Kali Argyriadis
Le tourisme religieux à La Havane et
l’accusation de mercantilisme

(Ateliers, n° 31, Religions afro-américaines : nouveaux terrains,
nouveaux enjeux, 2007) Mis en ligne le 23 juillet 2007 
http://ateliers.revues.org/document672.html

Résumé

Le tourisme culturel, qui se nourrit abondamment du thème afro-cubain, s’est considérablement développé à La Havane ces dix dernières années. Parallèlement, un nombre croissant de visiteurs étrangers se rend dans l’île dans le but de s’immerger dans le monde des religions dites d'origine africaine (santería et palo-monte). Dans le difficile contexte économique actuel, la religión est devenue l’un des moyens les plus lucratifs et les plus sûrs d’améliorer la situation matérielle de beaucoup de Cubains, ce qui génère toute une série de critiques à plusieurs niveaux de la société. Cet article propose une réflexion sur ce phénomène, en essayant d'analyser la critique du mercantilisme comme une catégorie d'accusation ambiguë inhérente aux échanges entre religiosos, ainsi qu'aux relations sociales en général. À partir de données ethnographiques havanaises, la distinction classique entre sacré et profane sera également interrogée, de même que la distinction entre dimension culturelle, artistique, religieuse, politique, affective et économique, toutes liées et présentes tant dans les spectacles touristiques que dans les cérémonies religieuses.

Abstract

Within the last ten years, cultural tourism based mainly on Afro-Cuban folklore has considerably grown in Havana. At the same time, an increasing number of foreigners are visiting the island in order to learn about religions such as santería and palo monte, both considered as having their roots in Africa. In the economical crisis facing Cuba today, religion has become one of the most efficient ways to improve one’s economical situation. This fact is discussed and criticized at various levels of Cuban society. This article analyses this phenomenon, considering criticisms of mercantilism as an ambiguous « category of accusation » typical of the exchanges between practitioners and of the social relations on the island in general. Based on ethnographic researches conducted in Havana, this article also addresses the classical distinction between sacred and profane. Distinctions between cultural, artistic, religious, political, emotional and economical dimensions will also be discussed. We will see that those dimensions are always manifest and connected together in touristic shows as well as in religious ceremonies.

 

Resumen

El turismo cultural, que se nutre abundantemente del tema afrocubano, se ha desarrollado considerablemente en Cuba en esta última decada. Paralelamente, un número creciente de visitantes extranjeros viajan a la isla con el propósito de adentrarse al mundo de las llamadas religiones de origen africano (santería y palo-monte). En el dificil contexto económico actual, la religión se ha convertido hoy en día en uno de los medios lucrativos más seguros para mejorar la situación material de muchos cubanos, lo que genera toda una serie de críticas en varios niveles de la sociedad. Este artículo pretende reflexionar sobre este fenómeno, tratando de analizar la crítica del mercantilismo como una categoría de acusación ambigua inherente a los intercambios entre religiosos, así como a las relaciones sociales en general. A partir de datos etnográficos habaneros, se cuestionará también la distinción clásica entre lo profano y lo sagrado, así como entre lo cultural, lo artístico, lo religioso, lo político, lo afectivo y lo económico, puesto que todas estas dimensiones estan intrinsecamente ligadas tanto en un espectáculo turístico como en una ceremonia religiosa.

 

Keywords :

commercial trading, Cuba, folklorization, Tourism

Mots clés :

commerce, folklorisation, religion, Tourisme

Plan

Le contexte des accusations

Donner pour recevoir : la circulation des biens

La théâtralisation du « folklore » et le tourisme culturel

L’accusation de jineterismo religieux

Spéculations finales…

 

Texte intégral

Les recherches les plus récentes sur les religions dites afro-américaines1 ont mis en lumière le caractère dynamique de ces dernières, en insistant sur les liens qui les unissent aux autres modalités religieuses en présence dans chaque contexte local2. À La Havane, par exemple, la santería est indissociable de son corollaire, le système divinatoire Ifá, ainsi que du palo-monte, du spiritisme et du culte des saints et des vierges catholiques. La pratique quotidienne implique une étroite complémentarité entre ces différentes modalités religieuses, souvent désignées dans leur ensemble par le terme générique religión3. La religión, en tant que phénomène social d’importance dans la capitale4, reflète les transformations sociales, politiques et économiques de la société cubaine. Toutefois, sa dimension de bien de consommation5 est restée peu analysée, sans doute parce que cette question est intrinsèquement polémique, non seulement à Cuba mais au sein de la population religiosa en général. De fait, les accusations de mercantilisme dirigées à l’encontre de particuliers ou en référence à la « dégénérescence » de la religión dans son ensemble font partie de toutes les conversations quotidiennes havanaises, et par conséquent de tous les entretiens accordés à l’ethnologue.

Il m’a semblé important de proposer une réflexion sur ces discours récurrents (dans toutes leurs variantes et leurs contextes d’énonciation), afin d’essayer de comprendre leur rôle au sein d’une pratique religieuse qui, comme toutes les autres, est traversée par des luttes de pouvoir internes. Il ne s’agit pas ici de prendre parti ni de stigmatiser les acteurs ou les processus, mais plutôt, en suivant les suggestions de M. de la Pradelle, d’analyser les situations d’échange marchand en tant que formes parmi d’autres de rapports sociaux, interagissant nécessairement avec d’autres dimensions : « Il faut vaincre cette sorte de résistance irréfléchie qui pousse à croire que là où les enjeux économiques sont importants les rapports sociaux se diluent ou s’effacent et que là où ils sont limités s’épanouit au contraire librement une sociabilité qui devient à elle-même sa propre fin » (Pradelle, 1996 : 12-13). Ainsi, de même que les accusations de sorcellerie malfaisante ont été étudiées par M. Augé comme l’un des langages par lesquels s’expriment les rapports de forces sociales (1982 : 212-259), ou de même que S. Capone a traité les accusations de non-traditionalité dans le candomblé brésilien (1996 : 286), l’accusation de mercantilisme doit être comprise comme une catégorie de discours qui nourrit les rivalités entre religiosos et nous informe sur les règles de circulation des biens matériels et spirituels au sein de la religión.

Le développement du tourisme dans l’île est régulièrement montré du doigt en tant qu’élément déterminant du processus de « com­mer­cia­li­sa­tion de la religión ». À Cuba le gouvernement a essayé dès le départ de tirer parti du potentiel valorisant du tourisme culturel ou durable, espérant ainsi rompre avec l’image de destination de pure consommation (balnéaire et sexuelle). De fait, si les plages et les jeunes gens restent un facteur d’attraction fondamental, mis en évidence à travers la publicité et les attitudes des touristes, l’attrait de l’île est aussi fortement lié à ses pratiques artistiques et festives. Tout au long de l’année, les amateurs de culture cubaine peuvent profiter de stages, festivals, colloques et conférences dans lesquels l’ingrédient afro-cubain est mis en avant. Y participer constitue l’un des chemins possibles vers une implication plus intime et parfois vers une pratique religieuse effective (Argyriadis, 2001-2002), ce qui génère un type de tourisme très particulier que l’on pourrait qualifier de « religieux », dans la mesure où l’objectif principal du voyage est d’assister à des cérémonies en tant qu’observateur ou acteur.

Certains chercheurs critiquent aujourd’hui le manque de qualité des événements culturels estampillés afro-cubains, qui, d’après eux, amènent l’étranger à rencontrer des personnes peu scrupuleuses, qui transforment l’offre religieuse et culturelle cubaine en un bien de consommation artificiel6. D’autres soulignent l’apparition de « scissions entre les pratiquants et leurs formes d’organisation, à propos du sens — social ou commercial — de leurs croyances » elles-mêmes conséquences de la commercialisation et de la folklorisation des valeurs et pratiques religieuses (Basail et Castañeda, 1999 : 183-184). Au-delà du discours de la dégénérescence ou de la crise socio-religieuse, je voudrais tenter de comprendre les processus qui produisent ces accusations, liées à celles citées plus haut, en tenant compte de la profondeur historique et des enjeux sociaux et politiques d’un phénomène qui, une fois analysé sous cet angle, ne semble pas si nouveau. Cette réflexion amène également à remettre en question l’existence d’une limite claire entre « le faux » et « l’authentique », ainsi que la distinction classique entre sacré et profane, et la distinction entre ce qui relèverait respectivement de l’artistique, du culturel, du religieux, du politique, de l’affectif ou de l’économique, dans la mesure où toutes ces dimensions sont étroitement liées aussi bien dans le cadre d’une cérémonie religieuse que dans celui d’un spectacle touristique.

Le contexte des accusations

L’île de Cuba reçoit, chaque année, la visite d’environ deux millions de touristes. Son gouvernement a décidé d’encourager le développement de cette industrie dans le but clairement affiché de lutter contre une grave situation de crise7. Depuis qu’en 1990 les échanges économiques privilégiés avec les pays de l’ex-urss ont été interrompus, l’état d’urgence, ou « période spéciale en temps de paix », a été décrété. Après une période de grandes pénuries (1991-1995), et malgré une relative reprise économique accompagnée de lois nouvelles permettant certaines initiatives privées restreintes au cadre individuel ou familial, la situation continue d’être difficile pour tous ceux qui n’ont pas d’accès direct au dollar américain ou à son équivalent, le peso convertible, par le biais d’un emploi dans le tourisme, dans les entreprises mixtes ou grâce aux envois d’argent de parents vivant à l’étranger8. Dans ce contexte particulier la population a développé de nombreuses stratégies de survie au quotidien, désignées dans le langage populaire par les termes « lutter », « résoudre » et « inventer ». À La Havane on n’achète pas un billet d’autobus, mais on « lutte un transport » (luchar un transporte) et on « invente le repas » (inventar la comida).

Pour ceux qui n’ont pas de famille à l’étranger ou qui ne travaillent pas dans le « secteur émergent de l’économie »9, la religión (et plus précisément la santería et le culte d’Ifá qui jouissent d’un certain prestige, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays) reste l’un des moyens les plus sûrs, les plus lucratifs et relativement légal d’améliorer sa situation matérielle. Le coût des consultations et des cérémonies a augmenté significativement ces dix dernières années, alors que celui de certains ingrédients n’a presque pas bougé entre 1995 et 2004 (une noix de coco : 10 pesos, un coq : 150 pesos, un groupe de musiciens : 300 pesos…). Les Havanais s’investissent de plus en plus dans ces activités, qui attirent en outre un public croissant de visiteurs étrangers, prêts à débourser des sommes conséquentes pour s’initier : entre 1200 et 8000 dollars pour « faire son saint » (hacer santo) ou « faire Ifá » (hacer Ifá).

