a conduit aux horreurs du sang.32 »

            J’ai dit que Kraus croyait à l’existence d’un lien d’une espèce particulièrement étroite entre la pensée et le langage. Et on pourrait ajouter à cela qu’il semble avoir adhéré du début à la fin à un principe fondamental que l’on pourrait formuler ainsi : « Prenez soin du langage et le langage prendra soin non seulement de la pensée, mais également de la réalité elle-même ! » Aussi a-t-il tendance, lorsque la question lui est posée de savoir s’il s’est occupé, en dernière analyse, essentiellement de la réalité, sous sa forme la plus concrète, ou au contraire essentiellement du langage, à répondre qu’il n’y a pas pour lui de différence réelle entre ces deux choses : « Opinions, orientations, conceptions du monde – ce qui est en question n’est pourtant en premier et en dernier lieu rien d’autre que la phrase [Satz]. Ceux qui ne la savent pas commencent par le contenu de vie, que, par suite de cela, ils n’ont pas et qui est là dès que la phrase réussit. Il n’y aura guère eu à un moment quelconque d’auteur dont on puisse tirer quelque chose de plus matériel [Stofflicheres], de plus réel, de plus actuel, et pourtant pendant tous les jours de ma vie je ne me suis préoccupé de rien d’autre que de la phrase, me fiant au fait que le vrai lui viendra bien à l’esprit sur l’humanité, sur ses guerres et ses révolutions, sur ses chrétiens et ses juifs. Quand on le lisait, c’était de la politique. Quand on lit ce qui de cela me tient à cœur, c’est de l’art pour l’art. Cela vient du fait qu’on ne comprend ni la première chose ni la deuxième, et il résulte de cela que toute critique, toute contradiction et tout reproche de “contradictions” ne peut pas ne pas glisser sur moi, étant considéré et redouté par moi comme tout ce dont le caractère obtus m’excite et qui me concerne, même s’il ne me vise pas. Que ce qui est vrai soit maintenant que le matériau devient plus grand que moi ou que l’impossibilité de le contester me fasse grandir ; et dans quelque relation que l’on puisse vouloir me mettre avec cette réalité, et que mes ennemis croient que je filtre des mouches et avale des chameaux, aussi grands qu’eux : je reste hors de portée de leur critique, parce que je ne fais ni ceci ni cela, mais écris des phrases. Du fait que cela a été jusqu’à présent encore si rarement le cas dans la littérature allemande et de façon tout à fait certaine jamais avec une telle exclusivité exhaustive de l’intérêt pour ce qui constitue le métier de l’écrivain, les lecteurs ne sont pas habitués à cela, cela les embrouille et c’est pourquoi ils parlent, vu qu’ils ne peuvent tout de même pas ne pas parler de quelque chose, si volontiers d’autre chose qui n’a absolument rien à voir avec le métier d’écrivain, et imputent à ce dernier la réalisation de cela comme marotte et la conscience qu’il a de sa réalisation comme vanité33 »

            Kraus ne fait, bien entendu, que rappeler ici qu’il est avant tout un écrivain et que, pour lui, c’est le langage, beaucoup plus que ses utilisateurs, qui a des idées et qui est même, d’une certaine façon, capable d’accéder et de nous faire accéder à la vérité sur les choses les plus importantes. Dans sa présentation de la première édition du volume intitulé Die Sprache, Heinrich Fischer souligne que, pour pouvoir parler comme il convient de la relation unique en son genre que Kraus entretient avec le langage, il faudrait pouvoir utiliser le langage de Kraus lui-même. Car il se montre, dans ses articles de grammaire et de philosophie du langage, exactement aussi inventif, du point de vue linguistique, et aussi inimitable, pour ce qui est de la forme, que dans ceux qui sont consacrés à d’autres sujets. « C’est sans doute, écrit Fischer, à une chance que l’on doit le fait que Karl Kraus semblait appréhender à chaque fois ce qui le mettait en mouvement – éros, guerre, technique, chaos, dissolution et croyance – seulement par l’immersion au plus profond dans le règne du langage et à travers celui-ci comme medium, si bien que peut-être il était plus éloigné de la “vie” que d’autres poètes, mais plus proche du langage qui pour lui était devenu dans un certain sens “une première nature”. C’est ainsi que même les connaissances les plus froides sur la langue allemande le remplissaient d’esprit [Witz] et de mouvement, et de la mobilité provenait une connaissance nouvelle34 »