Toutefois, il n’est pas possible de réduire ce développement religieux à une simple recherche de profit. Le statut des croyants a évolué de façon très positive depuis l’ouverture politique de 1991 (Argyriadis, 2005a ; cf. aussi Cuarto congreso…, 1992). Les cultes afro-cubains sont désormais considérés comme des marqueurs forts et valorisés de l’identité culturelle cubaine. L’opinion générale est aussi convaincue de la suprématie de la santería cubaine sur les religions sœurs d’Afrique et d’Amérique. Cuba serait le berceau de la vraie tradition yoruba (el extracto puro, « l’essence pure ») et de l’énergie sacrée appelée aché10. Nombreux sont aujourd’hui les religiosos qui asseyent leur légitimité locale sur les prestigieux visiteurs ou filleuls étrangers qu’ils reçoivent et sur les voyages qu’ils ont faits, « invité en tant que spécialiste » pour donner des « conférences » ou servir de garants de l’efficacité et de la traditionnalité de diverses cérémonies.

Les accusations qui nourrissent depuis toujours les rivalités entre religiosos se déplacent par conséquent sur le champ global. Il y a quinze ans, la principale préoccupation de chaque spécialiste était de réfuter les soupçons de sorcellerie11 malfaisante qui pesaient contre lui. Désormais il s’agit plutôt de démontrer son authenticité traditionnelle à travers la médiation du public international. Dans le cadre de l’affrontement qui oppose les Cubains de l’île et les Cubains exilés, l’accusation de militantisme politique déguisé ou instrumentalisé est également très opératoire (Argyriadis et Capone, 2004). Mais il existe un autre type d’accusation qui, s’il est fréquemment assimilé au contexte économique décrit précédemment, existe en réalité depuis au moins un siècle. Il s’agit de celui qui vise à dénoncer l’abus de confiance, le charlatanisme, la spéculation (ostentation de la richesse et du pouvoir) et la cupidité, s’exerçant aussi bien entre Cubains qu’entre Cubains et étrangers. « Tous les babalaos, tous les santeros, tous les paleros, et même tous les spirites ne travaillent pas avec le même acharnement, avec le même désir d’aider. Parce qu’il y en a beaucoup qui se métallisent, parce que tout ce qui les intéresse, c’est l’argent. Et moi malheureusement, j’ai été utilisée monétairement, et cela n’a pas résolu mes problèmes. », expliquait il y a douze ans une palera et santera qui avait changé de parrains à plusieurs reprises (sans pour autant renoncer à être religiosa).

Il est courant à La Havane d’évoquer les temps anciens où personne ne songeait à tirer profit du malheur d’autrui, tandis que se conservaient encore les plus profonds secrets et que se réalisaient de grands miracles. Un jeune babalao raconte : « Quand les Noirs africains ont été introduits à Cuba, qu’ils ont commencé cette religion qui vient d’Afrique, ils n’avaient pas de pièce spéciale pour consulter : toutes leurs prendas ils les mettaient dans des sacs et ils les chargeaient sur leurs épaules, et ils se faisaient payer les consultations en grains de maïs. » Nombreux sont les récits de ce genre où le(s) protagoniste(s) propose(nt) une rétribution libre, en nature ou après résultat. Toutefois les témoignages disponibles permettent de constater que cette référence à un âge d’or, accompagnée d’accusation de mercantilisme à l’égard des autres, a été une constante tout au long du xxe siècle.

Le contexte d’énonciation de ces discours influe pour une large part sur leur contenu : il s’agit avant tout d’un univers concurrentiel, qui n’admet ni chef suprême ni dogme, d’un marché des biens du salut (Bourdieu, 1971 : 320) au plein sens du terme (en lui enlevant sa connotation strictement chrétienne) dans lequel chaque acteur doit démontrer sa qualité et minimiser la valeur de ses rivaux. Par ailleurs les religiosos ont du se défendre contre les discriminations, le rejet et parfois les persécutions qu’ils subissaient de la part des autorités gouvernementales et/ou ecclésiastiques. L’intégration de l’élément africain dans le concept de culture nationale cubaine était loin d’être acquise à l’aube de l’indépendance (1898), et elle fut par la suite sujette à d’âpres débats entre les membres de l’élite intellectuelle et artistique de l’île (cf. par exemple Muñoz Guinarte, 1918 : 1 ; Guerra de la Piedra, 1939 : 25-57). Il est significatif de constater que ce lent processus a inclut dès ses débuts la dénonciation de la commercialisation des services religieux.

Dans ses premiers travaux sur les pratiques religieuses des afro-cubains12, Fernando Ortiz proposait des mesures correctionnelles pour lutter contre la « pathologie sociale » (1995a : 4) que représentait pour la jeune société cubaine ce que lui-même qualifiait alors de sorcellerie, superstition et sauvagerie. Cependant il établissait une distinction entre les sorciers « fanatiques » ou « de bonne foi »13 qu’étaient supposés être les vieux Africains, incorrigibles, et ceux qui exerçaient cet emploi dans l’unique but d’exploiter la crédulité de leurs adeptes (op. cit. : 194). Ces derniers, supposés être créoles (nés dans l’île), méritaient selon lui le même traitement que les délinquants de droit commun. F. Ortiz espérait que la disparition progressive des premiers, jointe à l’action éducative, aurait à long terme raison du problème. De plus, après avoir précisé que « le sorcier vit de l’autel, comme tout prêtre qu’il est » (op. cit. : 131), il soulignait une évolution : contrairement aux « temps passés » où les offrandes étaient perçues en nature (animaux, boissons alcoolisées, aliments variés consommables aussi par le sorcier), « le progrès a amené avec lui la corruption » et les prêtres contemporains « préfèrent que le croyant dépose entre ses mains des monnaies sonnantes et trébuchantes, sachant qu’aucun Messie ne les chassera du temple. Ils vendent leurs nettoyages rituels et leurs sorts comme le médecin vend ses prescriptions et le pharmacien ses drogues ; ils mettent un prix à leurs augures comme l’avocat à ses conseils ». Certaines rétributions « se montent parfois à des sommes considérables, que les malheureux clients doivent économiser en travaillant pendant de longues périodes ». Et F. Ortiz de conclure que « la profession de sorcier est extrêmement profitable » (op. cit.).

Quarante ans plus tard, dans un contexte très différent, alors que les universitaires cubains, influencés par l’Art nègre et le primitivisme, avaient pris la défense de la musique et des danses d’origine africaine en tant que paradigmes de la cubanité face à l’impérialisme nord-américain (Carpentier, cité par Fuente, 2001 : 243), l’exploitation marchande du répertoire liturgique afro-cubain fut à son tour très critiqué (Ortiz, 1981 : 149). Conséquence logique de ce processus, les artistes religiosos informateurs des ethnologues et des folkloristes commencèrent à ajouter l’accusation d’hétérodoxie à celles de sorcellerie malfaisante et de mercantilisme pour se distinguer de leurs rivaux. Paradoxalement, ce statut prestigieux de collaborateurs d’intellectuels de renom leur permit non seulement d’exercer une certaine hégémonie dans le monde religioso, mais aussi de justifier leurs tarifs et leurs exigences14. En s’imposant sur la scène de l’industrie du disque et de celle du spectacle, ils surent également s’émanciper dans une certaine mesure du contrôle de l’élite qui les avait sortis de la marginalité, et qui tout en ne se tarissant pas d’éloges sur l’œuvre d’artistes à la pointe de l’afrocubanisme comme Amadeo Roldán ou Alejandro García Caturla par exemple, n’avaient que mépris pour les innovations artistiques de Mercedita Valdés o Celia Cruz15. Nous verrons plus loin comment c’est précisément cette volonté et cette faculté de passer d’une dimension à une autre (du sacré au profane, du religieux au scientifique, de l’artistique au commercial) qui a assuré à ces artistes une reconnaissance incontournable de la part d’un très large public. Aujourd’hui, aucun religioso n’aurait l’idée saugrenue de mettre en doute leur honnêteté et leur traditionnalité et ils sont évoqués avec orgueil dans les salutations en l’honneur des ancêtres rituels (moyubba).

Donner pour recevoir : la circulation des biens

On pourrait citer d’autres exemple pour illustrer l’atemporalité de l’accusation de commercialisation (cf. entre autres Cabrera, 1993 : 117 ; Díaz Fabelo, 1960 : 43-44). L’essentiel est de retenir qu’en ce qui concerne leur diffusion à Cuba, ces pratiques religieuses ont été structurées dès le départ par une logique de marché, comportant des hausses et des baisses de prix en fonction du client et du coût de la vie. Dans le même temps, grâce à la valorisation artistique et à l’utilisation des techniques modernes de communication, elles se sont ouvertes sur un champ plus large.

Avant de poursuivre il est important de rappeler que selon les contextes, le payement en nature a pu constituer une forme de rétribution non négligeable. Point n’est besoin pour cela d’évoquer le temps jadis : il y a seulement dix ans, la question du type et du nombre d’animaux à sacrifier était vivement débattue, et elle l’est encore dans les milieux religiosos les plus pauvres. En effet, outre certains cas particuliers16, une importante portion de la viande de ces animaux est consommée rituellement17, l’autre partie étant divisée entre le commanditaire de la cérémonie, ses parrains et/ou le sacrificateur. Les saints (ou orichas) et les morts, tantôt exigeants, tantôt magnanimes, étonnés ou capricieux, participent à la discussion, réclament des animaux à quatre pattes, et se voient opposer des arguments ayant trait à la Période spéciale, aux prix du marché paysan et à la valeur du dollar.

Au-delà de la question de l’éventuelle cupidité de certains acteurs, ces négociations délimitent explicitement la frontière entre les filleuls les plus proches/assidus au sein de la famille rituelle, les parents et amis les plus appréciés et les autres. Nombreux sont ceux, en effet, qui se rendent aux fêtes religiosas (cajones et tambores), théoriquement ouvertes à tous, dans le seul but de manger un morceau de viande et quelques cuillerées de plats sucrés. La question est au cœur des débats, comme le montre cette conversation entre le commanditaire d’une cérémonie, une morte parlant par la bouche de sa marraine et une autre filleule chargée de faire la cuisine à cette occasion. La possédée, qui s’exprime ici juste après le sacrifice d’un bouc, d’un mouton, de huit poules, deux coqs et un canard, donne ses instructions pour la fête dédiée aux morts le jour suivant, tandis que le commanditaire, qui souhaitait inviter tous ses amis à partager la viande, voit son désir frustré :

Morte : Ndicie que usté que só la que va a manejar cocina : to’o él que venga, ¡ ajiaco na’má ! Cuando se termine tro’o, y munda se vaya. Munda que niñon invita a uria, se queda (Je dis, vous, qui êtes celle qui va cuisiner : les gens qui viendront, on leur donnera seulement de l’ajiaco18 ! Quand tout sera terminé et que les gens seront partis, ceux que le petit a invités à manger pourront rester).
Cuisinière : L’ajiaco on ne le servira pas à la fin du cajón ?
Morte : Si só. Pero entoncie timprano. ¡ No cuando empiece cajó ! Porque si se le da a uno gentrie, entoncie hay que darle a la mundra (Si, c’est ça. Mais alors, tôt. Pas quand le cajón commencera ! Parce que si on commence à donner à l’un, il faudra donner à tout le monde).
Comm. : Mais c’est que j’ai déjà dit à mes amis qu’ils viennent avant !

Se faire payer pour redistribuer, payer pour recevoir : les relations entre les êtres humains vivants et les entités (morts et saints) sont basées sur de constantes négociations, qui déterminent le type de biens qui sera mis en circulation et le type de bénéfices qui sera perçu en échange. Comme l’a montré M. Augé, les dieux « païens » (1982), à la différence du dieu unique des système monothéistes, ne se caractérisent pas par la transcendance et leur relation aux êtres humains est basée sur l’interdépendance (1988 : 11). À La Havane, les orichas, les morts et les vivants ont tous besoin d’accumuler de la « force », de la « lumière » ou de l’aché pour « se développer » (Argyriadis, 1999 : 226 et 244). L’activité rituelle peut donc être vue comme un contrat de réciprocité à remplir (Palmié, 2004 : 251), un moment où ces énergies sont mises en circulation19 et où chacune des parties réclame ce qui lui est dû, sans hésiter à exercer toutes sortes de pressions en cas de litige. Certes, les châtiments des entités sont craints, mais il n’est pas rare de voir une personne menacer ou insulter ses saints ou ses nfumbe20, en mettant leur réceptacle à l’envers ou en cessant de s’en occuper rituellement pendant plusieurs jours (la punition suprême étant de ne plus croire en eux et de jeter leur représentation matérielle à la mer ou aux ordures).

Pour résoudre ses problèmes, un mort peut proposer à un fils d’Eleguá d’organiser une fête pour les enfants de son pâté de maison en leur distribuant bonbons et gâteaux ; ou conseiller à une autre personne de faire l’aumône à un mendiant. L’offrande n’est pas toujours dirigée directement aux entités, elle peut être destinée à des lieux ou à des êtres vivants, y compris humains, les représentant. Les dieux sont aussi les médiateurs de la relation aux autres et à soi-même (Augé, 1982 : 103). La religión implique une notion de personnalité multiple en constante évolution (Argyriadis, 1999 : 248), raison pour laquelle, en ultime instance, s’occuper de ses entités revient à s’occuper de soi-même, seul ou le plus souvent via un ou plusieurs spécialistes religioso, ce qu’illustre bien l’expression « s’occuper de soi religieusement avec quelqu’un » (atenderse religiosamente con alguien). Même dans le cas d’un(e) religioso(a) expérimenté(e), fort de profondes connaissances et de nombreux filleuls, la présence des autres est indispensable pour deux raisons fondamentales : d’une part pour accumuler de la force, lumière ou aché, et d’autre part pour témoigner de la réalisation de la cérémonie (fonction qui croît en importance à mesure que l’intéressé souhaite asseoir son prestige). Les religiosos appelés à contribution pour un rituel obtiennent deux bénéfices en échange de leurs services : ils reçoivent à la fois de l’aché et une rétribution.

Un santero calcule après une initiation : « J’ai fait son saint à une jeune fille, et quand elle s’est assise pour faire ses comptes, c’est monté à 40 000 pesos. Parce que bon, va chercher un sac de riz, il en faut 100 livres…et donc il faut apporter de l’huile, il faut apporter de la viande, il faut apporter tous les condiments… Parce que bon si c’était une cérémonie à quatre ou cinq, on n’aurait pas besoin d’apporter tant de choses, mais il faut convier différents santeros pour qu’ils fassent foi, sans parler des amis de celle qui s’initie, des membres de sa famille, bref, vous ne pouvez rien faire avec 20 livres, il en faut 100. S’il en reste, après on se le partage entre nous, mais en gros c’est la quantité qu’on demande toujours. C’est ça qui rend tout si coûteux. » Les initiations, en tant que rites de passage, sont aussi des événements sociaux, à l’instar des mariages ou des baptêmes, et c’est pourquoi elles ne peuvent être bon marché. Il faut alimenter les vivants, les morts et les saints, et payer un droit (derecho) à chaque participant actif en fonction de la charge (et de la célébrité) de chacun d’entre eux : les parrains, le sacrificateur, le devin, ceux qui aident à la cuisine, au nettoyage, à la décoration, à la préparation des ingrédients rituels, les musiciens, ceux qui ont la faculté d’être possédés… Le novice tire un grand orgueil du « sacrifice » qu’il a consenti pour mener à bien son initiation, source de prestige par excellence et dont il fait régulièrement mention : « Je n’ai pas à me cacher, parce que j’aime ma religion et parce que ça m’a coûté cher (mi dinero me costó) » ; c’est la plus grande preuve d’amour et de dévouement qu’il a pu donner aux dieux, supposés l’aider en retour à réunir ou à récupérer au centuple la somme investie.

Le contrat de réciprocité qui lie une personne à ses entités concerne implicitement tout son entourage social et religioso. Cette logique s’exprime très concrètement à travers l’ensemble de dispositifs de redistribution mis en place pendant les cérémonies publiques. Plusieurs auteurs soulignent par exemple le cas des autels montés en ces occasions, véritables « machines of exchange » (Brown, 1989 : 467 ; cf. aussi Palmié, 2004 : 252). Ces « trônes », sur lesquels les réceptacles des orichas et/ou des morts trônent de fait majestueusement sous un baldaquin de tissus de couleurs vives et au milieu de fleurs, de plats de nourriture, de boissons et de paniers de fruits (appelés plaza,« place du marché ») symbolisent l’abondance, la promesse d’une prospérité future. Leur contenu est partagé entre l’assistance, soit par les éventuels possédés qui se manifestent durant le déroulement de la fête, soit par les organisateurs à la fin de celle-ci. Il n’est pas concevable de refuser le plat de gâteaux, le bain de miel ou la gorgée de chamba21 offerts dans ce contexte : « c’est de l’aché, c’est bon pour toi », expliquent les religiosos. En échange, au pied du trône sont installés une corbeille et un petit idiophone (maracas, clochette…) pour que chacun, agenouillé sur une natte, appelle l’entité célébrée, la salue, lui fasse part de ses demandes et lui dépose une somme d’argent. Une autre corbeille est également disposée au pied des musiciens, pour recevoir la rétribution complémentaire laissée à l’appréciation du public. Parfois, des participants enthousiastes collent des billets sur le front en sueur du chanteur ou des possédés, qui peuvent alors les offrir à leur tour aux personnes présentes. L’argent qui reste à la fin dans la corbeille du trône (le droit du saint/du mort) est ré-utilisé pour acheter les offrandes demandées par les entités au cours de la cérémonie. L’organisateur est parfaitement conscient de la quantité disponible, et il négocie fermement avec les possédés pour amortir la dépense.

Dans le cadre plus restreint de la consultation ou des thérapies personnelles simples, le rôle de l’argent payé en plus des autres ingrédients, appelé également droit, est particulièrement sujet à controverse. En effet, le spécialiste est ici seul face à ses clients, sans témoins religiosos (vus dans ce contexte comme des concurrents) et il établit lui-même ses tarifs. L’accusation de mercantilisme s’exerce alors très facilement. Ce n’est pas un hasard si les babalaos, hommes initiés au système divinatoire Ifá, qui jouissent actuellement d’un plus grand prestige, sont également ceux qui se font payer le plus cher. M. Holbraad (2002) a souligné qu’au-delà de son potentiel d’abstraction, l’argent, en tant qu’instrument de négociation avec les divinités et « substance fluide et immanente qui vivifie le mouvement d’échange », constitue un élément qui fait partie intégrante du culte et de sa cosmologie. Pour cet auteur, la dépense monétaire anime littéralement la logique d’Ifá. Cette réflexion pourrait s’étendre à toutes les modalités « matérielles » de la religión, c’est-à-dire celles qui admettent le sacrifice d’animaux et le payement d’un droit (les consultations santeras et paleras). Les billets et les pièces de monnaie ne symbolisent pas seulement la prospérité, ils ne se contentent pas de rétribuer un service : ils sont également porteurs d’aché ou de force, et c’est pourquoi ils font parfois partie des ingrédients des offrandes destinés à être jetés avec les autres déchets ou à être placés à l’intérieur des réceptacles des entités sans que personne n’ose y toucher. C’est le signe divinatoire qui précise souvent si la rétribution sera chère ou bon marché, et il existe certains cas où les dépenses des offrandes sont à la charge du devin. Le droit fait également partie du rituel de la consultation, même si par la suite le spécialiste religioso le récupère : il est préalablement béni et le client doit le déposer devant les entités invoquées pendant qu’il formule sa demande.