            Que l’habitude de considérer le langage lui-même comme le juge suprême soit devenue, chez Kraus, une sorte de première nature, me semble une constatation tout à fait pertinente. On peut remarquer également que, chez lui, c’est d’une certaine façon la critique du langage qui devient la forme par excellence de la critique sociale et politique. C’est un point qui n’a pas échappé à ses lecteurs de l’école de Francfort, mais qui peut bien sûr rendre méfiants et sceptiques les sociologues qui consentent à le lire. Horkheimer dit que, « comparés à son analyse de la langue, les instruments de la science sociale officielle sont émoussés et inoffensifs35 ». Et Adorno s’exprime de façon tout à fait semblable. « La non-science, l’anti-science de Kraus surpasse, affirme-t-il, la science36 » ; et il entend par là évidemment qu’elle surpasse en particulier, pour ce qui est de la radicalité et de l’efficacité, la science sociale, sous sa forme usuelle. Bourdieu, qui était un admirateur de Kraus, n’était évidemment pas d’accord pour autant avec cette affirmation. C’est un des points sur lesquels j’ai eu quelques discussions avec lui, mais je ne l’ai pas convaincu : il était et est resté persuadé que Kraus, dans sa critique du langage et de la société, avait assurément un instinct très sûr mais manquait malheureusement la plupart du temps d’une connaissance et d’une compréhension proprement sociologiques de la réalité qu’il dénonçait.

            Dans sa présentation de Die Sprache, Heinrich Fischer insiste sur les similitudes que l’on peut reconnaître entre les intuitions de Kraus et celles des romantiques. Dans un livre publié du vivant de Kraus, en 1920, Leopold Liegler avait déjà attiré l’attention sur la parenté qui existe entre ses conceptions et celles d’auteurs comme Friedrich Schlegel, Novalis et Brentano. Il peut être intéressant de remarquer à ce propos qu’en 1935, dans le numéro 912-915 de la Fackel, Kraus a reproduit, sous le titre « Die deutsche Sprache in Paris », le compte rendu paru dans la Revue de l’enseignement des langues vivantes d’une conférence donnée le 4 mai par Maximilien Rubel devant la Société des études germaniques. L’ordre du jour de la séance était « Communication de M. Maximilien Rubel : I. Karl Kraus et la prose d’art allemande ; II. “Todesfurcht” (poésie de Karl Kraus enregistrée sur disque par l’auteur) ». Ce n’était pas, il faut le rappeler, la première fois que les germanistes français s’intéressaient de près au cas de Kraus, puisqu’ils s’étaient déjà employés à plusieurs reprises, dans les années 1925-1930, pour essayer de lui faire obtenir le prix Nobel de littérature. Ce qui est remarquable dans la conférence est ce qu’elle nous indique sur la perception que les Français ont à l’époque de Kraus écrivain et du rapport particulier qu’il entretient avec la langue allemande. « Le style de Kraus, explique l’auteur, rappelle, d’une part, les grands moralistes français et, d’autre part, les grands écrivains de l’Antiquité grecque et latine37 » Cela suffit déjà à faire de lui un exemple à peu près unique dans la littérature allemande, pour la raison suivante : « “La France est peut-être le seul pays où des considérations de pure forme, un souci de la forme en soi, aient persisté et dominé dans l’art moderne.” Tout en faisant la part de l’exagération qui est contenue dans cette affirmation de Paul Valéry, nous pouvons déclarer sans risque d’erreur que les Allemands n’ont jamais eu pareille attitude à l’égard de la langue qu’ils parlaient et écrivaient. C’est Eduard Norden qui, dans son histoire de la prose artiste antique, déclare que seules les nations de langue romane ont gardé la sensibilité et le goût de l’harmonie de la langue, tels que les éprouvaient les antiques. Et ce savant allemand d’observer que, parmi les peuples modernes, ce sont les Allemands qui ressentent le moins cette passion de la perfection verbale qu’ont toujours manifestée les nations classiques.38 »