Se consacrer aux consultations est l’un des éléments-clés de la carrière religiosa ; cette activité va en effet de pair avec le fait d’avoir des filleuls et de former sa propre famille rituelle. Certains la mènent en parallèle avec une autre activité professionnelle, mais beaucoup en font désormais leur emploi principal. Ils expliquent qu’ils ont choisi cette voie en obéissant aux injonctions de leurs entités (« Je suis venu au monde avec cette mission ») et, dans le cas des babalaos et des oriatés (les spécialistes des systèmes divinatoires complexes), ils mettent l’accent sur leur passion pour l’étude. De ce point de vue, la rétribution des consultations est ré-insérée dans le circuit religioso pour payer les cérémonies permettant d’accéder aux niveaux initiatiques supérieurs et ainsi réaliser des « travaux » plus forts, remplir son devoir envers les entités et « se nettoyer », toutes opérations coûteuses qui justifient à leur tour les hauts tarifs appliqués. Il convient également d’impressionner les clients, tant il est vrai que paradoxalement, si l’humilité est louée dans les discours, les marques d’opulence sont interprétées comme des marques de pouvoir au moment de choisir un parrain22. Les signes extérieurs de richesse (vêtements neufs, bibelots, buffet à disposition des visiteurs, appareils ménagers…) sont orgueilleusement exposés comme autant de preuve de la reconnaissance des filleuls (nationaux et étrangers). Critique et admiration nourrissent tour à tour les discours selon la position d’allié ou de rival de chaque locuteur. L’argent reçu est donc un investissement qui permet de se maintenir à la hauteur, dans un contexte de luttes de pouvoir où les efforts pour se dépasser sont incessants et incontournables : car aujourd’hui il ne s’agit plus seulement du marché religieux havanais, mais d’une compétition à échelle transnationale en pleine inflation, qui inclut les santeros cubains « de l’extérieur » et leurs descendants rituels, les adeptes du candomblé brésilien ou encore ceux de la « religion yoruba », pour ne citer que les principaux concurrents (Capone, 2003 ; Matory, 2001 ; Palmié, 1995).

Afin de se démarquer des rivalités entre prêtres des religions liées au culte des orichas, ceux qui se consacrent de préférence au spiritisme23 mettent en relief le caractère missionnaire de leur don. Une médium, qui ne donne pas de prix et laisse à l’appréciation de ses clients la quantité et la forme de rétribution qu’ils jugeront correcte, explique : « On ne m’a pas donné cette faculté pour que je m’enrichisse. On m’a donné cette faculté pour que j’aide mon prochain. Quant ils [les morts] veulent que tu gagnes de l’argent via la religión, ils te présentent d’autres choses. » Le pacte, ici, est légèrement différent : les entités fournissent le bien-être24 (à travers un don, dans tous les sens du terme) à ceux qui leur consentent des sacrifices, non sous forme d’offrandes matérielles mais sous forme de « travail spirituel ». Il n’existe pas d’initiation spirite en tant que telle. En revanche les médiums passent par un apprentissage pratique qu’ils payent en « faisant la charité » pendant un temps, comme le raconte cette autre spirite, également palera et santera : « Alors donc j’ai consulté tout le monde gratuitement pendant sept ans. S’il fallait faire une poudre je la fabriquais gratuitement : j’allais chercher les morceaux de bois avec mon argent, je les préparais et je leur donnais. S’il fallait faire une messe à l’église, j’y allais et je la faisais.»

Bien que l’argent et le sang des animaux soient absents de la circulation, la logique de réciprocité est toujours bien présente : on fait montre d’attentions envers les morts, on leur « donne de la lumière », en échange de leurs conseils, de leur appui et de leur protection. C’est d’une certaine façon la même logique implicite propre au culte des vierges et des saints catholiques (aussi bien à Cuba que dans d’autres pays)25, où le sacrifice peut aller jusqu’à des extrémités telles que se traîner sur les genoux jusqu’à un sanctuaire ou demander l’aumône pour Saint Lazare vêtu de toile de jute. En définitive c’est bien une sorte de contrat d’échange qui est établit, tant avec les saints qu’avec les morts ou les orichas, et ne pas accomplir une promesse signifie être en dette avec les entités, capables alors de représailles.

S’occuper ou prendre soin des autres et réciproquement (en se donnant des preuves d’affection) est un aspect essentiel du spectre des échanges entre êtres humains et entités, et de façon générale une manière d’agir extrêmement valorisée du point de vue éthico-social. De ce fait, à chaque fois qu’un religioso exprime une critique au sujet de la cupidité des autres, il y oppose en se les appropriant les concepts d’amour et d’affection. Une santera, qui fait référence aux abus envers les étrangers, précise : « C’est une autre personne qui veut se faire de l’argent, mais cette personne n’y va pas de akokán, de bon cœur, et je lui dis non, non, non, attends mon vieux, ça ne va pas comme ça… parce que moi j’aime faire les choses bien. Mais il y a des gens, ils vont leur donner 50 000 pesos, ils vont se trouver des acolytes, deux ou trois, ils se taisent, et alors ce qu’on vous fait ce n’est pas un saint, c’est autre chose : c’est seulement un business, pour spéculer. Ils ne le donnent pas avec tout leur amour, comme on le fait nous-mêmes. Comme je le fais, moi. » Au-delà de la dimension d’auto-propagande, toujours présente dans ce genre de discours, la notion d’amour comme monnaie d’échange doit être analysée avec toute l’attention requise.

Lorsque les entités, « descendent » (une fois remplies les obligations matérielles : droits, offrandes, repas, fêtes), elles commencent leur évolution en embrassant avec effusion leurs « enfants », et ce en les bénissant et en utilisant tous les termes affectueux du vocabulaire de la parenté. Presque simultanément, elles se plaignent à grands cris d’être négligées malgré leur dévouement. Une morte, furieuse de constater le manque d’affluence à l’« anniversaire de saint » de son « fils », s’exprime ainsi : « ¡ Ya nadien quiere Ma Francisca ni lan considera en esta tierra ! ¿ Cómo só ? ¡ Tienen que gritá, porque yo tiene muchos hijos y yo lun difiende con uña y dientre ! (¡ Plus personne n’aime Ma Francisca, plus personne n’a d’estime pour elle sur cette terre ! Hein ? Il faut que je crie, parce que j’ai beaucoup d’enfants, et je les défends bec et ongles !) » ; de même une Ochún, déçue du manque de qualité de musiciens non professionnels, mais offrant gratuitement leurs services : « ómo mi no quiere pa mine (mon fils ne m’aime pas) ». Ces reproches peuvent aussi condamner l’attitude de certaines personnes envers leurs parents, l’entité jouant là encore un rôle de médiateur des conflits humains. La plupart du temps, ils servent à critiquer le manque d’attention des filleuls envers leurs parrains, et parfois des enfants envers leur mère. Ainsi, pendant un tambor, un Changó s’adresse à un jeune homme en lui prédisant une peine de prison. Il le réprimande : « Brincaste lomoddé, no mi hiciste caso, no le hiciste caso a tu iyá (Tu as sauté le pas, fils, tu ne m’as pas écouté, tu n’as pas écouté ta mère) », assimilant ainsi les deux désobéissances. Face au silence du garçon, qui aggrave son cas en souriant ironiquement, le saint entre en fureur et le prévient qu’aucune offrande, aucune fête, aucun sacrifice d’animaux ne pourra l’acheter pour changer sa destinée. La marraine tente alors de recourir à d’autres types d’arguments et, aidée par toute l’assistance, implore la pitié de l’oricha. Désespérée, la mère tombe à genoux et supplie en disant que si son fils venait à être emprisonné, elle mourrait de douleur. En larmes, elle prie Changó de sauver son enfant, non pour lui, mais pour elle, sa propre mère. Dans un silence de plomb, avec des gestes lents, le saint agenouille alors le jeune homme, puis verse une larme. Il berce la mère dans ses bras, la « nettoie » avec ses mains et accède à sa demande, à condition que désormais son fils la respecte et l’écoute. Tandis que la musique reprend, l’oricha, acclamé par tous, exige tout de même un autre tambor en payement dans un délai d’une semaine.

Ces exemples montrent comment, au-delà de l’opposition entre intérêt et affection, les biens matériels et les preuves de tendresse sont étroitement liés, le don des premiers constituant l’un des moyens possibles de recevoir les seconds et vice-versa. Comme le souligne N. Juárez Huet, « les échanges, qui peuvent être réciproques ou asymétriques, conjuguent entre eux des situations, des moyens, des contextes et des intérêts divers qui ne sont pas toujours analogues ni liés de façon exclusive aux questions économiques » (2005). On peut remarquer à ce propos que la forme de rétribution qui consiste à proposer au client « mettez ce que vous voulez » (utilisée par beaucoup de spirites ainsi que parfois par certains paleros, santeros et babalaos) est sans doute la dette la plus difficile à résilier. Comment, en effet, la quantifier ? D’une façon générale, les liens de parenté rituelle qui se créent dans la religión induisent, outre des échanges de biens, des relations d’entraide, d’attention et d’affection qui peuvent s’exprimer à leur tour au moyen de services rendus et de cadeaux, a fortiori quand le pouvoir d’achat et/ou le niveau de connaissance religiosa des parties sont inégaux.

L’accusation de mercantilisme remplit donc une fonction politique et sert d’arme stratégique dans le cadre des luttes de pouvoir internes à la religión. Mais elle doit également être comprise par rapport à la pratique effective qu’elle masque : une relation de négociation avec les entités et avec les autres. Les prix, qu’ils soient hauts ou bas, ne sont pas mis en question en tant que tels. C’est la qualité du « travail » et par conséquent de la relation qui est en jeu. La critique survient uniquement lorsqu’il y a conflit ou déception, et c’est l’évolution du lien social qui produit l’accusation, la dette d’affection étant symboliquement mise en scène à travers l’accusation d’intérêt, et non l’inverse.

La théâtralisation du « folklore » et le tourisme culturel

Affirmer que l’accusation de mercantilisme n’est pas un phénomène nouveau ne revient pas à nier l’importance du contexte actuel. Dans la capitale cubaine, l’inflation des spécialistes, des cérémonies, des espaces de rencontres avec la religión et par conséquent des prix est évidente. La récente ouverture de l’île a rendu plus facile et courante la rencontre entre religiosos havanais et personnes qui, même si elles parlent la même langue, ne partagent pas les mêmes codes et règles implicites. Dans ce type de configuration particulier (le cas extrême étant celui de l’étranger qui arrive, fait son initiation et repart au bout d’une semaine), les liens de parenté rituelle ne suffisent pas pour établir des engagements solides. Un santero déplore de la façon suivante le manque de temps qui empêche d’approfondir les relations : « On est leur parrain, mais ils ne sont pas nos filleuls », mettant ainsi en doute l’existence même du lien rituel. La distance sociale, culturelle et géographique rend difficile l’échange régulier d’attention, d’affection et d’aché, et les biens en nature perdent leur potentiel de réciprocité (il est peu probable en effet qu’un filleul étranger apprécie à sa juste valeur la possibilité de recevoir un gigot de bouc). Les religiosos cubains disposent, comme bien échangeable, de leur connaissance rituelle, tandis que les filleuls étrangers payent avec de l’argent et offrent des produits difficiles à se procurer sur l’île. Il n’est donc pas étonnant que dans le cadre des rivalités entre religiosos de différentes nationalités, l’accusation de mercantilisme permette de contrecarrer les affirmations de traditionnalité : c’est notamment le cas de Mexicains ou de Nord-Américains qui s’indépendantisent de leurs parrains cubains en condamnant leur supposée cupidité, ou en retour de Cubains qui accusent les « Nigérians » de s’enrichir sur le dos des Nord-Américains et des Mexicains. Le processus qui nourrit les luttes de pouvoir religieuses se reproduit à une plus grande échelle.

Malgré la distance initiale, grâce aux moyens de déplacement et de communication modernes, il existe de nombreux cas de consolidation de liens forts (positifs et négatifs) au sein des réseaux transnationaux que sont désormais nombre de familles rituelles (Argyriadis, 2005b). Dans la plupart des cas, l’insertion dans un réseau pré-existe au voyage initiatique à Cuba26. Toutefois, l’implantation de la santería cubaine dans d’autres pays d’Amérique (et plus récemment d’Europe) et la promotion de cette dernière dans le cadre du tourisme culturel à La Havane sont aussi profondément liées à la pratique artistique inspirée des objets, des danses et des répertoires musicaux dédiés aux orichas. Il est indispensable de prendre en compte ce phénomène, qui a contribué dans une certaine mesure à déstigmatiser les religions afro-cubaines (Argyriadis, 2006), afin de comprendre comment la présentation de spectacles touristiques réussit à être l’un des facteurs d’implication religieuse des visiteurs étrangers, ainsi qu’un espace de négociation avec les autorités (l’État, les aînés…) et de remise en question de la diabolisation de l’échange marchand.

L'ouverture de l'île (promotion de l'industrie touristique, modalités de voyage des ressortissants cubains et exilés assouplies, émigration, retour massif de la musique cubaine sur le marché international) date du début des années 1990. Cependant, elle constitue pour La Havane une sorte de second épisode d'un processus qui a commencé durant les années 1950 quand le succès et les tournées mondiales des artistes cubains ont fait connaître, à travers leurs œuvres, les pratiques religieuses de leur pays (à ce propos cf., pour le Mexique, Juárez Huet, 2004 : 63). Sans la révolution, l'histoire de ces dernières aurait peut-être suivi un cours similaire à celui des religions afro-brésiliennes (Boyer, 1993 : 156-158 ; Capone, 1999). Mais les changements politiques survenus dans l’île ont concrétisé les rêves de F. Ortiz, qui, dès 1950, fustigeait la commercialisation du répertoire afro-cubain et réclamait la création d'une Société de musique afro-cubaine ou de folklore musical de Cuba ayant un double objectif : scientifique et esthétique (1981 : 587).

En 1960, avec l'appui financier de l'unesco, fut créé le Centre d'études du folklore du Théâtre national de Cuba. Son assesseur dénonça dès le début l'exploitation commerciale et touristique qui défigurait le folklore cubain dans l'ancien système. Il s'agissait d'effectuer des recherches et des spectacles artistiques « authentiques » afin, disait-il, de « se rendre maître de notre propre culture » (León, 1961 : 5-6). Toutefois, tandis que la dimension esthétique et « résistante » de la culture afro-cubaine était valorisée, son caractère religieux était clairement rejeté : « Il est certain qu’une grande partie du folklore cubain provient de lointains apports africains qui se trouvent encore aujourd’hui intimement connectés à un lacis emmêlé de croyances. Ici nous nous éloignons de l’aspect intime et particulier du religieux et nous essayons de présenter les valeurs pures de chant, de danse et de poésie » (op. cit. : 5). En décembre 1961, le Centre fut dissous et remplacé par deux institutions distinctes : l’Institut d’ethnologie et de folklore, exclusivement consacré à la recherche scientifique, et l'Ensemble folklorique national de Cuba, chargé de développer le travail artistique. Ce dernier est devenu un espace d’expression que les religiosos ont mis à profit, d’une part (après un long processus) pour légitimer leurs pratiques et d’autre part pour attiser l’intérêt de nouveaux adeptes, nationaux et étrangers.

Les premiers membres de l'Ensemble folklorique national (cfn) ont été choisis avec l'aide des informateurs des ethnologues, ceux-là mêmes qui, comme Jesús Pérez, avaient participé dans les années 1940 et 1950 aux conférences dispensées par les universitaires et aux productions commerciales de disques et de spectacles (Argyriadis, 2006 : 58). De nos jours, rares sont dans l'île les artistes du répertoire afro-cubain qui ne fassent référence à ces ancêtres éminents. À l’inverse, il est intéressant de constater que leurs rivaux contemporains exilés aux États-Unis les accusent d'avoir « trahi la religión » pour échapper aux persécutions policières et/ou pour percevoir un salaire conséquent assorti d’un statut sûr et prestigieux (Hagedorn, 2001 : 152). En réalité, les débuts du cfn ont été marqués par des tensions résultant de la persistance de préjugés racistes et de classe. Dans une entrevue avec K. Hagedorn (2001 : 153-164), María Teresa Linares, musicologue cubaine spécialiste du répertoire paysan, évoque les années 1960 et accuse les artistes en tournée « d’atrocités » (ivresse, saleté, chapardage…), qu'elle associe à leur couleur de peau, à leur milieu d'origine et à leur manque d'éducation. Elle déplore également l'existence, au sein du cfn, de « deux structures sociales différentes », les membres étant selon elle choisis par les artistes-informateurs fondateurs sur des critères de filiation rituelle. En d'autres termes, on peut dire que ces derniers ont su tirer parti de cette institution en se l’appropriant pleinement.

Malgré ces débuts difficiles, et parallèlement à la création d’écoles d’Art de grande qualité, l’Ensemble folklorique national, dont les membres reçoivent désormais des salaires équivalents à ceux de la troupe du Ballet national, a remporté un grand succès grâce à ses tournées internationales, sa production de disques et de documentaires, sa participation à diverses œuvres théâtrales et cinématographiques à caractère anti-raciste27, sa formalisation théorique (Guerra, 1989 : 5-21) et son enseignement du répertoire. À partir de 1982, la troupe a présenté ses œuvres les samedis après-midi dans le patio de son siège, en plein quartier résidentiel (Vedado). Les spectacles de ce Sábado de la rumba étaient construits de façon didactique et participative : le public (incluant des adultes, des enfants et quelques touristes), debout et en cercle, était invité à identifier les pièces et les répertoires, à mémoriser les rythmes, les paroles et la signification des chants, à accompagner les morceaux de frappements de mains et d’improvisations dansées et de façon générale à rivaliser de virtuosité, sous le regard enthousiaste des « anciens » (vieux religiosos informateurs ou artistes du cfn à la retraite) qui cautionnaient le tout par leur présence, leur participation et leur approbation. Les chorégraphies qui présentaient des danses d’orichas reproduisaient dans leur mise en scène le cadre d’un tambor, avec un trône installé au fond de la scène et des paniers de fruits partagés à la fin avec le public. Entre spectacle, cours, fête et cérémonie religieuse (il est parfois arrivé qu’un danseur entre en transe), les productions très vivantes de l’Ensemble folklorique national ont contribué de façon générale à attiser la curiosité des personnes ne connaissant pas la religión et ont servi de modèle à tous les groupes « folkloriques » formés par la suite à La Havane.

En stimulant la production artistique afro-cubaine, le gouvernement révolutionnaire n’avait évidemment pas pour but de favoriser le développement de l'adhésion religieuse. Toutefois, celle-ci a presque invariablement accompagné l'appréciation esthétique des publics de ce répertoire. Dans la même mouvance, les artistes-professeurs des ateliers, cours et festivals afro-cubains ont consciemment et activement contribué à la valorisation de leurs pratiques religieuses. Ils ont joué et jouent toujours un rôle de médiateurs de premier plan avec le public étranger. Aujourd’hui, ils sont devenus les interlocuteurs directs des amateurs du genre du monde entier. Ils vivent confortablement et dignement de leur art (les voyages et le contact régulier avec des étrangers leur donne un accès légal aux devises) et jouissent d'un statut reconnu. Les moins de cinquante ans ont tous été formés au cfn et/ou dans les écoles d'art : ils ont des compétences musicales poussées et variées, dominent différents genres « folkloriques » et « populaires » ainsi que le jazz ou la musique classique, jouent différents instruments, ont suivi des cours de solfège, d’harmonie, d’orchestration, de composition et ont lu les textes des ethnologues et des musicologues cubains. Beaucoup vivent explicitement leur implication esthétique exigeante comme un engagement en tant que religiosos et que citoyens (l’un d'eux, à la retraite en 2001, s’autoqualifiait « d’amélioreur de culture »), tant à la scène que dans les cérémonies pour lesquelles ils sont engagés tout comme leurs prédécesseurs. Face aux discriminations sociales, ethniques et religieuses qui s’expriment encore dans l'île en termes esthétiques (gesticulation scandaleuse, laideur, puanteur, grossièreté, saleté, vacarme), la beauté des danses d'orichas et des rythmes des tambours batá, traditionnalisés au terme de soixante-dix ans d’histoire, a haussé la santería28 au rang de culture. Sur ce point, les aspirations de l'État et des religiosos paraissent converger, tout au moins dans le cadre du développement du tourisme culturel.