            Quelle que soit la part d’exagération ou d’arbitraire que peuvent comporter les généralisations de cette sorte, on ne peut guère contester, en tout cas, que Kraus se distingue de beaucoup d’autres écrivains allemands par la recherche passionnée, exclusive (si l’on en croit ce qu’il dit lui-même) et presque obsessionnelle de la perfection linguistique. Maximilien Rubel suggère cependant également que, s’ils n’ont pas eu l’occasion de produire « une école d’écrivains uniquement tournés vers les secrets et les possibilités d’expression de leur langue », les Allemands ont, en revanche, excellé sous un autre aspect, à savoir « là où il s’agit de découvrir les rapports métaphysiques entre la pensée et la parole »39. Or c’est également un point sur lequel la prose de Kraus acquiert, d’après lui, une importance tout à fait spéciale : « Chez les frères Schlegel, chez Novalis et surtout chez Bernhardi, nous trouvons les germes d’une linguistique foncièrement originale, une conception de la langue telle qu’elle semble avoir pour la première fois trouvé une vérification éclatante dans l’œuvre en prose de Karl Kraus. C’est en se rattachant à cette tradition que celui-ci, dans un aphorisme profond, dit de la pensée qu’elle est “dispersée, à travers le prisme des sentiments matériels, dans les éléments de la langue dont l’artiste construit la pensée. La pensée est une trouvaille, une chose retrouvée, et celui qui la trouve est un inventeur honnête ; elle est à lui, quand bien même un autre l’aurait trouvée avant lui”40 » Et puisque c’est de la langue, qui les contenait déjà et où elles peuvent seulement être retrouvées, que l’écrivain tire ses pensées, « cette gestation des idées lui rend sacré le devoir de donner tous ses soins à la langue »41.

            Je n’ai pas fait jusqu’ici, je l’avoue, de recherches véritables sur les origines exactes de ce qu’on peut appeler la philosophie du langage de Kraus et sur les relations exactes qui existent entre elle et la tradition à laquelle se réfère Rubel. Il se pourrait, bien sûr, que, sans qu’il se rattache lui-même consciemment à cette tradition, l’œuvre en prose de Kraus n’en constitue pas moins, dans les faits, la première et la plus indiscutable des vérifications « objectives » que la littérature allemande ait jamais offertes pour le genre de théorie du langage et de linguistique que ses représentants cherchaient à promouvoir. Je ne crois pas, de toute façon, courir le risque de commettre une erreur sérieuse en suggérant que Kraus n’aurait sûrement pas désapprouvé complètement ce qu’affirme Novalis dans un passage fameux, dont on tire malheureusement la plupart du temps la conclusion, qui n’était certainement ni celle de son auteur ni la sienne, qu’il est normal et satisfaisant, pour un écrivain, d’oublier entièrement la réalité et de ne se préoccuper que du langage, à l’égard duquel il lui est par conséquent recommandé d’abandonner résolument toute espèce de distance et de méfiance. « Il y a véritablement, observe Novalis, à propos de la parole et de l’écriture, une chose extravagante ; le parler [Gespräch] propre est un simple jeu de mots [Wortspiel]. L’erreur risible est seulement de s’étonner que les gens soient d’avis – qu’ils parlent en vertu des choses. Ce qui est justement caractéristique du langage, qu’il ne se soucie que de lui-même, cela personne ne le sait. C’est pourquoi le langage est un mystère si prodigieux et fécond – que, quand quelqu’un parle seulement pour parler, il formule justement les vérités les plus magnifiques, les plus originales. Mais s’il veut parler de quelque chose de déterminé, alors la langue qui s’amuse lui fait dire les choses les plus ridicules et les plus faussées. De là vient également la haine que bien des personnes sérieuses ont contre le langage. Ils remarquent son espièglerie, mais ne remarquent pas que le bavardage dédaigneux est le côté infiniment sérieux du langage. Si l’on pouvait seulement faire comprendre aux gens qu’il en va du langage comme des formules mathématiques – ils constituent un monde par eux-mêmes –, ils ne jouent qu’avec eux-mêmes, n’expriment rien d’autre que leur nature merveilleuse, et c’est précisément pour cela qu’ils sont si expressifs – précisément pour cela que se reflète en eux l’étrange jeu de relations des choses42 »