L’accusation de jineterismo religieux

L’ouverture à La Havane de plusieurs lieux touristiques proposant des objets et des spectacles inspirés du corpus afro-cubain a suscité des rumeurs tenaces, comme dans le cas du Bazar de los orishas inauguré en 1993 dans l’enceinte du musée ethnographique de Guanabacoa : des santeros et des babalaos auraient été engagés par le gouvernement pour réaliser des consultations destinées aux étrangers. Un babalao indigné, évoquant le souvenir encore vif des restrictions à l’encontre des religions en général, émettait à l’époque l’opinion suivante : « Aujourd’hui la Révolution autorise tout ça, par pur compromis je dirais. Bien sûr, par derrière, de là-haut à chaque fois qu’on a pu mater tout ça on l’a fait. […] Les pesos qu’on gagne difficilement en cherchant par terre, lui il se les trouve avec ce business qu’il a là, ça c’est bien vrai. […] parce qu’ici il y a des maisons créées et préparées pour tous ceux qui veulent faire un saint, faire Ifá, il a un personnel éduqué pour ça là où ils le font, ils le payent en devises et lui il paye ces religieux là, qui profitent de ce système, en argent cubain. » Ici deux catégories d’accusation sont réunies en une seule : celle d’instrumentalisation politique et celle de mercantilisme. Mais en plus des supposés religiosos sans scrupules, il est intéressant de voir comment l’État lui-même, personnifié par son commandant en chef, se voit à son tour accusé.

De fait, les années 1990 regorgent de décisions ambiguës qui ont sans doute contribué à la crise politique de l'époque. Après des années de rejet du capitalisme et de la société de consommation, après de nombreux actes publics de répudiation des exilés (appelés « vermines » et « scories ») ayant pour conséquence l'impossibilité pour les familles des deux rives du golfe du Mexique de communiquer ouvertement, en 1993 la possession de dollars américains (ou de leurs équivalents en pesos convertibles) a été autorisée pour tous (y compris lorsque ceux-ci provenaient des envois de parents pudiquement appelés « de l’extérieur ») et des magasins de « collecte de devises » ont été ouverts. Beaucoup d'objets et d’ingrédients religiosos sont aujourd'hui fabriqués par le ministère de l'Industrie légère, et sont vendus en monnaie nationale dans les magasins d’État. L'accès aux hôtels, discothèques et plages, hier fièrement « libéré » des discriminations par la jeune révolution, se voit de nos jours restreint aux étrangers (Cubains « de l’extérieur » y compris) ou aux nationaux enrichis. Enfin, malgré le discours officiel qui continue à diaboliser la recherche individualiste de profits, les stratégies du gouvernement pour « utiliser des mécanismes de marché sous règlement étatique » (Resolución económica…, 1997) génèrent doutes et déceptions à La Havane. À leur tour, ces soupçons nourrissent le discours des exilés, qui accusent les artistes religiosos havanais de complicité avec l'État dans la présentation folklorisante et mercantiliste de leurs pratiques, qui attirerait les touristes dans l'île et les clients dans les consultations.

À dessein ou non, les lieux du tourisme culturel sont devenus des points de rencontre privilégiés entre religiosos et visiteurs étrangers29, grâce à la médiation des artistes ou d'autres personnages que nous décrirons plus loin. Si hors de l’île les publicités insistent sur le caractère authentique, spontané, « de la rue », ou « du quartier » de ses manifestations, en réalité leur gestion et organisation dépend d'institutions étatiques précises (maisons de la culture, ateliers du Plan de revitalisation culturelle Cultura comunitaria, fondations…) relevant à leur tour d’organismes spécialisés dans la commercialisation de ce type de produit, comme l'agence Paradiso qui gère 90% du programme annuel d'événements touristiques culturels. Mais l’analyse du dispositif dans son ensemble ne peut s’arrêter à cela, ni au fait que la tradition afro-cubaine donnée à voir dans ces lieux-clés résulte d'une mise en scène soigneuse. Au-delà de l'opposition entre fausseté et authenticité, il est nécessaire d'observer de quelle manière les différents acteurs, dans leurs interactions, éludent la dimension commerciale de leurs échanges, négocient leur position sociale30 ou construisent des identités : « L’intériorisation de l’image touristique, les interprétations divergentes des notions d’authenticité et de tradition au sein du groupe, les tentatives de certains pour en contrôler l’attribution, le sens assignés aux lieux touristiques, l’interaction des touristes et des locaux sont autant de signes de compromis effectués entre la réalité et la représentation » (Le Menestrel, 1999 : 381).

Le Sábado de la rumba, rebaptisé récemment Gran Palenque, est mentionné dans les guides touristiques et inclut dans les « packs » proposant une découverte de la capitale. C’est aujourd’hui l’un des lieux-clés du tourisme culturel. Le didactisme et la participation du public restent de rigueur pendant la moitié du spectacle, devant un public mixte (les Cubains payent 5 pesos l’entrée, les étrangers 5 pesos convertibles), composé aussi de chercheurs et d’étudiants étrangers équipés de magnétophones et d’appareils photos ainsi que de « Cubains de l’extérieur » en quête de traditionnalité qui filment et enregistrent sans discontinuer (moyennant une autorisation préalable et le payement d’un droit). L'Ensemble folklorique organise deux fois par an des ateliers de danse et de musique, pendant lesquels il ouvre ses espaces aux présentations des élèves. En outre, de jeunes groupes à la qualité très variable se produisent au Gran Palenque, la plupart ayant justement de grandes difficultés à s’affranchir du modèle codifié par le cfn. Enfin, au grand désespoir des anciens habitués, l’entracte est animé par des défilés de « mode », où évoluent des jeunes gens des deux sexes dont les silhouettes sveltes (qui contrastent avec la variété des corpulences des membres du cfn) sont soulignées par des vêtements courts, transparents ou ajourés.

La présentatrice reste muette pendant le défilé, mais le reste du temps elle ne perd jamais l'occasion de plaisanter avec le public masculin : « Vous avez aimé ? Oh oui, vous avez aimé !… Vous êtes devenu tout rouge quand la jolie jeune fille roulait des hanches, là… » Ces interpellations lui permettent d'abord d’établir une complicité entre Cubains, en rendant hommage aux anciens assis au premier rang et en rappelant aux jeunes, souvent amateurs et/ou artistes, qu’il vont bientôt devoir chanter et danser à leur tour. La tâche n'est pas évidente : une méfiance latente existe entre les deux groupes, la réprobation des premiers devant le comportement et la tenue vestimentaire des seconds étant presque palpable. Leur objectif est cependant le même : ils sont ici pour se montrer. Les anciens font ostentation de leur savoir, de leur renommée et de leur respectabilité, et les plus jeunes de leurs audacieuses capacités chorégraphiques, de leur énergie et de leur ferme intention de prendre la relève : « Si je me lâche, plus rien ne pourra m’arrêter ! » Une jeune initiée très agitée, en remarquant le regard lourd de reproches31 d’une vielle santera arborant turban et éventail, s'exclame à haute voix : « Je fais ce que je veux, personne n’a à me dire quoi que ce soit ! » Mais ces échanges/défis cessent immédiatement lorsque arrive le moment préféré du public cubain dans son ensemble : celui où la présentatrice entraîne des personnes du public étranger sur la piste pour qu’ils dansent la rumba. La jubilation est totale à chaque fois que la pauvre victime, aiguillonnée par les cris et les encouragement de ses compatriotes, parvient à contourner avec humour son évidente incompétence en se caricaturant elle-même ou en mimant des scènes comiques32. Après des applaudissements plein d’effusion, la présentatrice invite tout le monde à prendre part à une conga fraternelle, à laquelle chacun participe dans la détente, les identités étant dès lors clairement définies. À la fin du spectacle, signalée par deux ou trois morceaux de musique enregistrée, quelques jeunes se précipitent sur les étrangers pour leur proposer cours de danse et services de guide spécialisé en afro-cubanité.

Le Gran Palenque de l’Ensemble folklorique national remplit donc plusieurs fonctions. Il a été et est encore un événement artistique dont l'objectif est de convaincre les Cubains eux-mêmes de la beauté des musiques et des danses dites afro-cubaines. Son siège, en tant que centre de recherche et de formation, œuvre pour la promotion culturelle et la revalorisation de ce répertoire. C'est aussi un grand moment d'auto-affirmation de l'identité cubaine, dont les origines africaines deviennent dans ce cadre consensuelles. C'est un lieu de référence et de rencontre pour les artistes-religiosos, légitimé par de célèbres « anciens » et légitimant pour les plus jeunes qui rêvent tous d’être engagés dans la troupe. Les deux générations s’y affrontent d’ailleurs à chaque fois. Le Gran Palenque s’adresse aussi à un public d’amateurs étrangers et de cubains émigrés, en quête de ce que leur paraît être l'essence de la tradition, avis conforté par le fait que les membres du cfn sont en effet des artistes religiosos sollicités pour les cérémonies. Enfin, c’est un lieu de promotion touristique qui joue sur les registres ambigus de l'afro-cubanité : des valeurs esthétiques à l'attraction sensuelle, la frontière est parfois floue33. À l’instar d'autres lieux-clés de la capitale (Argyriadis 2001-2002 : 34-35), le Gran Palenque, dans ses intentions comme dans sa mise en scène, opère systématiquement un brouillage des registres34, en juxtaposant les dimensions culturelle, artistique, religieuse, identitaire, politique et économique. 

Ce phénomène ne doit pas être interprété uniquement en termes de prosélytisme religieux ou de stratégie mercantile. Si le brouillage s’effectue avec autant de spontanéité et de facilité, c’est aussi parce qu’il fait intrinsèquement partie du fonctionnement de la religión, dont les représentations influent sur des domaines très larges de la société havanaise. Par ailleurs, bien que les discours divisent de façon stricte les styles musicaux et chorégraphiques religieux et séculiers, l’analyse ethnographique montre que les frontières entre sacré et profane ne dépendent pas tant du répertoire ou du cadre d’exécution que des intentions des participants. Il est par exemple possible de jouer des chansons populaires (comme le fameux Que viva Changó de Celina González), de danser le cha-cha-chá pour les orichas ou la rumba pour les morts et d’obtenir qu’ils se manifestent par la possession : l’événement sera accueilli avec enthousiasme in vivo, même si par la suite il pourra être critiqué en tant qu’hétérodoxie par les rivaux de la famille rituelle impliquée. À l’inverse, le répertoire liturgique fait partie depuis plusieurs décennies des compositions des orchestres populaires, qui provoquent parfois des transes dans le public. Enfin, dans les spectacles folkloriques le brouillage des registres est à son comble quand les artistes sont possédés ou quand leur prestation est si convaincante que certains spectateurs leur demandent de les « nettoyer ». Tous ces événements font d’ailleurs écho à une autre catégorie d’accusation étroitement liée à celle de mercantilisme : celle de charlatanisme et de possession fictive.

Les artistes-professeurs ne sont pas les seuls médiateurs entre touristes et religiosos. Comme dans le cas du Gran Palenque, ils coexistent avec des jeunes gens qui, sans être nécessairement musiciens, danseurs ou même religiosos, se consacrent à proposer des services de guide sur ces thèmes. Leur aspect extérieur est en adéquation avec les représentations que les étrangers ont de ce qui est afro-cubain : ils ont la peau suffisamment foncée pour être qualifiée de « noire » (bien qu'eux-mêmes ne s’auto-définissent pas ainsi dans d'autres contextes) et s’habillent dans le style rappeur américain ou, moins inquiétant pour les touristes, rastafari. Ils se conforment aux modèles globaux qui associent la tradition religieuse et artistique afro-américaine à l'obscurité de la peau, ce qui à Cuba a cessé d'être pertinent il y a déjà plusieurs décennies. Enfin, parmi eux nombreux sont ceux qui complètent leur panel d'offres (accompagnement dans les lieux-clés du tourisme culturel afro-cubain, à des concerts, à des restaurants, dans des maisons qui proposent des chambres à louer, à des festivités, des cérémonies ou des consultations) avec des propositions illicites (vente de cigares ou de drogue) et plus ou moins explicites de services sexuels. Il est intéressant de remarquer qu'à La Havane, la prostitution n'est pas définie comme telle par les acteurs, qui lui préfèrent le terme de jineterismo, en inversant le stigmate qui marque ce type d'activités. Le jinetero ou la jinetera (littéralement : cavalier ou cavalière) ne sont pas seulement vus comme des objets de consommation, mais plutôt comme des débrouillards (luchadores35) qui tirent parti de leurs charmes pour profiter du touriste ingénu (Palmié, 2004 : 244). En réalité la prostitution féminine dans sa grande majorité est depuis longtemps organisée sur des bases similaires à celles d'autres pays : prix fixes, zones de rencontre connues de tous, corruption de fonctionnaires et proxénétisme. Mais la frontière entre ce type d'activités et le simple « compagnon » est ténue, surtout dans le cas des hommes.

Cet autre espace de brouillage génère (tant dans le langage populaire que dans les contrôles policiers) un continuum ou « chaîne de professionnels liés au monde spirituel cubain d’origine africaine » (Aseff, 2005) qui part du jinetero de base et peut s’élargir à des catégories d’accusation très utilisées à chaque fois qu’il s’agit de mettre en doute la sincérité ou la qualité d’un artiste, d’un chercheur ou d’un religioso : celles de « jinetero pseudo-religieux » (Martínez Furé, 2004 : 92), de « jinetero intellectuel » ou de « santero jinetero ». De fait, et bien que beaucoup le nient, les jineteros sont des intermédiaires non négligeables, qui amènent des clients aux consultations en échange d’une commission et qui les préparent avec des explications générales sur la santería et des affirmations concernant l’authenticité et la compétence du spécialiste visité. Certains orientent leurs discours sur l’aspect philosophique, historique ou social du culte, en se présentant comme chercheurs à titre privé. D’autres sont effectivement religiosos. Au final, comme de nombreux universitaires cubains (étudiants et professeurs) se sont récemment initiés à la santería tout en orientant leurs recherches sur ce thème et comme de nombreux religiosos se présentent comme chercheurs, écrivent des livres ou donnent des cours, les possibilités d’accusation sont de plus en plus nombreuses.

Une des techniques utilisées pour lancer des allusions au sujet de la cupidité des autres ou d'un rival en particulier consiste précisément à insinuer que leur initiation a été motivée par des instincts purement ostentatoires : « Il y a des gens qui ont de l’argent et qui disent : “je vais me faire mon saint” ; parce que comme ça ils prouvent aux autres qu’ils ont de l’argent, parce que faire un saint ça coûte cher ! Donc c’est une façon de spéculer », précisait une santera en 1995. Le terme « spéculer » signifie dans ce contexte « se faire valoir » ; mais il ne perd pas pour autant sa valeur économique : en effet, on peut analyser la progression initiatique comme une carrière, dont les cérémonies successives seraient des investissements pour s'assurer à terme un statut élevé, et donc lucratif. Les babalaos, qui occupent cette position actuellement, sont les premières victimes des accusations de spéculation. Un santero qui n'a pas pu « faire Ifá » s’exprime : « Il y en a qui le font pour se faire mousser : “le babalao Untel, et l’iború iboya36, et j'ai tant de filleuls…” Bon, alors pourquoi ils font tout ça ? pour se distinguer. On dit que le babalao est un prêtre de haut rang dans la santería. Alors bon ça donne une certaine catégorie de supériorité. Et beaucoup payent pour cette supériorité, beaucoup payent parce qu'ils veulent sentir qu’on chante leurs louanges et qu’on leur rend hommage. […] Mis à part le fait que ça apporte une certaine prospérité. » Il convient toutefois de rappeler que la fonction même de babalao est inséparable de l'idée d'une croissance économique procurée par les entités (Holbraad, 2004). Beaucoup de babalaos le reconnaissent, mais mettent l’accent sur le principe de réciprocité, en déplaçant l'accusation de spéculation vers leurs rivaux, et notamment vers tous les jeunes hommes qui, de plus en plus ces dernières années, choisissent cette voie (et mettent en danger leur hégémonie). Mais cette ostentation des moins de quarante ans, qui ne diffère pas beaucoup en réalité de celle pratiquée dans leur jeunesse par plusieurs religiosos vénérables (si l’on en croit leurs propres témoignages ou ceux de leurs contemporains), pourrait à son tour être analysée comme une stratégie permettant de se faire une place dans ce milieu, en se basant, le cas échéant, sur la reconnaissance ou l'aisance financière procurée par le fait d'avoir des relations avec des étrangers ou une certaine renommée au niveau global.

Spéculations finales…

Les discussions qui portent sur les biens matériels et surtout les accusations de mercantilisme jouent donc un rôle fondamental dans le cadre des enjeux micro-politiques du monde religioso havanais. Elles permettent d'une part de délimiter, jour après jour, les frontières fluctuantes des familles rituelles, en définissant les statuts d’alliés, d’inconnus et de rivaux. Seuls les premiers peuvent prendre pleinement part au principe de réciprocité qui régit les rituels, les cérémonies publiques constituant des espaces possibles d’ouverture vers de nouveaux membres et/ou d’apparitions de conflits. Dans cette logique, seuls les non-alliés (catégorie soumise à de constantes reconfigurations) sont sujets aux accusations, tandis que se perpétue au sein du groupe le mythe de l'entraide et des relations affectives fortes. Ce dernier est d’autant plus mis en valeur qu’il permet d’auto-légitimer une pratique religieuse soumise depuis plus d’un siècle à une stigmatisation en terme de cupidité (assortis de ses dérivés : charlatanisme, « opium du peuple »…). Ces luttes de pouvoir et stratégies de légitimation se reproduisent à plusieurs échelles : entre rivaux directs (offrant les mêmes services), entre spécialistes différents ou de différents statuts (ceux qui ont la faculté de voir, rêver, entendre ou être possédés par les entités et ceux qui manient des techniques divinatoires compilées dans des textes et par conséquent très valorisées depuis les années 1950 ; ceux qui ont des facilités d'accès au public étranger et ceux qui n’en ont pas…), et entre religiosos de nationalités ou de références traditionnelles et/ou politiques différentes.

D'autre part, l'opposition constante entre intérêt et affection, entre appât du gain et « charité », permet peut-être d'éluder le principe, intrinsèque à la religión, d'échanges de biens spirituels et matériels soumis à de constantes négociations (qui produisent les accusations). De manière ambivalente, les valeurs morales dominantes partagées par le christianisme et le socialisme (amour, charité, communitarisme, sacrifice de soi, obéissance aux instances supérieures) sont admises et mises en valeur de façon consensuelle, alors que se pratique une logique de don – contre-don extrêmement revendicative, y compris avec les saints catholiques. Comme le remarque un santero, palero et spirite cubain implanté au Mexique, en réaction aux accusations de mercantilisme dont il est victime et qui utilisent des références bibliques, il existe une différence notable entre les deux systèmes de représentations : « Jésus a bien dit : “ce qui gratuitement m’est donné par les cieux, gratuitement je l'offrirai” […] nous, nous offrons un service, qu'avant toute chose nous avons du payer (pour l’initiation que nous avons subie). S’il n’en était pas ainsi nous ne pourrions pas proposer de rituel, nous n’aurions pas les connaissances rituelles pour l’effectuer. Par conséquent, rien ne nous a été donné gratuitement. » Par « gratuitement », il convient de comprendre « sans réciprocité », aussi bien dans le cadre des relations avec les entités que dans celui des relations humaines, en tenant compte du fait que la notion de biens interchangeables peut aussi être appliquée à des éléments non matériels, comme le savoir ou les preuves d'affection.

À l’échelle nationale, l'exemple du tourisme culturel et des différentes formes de découverte de la religión par les visiteurs étrangers fournit des éléments pour poursuivre la réflexion. La mise en scène folklorique des pratiques religiosas n’est pas seulement une stratégie accrocheuse ou marchande. L'histoire de la construction/codification du répertoire afro-cubain montre comment les religiosos ont su donner à leurs activités une dimension artistique et culturelle valorisante, dans le cadre national d'abord, puis à l’échelle internationale. Ce faisant, ils sont entrés dans un débat plus large : celui de la spécification du lieu de l’authenticité traditionnelle de la religion des orisha. Enfin, la figure ambiguë du « jinetero religieux » ou du « spéculateur » nous ramène à la logique de réciprocité, en introduisant au passage la compétence corporelle (danse, sexe…) dans le champ des services interchangeables. Entre accusation et admiration, le plus grand défaut du « spéculateur » est peut-être de ne pas tempérer son indiscutable succès par des discours faisant référence aux principes plus socialement acceptables qui démontreraient son insertion dans le système de don/contre-don qui régit sa famille rituelle et son entourage en général. Mais cette attitude, fortement critiquée, est indispensable à qui veut laisser entendre que sa carrière religieuse individuelle va être réussie.