            S’il la connaissait, Kraus aurait sûrement apprécié cette déclaration, non pas seulement à cause de la façon provocante dont elle est formulée et de la part d’exagération satirique ou quasi-satirique que l’on peut se permettre d’y déceler, mais également parce qu’elle est, à ses yeux, sûrement plus vraie que toutes celles qui ont pour effet de subordonner le langage au contrôle et à la contrainte exercée par la réalité et de lui assigner comme tâche principale la recherche de la connaissance objective et même, si possible, scientifique. Un des passages que j’ai cités, où Kraus souligne, d’une façon qui n’est pas moins provocante, que ce qui comptait pour lui a été uniquement la phrase et non ce qu’elle réussit ou ne réussit pas à représenter, donne l’impression d’aller tout à fait dans ce sens. Il est convaincu, comme je l’ai dit, que l’on ne trouve les pensées nulle par ailleurs que dans le langage et un des aspects les plus mystérieux de cette situation est sûrement le fait que les jeux de mots, qui ne s’occupent apparemment pas de la réalité, qui reposent la plupart du temps sur de simples hasards linguistiques et qui ne sont pas transposables d’une langue à une autre, puissent contenir néanmoins des pensées et des vérités aussi essentielles et profondes. C’est un peu comme si ce que Novalis appelle l’« espièglerie » du langage qui se laisse aller à son libre jeu devenait paradoxalement la source des vérités les plus profondes. Il n’y a probablement pas de meilleur exemple de la façon dont la vérité, pour quelqu’un comme Kraus, peut en quelque sorte être tenue par le langage lui-même à la disposition de celui qui est capable de la trouver là où elle est. Tout cela, bien sûr, n’empêche pas le satiriste d’être en même temps quelqu’un qui a des raisons spéciales de se méfier en permanence du langage, tel qu’il est utilisé, et du pouvoir de suggestion qu’il est capable d’exercer. Son attitude à l’égard du langage, qui est faite à la fois de confiance totale dans ce que peut le langage et de méfiance radicale à l’égard de ce que l’on fait de lui et avec lui, pourrait, par conséquent, sembler un peu contradictoire. Mais, si elle devait être considérée effectivement de cette façon, cela ferait sûrement encore partie des « contradictions » qui n’ont jamais gêné réellement Kraus et qu’il a assumées du début à la fin sans problème.

Notes

1 Karl Kraus, « Fern sei es von mir, den “Professor Bernhardi” zu lesen », Die Fackel, 5 février 1913, n° 368-369, p. 1.

2 Karl Kraus, « Der tragische Karneval », Die Fackel, 1916, n° 426-430, p. 35.

3 Karl Kraus, « Zweihundert Vorlesungen und das geistige Wien », in Brot und Lüge, Aufsätze 1919-1924, Suhrkamp, Frankfurt, 1991, p. 343-344.

4 Karl Kraus, « Blendwerk der Hölle », Die Fackel, 11 janvier 1913, n° 366-367, p. 30.

5 Victor Klemperer, LTI. La langue du IIIe Reich, traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot, Albin Michel, 1996, p. 40.

6 Ibid., p. 367.

7 Karl Kraus, Troisième nuit de Walpurgis, traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, Agone, 2005, p. 291-292.

8 Karl Kraus, « Hier wird deutsch gespuckt » (décembre 1915), in Die Sprache, Kösel, München, 1974, p. 13-14.

9 Karl Kraus, Troisième nuit de Walpurgis, op. cit., p. 294.

10 Ibid.

11 Karl Kraus, « Nicht einmal », in Die Sprache, op. cit., p. 227.

12 Die Fackel, 8 mai 1913, n° 374-375, p. 1.

13 Karl Kraus, « In dieser grossen Zeit » (début novembre 1914), in Weltgericht I, Suhrkamp, Frankfurt, 1988, p. 22.

14 Karl Kraus, « Der Ernst der Zeit und die Satire der Vorzeit » (début février 1915), ibid., p. 25.

15 Karl Kraus, « Gespenster » (1919), in Brot und Lüge, op. cit., p. 10.

16 Karl Kraus, in Die Sprache, op. cit., p. 11.

17 Karl Kraus, « Die grammatikalische Pest », in Die Sprache, op. cit., p. 21.

18 Karl Kraus, « Die Sprache », Die Fackel, fin décembre 1932, n° 885-887, p. 3-4.

19 Ibid., p. 1.

20 Ibid., p. 1-2.

21 Ibid., p. 2-3

22 George Orwell, « La politique et la langue anglaise » (1946), in Essais, articles, lettres, volume IV (1950), traduit de l’anglais par Anne Krief, Bernard Pécheur et Jaime Semprun, Ivrea, 2001, p. 173.

23 Ibid., p. 169.

24 Ibid.

25 Karl Kraus, « Blendwerk der Hölle », art. cit., p. 32.

26 Karl Kraus, « Die Phrase im Krieg » (mai 1913), in Die Katastrophe der Phrasen, op. cit., p. 121.

27 Karl Vossler, Gesammelte Aufsätze zur Sprachphilosophie, München, 1923.

28 Karl Kraus, « Sprachlehre für Sprachlehrer » (rédigé probablement en 1932, publié pour la première fois en 1939), in Die Sprache, Suhrkamp, Frankfurt, 1987, p. 443-444.

29 Ibid., p. 11.

30 George Orwell, « La politique et la langue anglaise », art. cit., p. 158.

31 Fritz Mauthner, Sprache und Leben. Ausgewählte Texte aus dem philosophischen Werk, herausgegeben von Gershon Weiler, Residenz, Salzburg/Wien, 1986, p. 91.

32 Karl Kraus, « Warum die “Fackel” nicht erscheint [Pourquoi la Fackel ne paraît pas] », Die Fackel, juillet 1934, n° 890-905, p. 168.

33 Karl Kraus, « Bei den Tschechen und bei den Deutschen » (juin 1921), in Die Sprache (1987), op. cit., p. 276.

34 Heinrich Fischer, in Die Sprache (1974), op. cit., p. 442.

35 Max Horkheimer, « Karl Kraus und die Sprachsoziologie », in Gesammelte Schriften, Bd. 13, Fischer, 1989, Frankfurt/Main, p. 23.

36 Theodor W. Adorno, « Einleitung zum “Positivismusstreit” in der deutschen Soziologie », in Gesammelte Schriften, Band 8, herausgegeben von Rolf Tiedemann unter Mitwirkung von Gretel Adorno, Susan Buck-Morss und Klaus Schultz, Suhrkamp, Frankfurt/Main, 1986, p. 329.

37 Die Fackel, fin août 1935, n° 912-915, p. 65.

38 Ibid.

39 Ibid., p. 65-66.

40 Ibid., p. 66.

41 Ibid.

42 Novalis, « Monolog », Werke in einem Band, Carl Hanser Verlag, München/Wien, 1981, p. 522.

Pour citer cet article
Référence électronique

Jacques Bouveresse, « « Apprendre à voir des abîmes là où sont des lieux communs » : le satiriste & la pédagogie de la nation », revue Agone, 35-36 | 2006, [En ligne], mis en ligne le 15 septembre 2008. URL : http://revueagone.revues.org/588.

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