La tant décriée « commercialisation de la religión », ainsi que sa présentation sous forme de spectacles consommables, font incontestablement partie du processus de transnationalisation de la santería cubaine. L'ambivalence fondatrice de la relation à la prospérité individuelle (à la fois source d'accusation et de prestige) nourrit le jeu micro-politique interne à la religión. La logique de réciprocité règle les échanges en son sein et rend possible l'ouverture constante à des croyants étrangers, puisque les biens interchangeables peuvent être de natures très diverses et soumis à négociations. La mise en spectacle a prouvé son efficacité en matière de valorisation et de diffusion, en élargissant le cercle des adeptes possibles. Ces dynamiques sont prolongées à l’échelle transnationale, et mettent en circulation des biens, des objets, des savoirs et des symboles, non seulement à travers les réseaux religiosos mais aussi à travers les réseaux commerciaux et artistiques. Il convient maintenant d'analyser les conséquences logiques de ces circulations, autrement dit la manière dont ces échanges nourrissent à leur tour l'évolution des pratiques dans leur lieu d'origine. Les religiosos, qui ont fourni leur savoir, ont sans aucun doute gagné de l'argent et du prestige. Sans doute ont-ils aussi reçu de nouvelles entités, savoirs, symboles et objets qui vont progressivement s’insérer dans le marché religieux cubain contemporain.

 

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Notes

 

1 Je remercie Odalys Buscarón, Stefania Capone, Lorraine Karnoouh et Renée de la Torre pour leurs commentaires et suggestions sur la première version de ce texte, lequel a déjà fait l’objet d’une publication en espagnol dans le n° 18 (juil. 2005) de la revue Desacatos.

2 Cf. notamment, pour Haïti : Métraux, 1958 ; pour le Brésil : Boyer, 1993b et Capone, 1999 ; et pour Cuba : López Valdés, 1985, Basail et Castañeda, 1999, Argyriadis, 1999 et Menéndez, 2002.

3 Ce terme, fortement investi dès la fin des années 1980 dans le contexte politique de réhabilitation des croyances religieuses de toutes obédiences, vient s’ajouter à celui de santería, valorisé par les chercheurs cubains dans les années 1940 (Lachateñeré, 1939 ; Ortiz, 1939), et cohabite aujourd’hui avec d’autres expressions comme ocha-Ifá ou « religion yoruba » qui mettent, comme santería, l’accent sur cette modalité de culte qui est considérée comme la plus prestigieuse, tout en insistant sur son caractère « africain traditionnel ».

4 Il est difficile d’évaluer statistiquement la proportion de religieux dans la ville, dans la mesure où de nombreux enquêtés préfèrent encore rester discrets sur ce sujet longtemps stigmatisé à Cuba. L’observation ethnographique concorde toutefois avec les études les plus récentes du Centro de Investigaciones Psicológicas y Sociológicas de Cuba (cips), qui conclut à une proportion majoritaire (82,4 %) de croyants de toutes obédiences dans la population, ainsi qu’à une proportion majoritaire au sein de ce groupe d’utilisateurs simultanés des services liés à la santería, au spiritisme et au catholicisme (Ramírez Calzadilla, 2000 : 188-189). De même, les résultats obtenus soulignent l’impossibilité de relier, dans la société cubaine contemporaine, un type d’expression religieuse à un type de classe sociale (op. cit. : 89) ou de catégorie raciale — subjective par définition (op. cit. : 98 ; López Valdés, 1985 : 223).

5 Exception faite des travaux de M. Holbraad (2002, 2004) et S. Palmié (2004).

6 Rogelio Martínez Furé, co-fondateur de l’Ensemble folklorique national, créateur en 1982 du Sábado de la Rumba, appelle ce phénomène santurismo (entretien personnel, 11 novembre 2003) ; il utilise également les termes de « pseudo-folklorisme » (2004 : 155) manié par des « prédateurs du patrimoine populaire traditionnel » (op. cit. : 160). Cette prise de position l’a conduit en 1995 à cesser de s’occuper du Sábado de la Rumba (dont l’évolution actuelle sera décrite plus avant).

7 « C’est dans de si complexes circonstances que l’effort pour transformer la structure et le fonctionnement de l’économie a été mené à bien. La décision de développer le tourisme a pris une importance particulière, dans la mesure où il s’agissait d’un secteur [économique] dynamique majeur, capable de stimuler l’emploi, d’engendrer des recettes en devises dans des délais relativement brefs, et potentiellement propice à réanimer et intégrer d’autres secteurs » (Resolución económica…, 1997).

8 L’accès aux soins médicaux et à l’instruction reste gratuit, mais les livres, les fournitures scolaires et les médicaments se font rares, à moins de se les procurer en devises ou à des prix très élevés ; de manière générale, une fois récupérés les produits fournis par le carnet de rationnement (soit environ une semaine à quinze jours d’aliments de base pour une personne et pour un mois), les prix des produits de première nécessité (vêtements, nourriture, hygiène…) sont disproportionnés par rapport à la valeur réelle des revenus légaux. En novembre 2004, par exemple, un peso convertible équivalait à 26 pesos ; le salaire moyen était de 200 pesos, la livre de riz coûtait 5 pesos au marché paysan et la bouteille d’huile de soja 2,15 pesos convertibles, soit 55,90 pesos.

9 Les enquêtes du Centro de Antropología de Cuba ont démontré que les inégalités d’accès aux emplois liés au tourisme ou aux entreprises mixtes étaient fortement liées à la persistance de discriminations raciales, et ce malgré le haut niveau de qualification de la population dite « de couleur » (Rodríguez et al., 2002).

10 Cf. à ce propos le titre du livre de Mirtha Fernández et Valentina Porras, 1998 : El ashé está en Cuba, souvent cité par les religiosos.

11 Dans la pratique quotidienne actuelle ce terme n’a pas nécessairement de connotation malfaisante : on peut par exemple faire de la sorcellerie pour passer un examen ou avoir de la chance.

12 Au départ ce terme se référait aux personnes nées en Afrique qui vivaient encore à Cuba. Dans les années 1920, avec l’apparition du mouvement afrocubaniste, il passa dans le langage courant pour désigner tous les citoyens d’ascendance africaine.

13 Un médecin légiste contemporain de F. Ortiz, influencé comme lui par les théories de C. Lombroso sur l’atavisme, estimait également que « dans un contexte de haute civilisation comme le nôtre, le sorcier devient un délinquant de par son inadaptabilité et son parasitisme, mais pas en tant que criminel ou pour avoir violé gravement la loi. C’est un attardé, un sujet nocif car il est hors de son milieu, une individualité captée en pleine contrée africaine, où sorciers et guérisseurs sont monnaie courante » (Castellanos González, 1936 : 90).

14 Par exemple, dans une « circulaire à l’attention des santeros », les tambourinaires Pablo Roche, Miguel Somodeville, José Valdés y Trinidad Torregrosa rappellent qu’en plus d’une rémunération monétaire basique, leurs clients se doivent de leur fournir un repas abondant et de qualité, un moyen de transport et un logement le cas échéant, des marques de respect et la moitié de l’argent reçu des mains des participants de la cérémonie par les possédés (Ortiz, 1995b : 72).

15 Ces artistes ont enregistré des thèmes « afro » à la fin des années 1940, en s’accompagnant des tambours batá de Jesús Pérez, disciple de Pablo Roche, cité précédemment (Reyes, 2000 : 36).

16 Par exemple « donner à manger à la terre, à la mer… » : les animaux sont déposés en offrande dans un trou ou dans la mer ; ou encore les ramassages (recogimientos) et ruptures (rompimientos) : les animaux utilisés pour ramasser les mauvaises influences par contact avec la personne sont tués et jetés dans des lieux symboliques comme le carrefour, le cimetière, la brousse, la rivière, le pied d’un arbre spécifique, etc.

17 Les saints et les morts reçoivent le sang, la tête, et dans certains cas une partie des viscères et du repas rituel.

18 Sorte de soupe épaisse préparée avec de la tête et de la queue de porc, des tubercules et des légumes variés.

19 Le maître du principe de circulation, de changement et de mouvement est l’oricha Eleguá, qui « ouvre et ferme les chemins ». C’est donc lui qui est servi ou payé en premier. On le représente souvent sous la forme d’un petit enfant capricieux.

20 Morts maniés dans le palo, considérés comme plus « obscurs » et manquant de « lumière » et d’attention de la part des vivants. Ils acceptent donc de « travailler » aveuglément pour leur maître en échange d’offrandes et de sacrifices d’animaux. Comme ils « mangent », ils sont appelés morts « matériels », par opposition aux morts de lumière « nettement spirituels » qui ont seulement besoin d’eau, de fleurs, de bougies, de parfum et de prières. Il existe cependant de nombreux cas où les morts de lumière se matérialisent, dans le but de leur donner plus de force pour travailler efficacement.

21 Boisson rituelle palera composée entre autres d’eau-de-vie, de piment, de poudre à fusil, d’herbes, de poudres de bois et de poudre d’os humains. Sa simple olfaction provoque larmes et éternuements.

22 L’une des principales critiques émise à l’encontre des paleros (dont les services sont moins chers) concerne justement l’aspect pauvre de leurs cérémonies.

23 Une personne peut mettre l’accent sur une pratique en particulier à un moment précis de sa vie, ce qui n’exclut jamais la possibilité qu’elle utilise d’autres modalités ou que quelques années et/ou initiations plus tard, elle mette l’accent sur une autre pratique, considérée à ce moment comme plus prestigieuse.

24 Un bien-être y compris matériel. Cette autre femme médium, par exemple, raconte comment sa morte, dont le réceptacle est une poupée, lui a demandé de la promener aux alentours du monument El Templete, dans la vieille Havane, attirant ainsi l’attention de plusieurs personnes qui lui donnèrent spontanément de l’argent : « Mais je n’y suis pas allée pour ramasser de l’argent, ou pour demander de l’argent, tu parles, c’est assez gênant tout ça, non. Écoutes, cette poupée est revenue avec deux cent et quelques pesos dans ce petit sac, bon sang !… et justement quelques jours plus tard il y a un problème et l’argent dont j’avais besoin était là.»

25 Rappelons à ce propos les troncs et les multiples sollicitations pécuniaires dans les églises catholiques, orthodoxes et protestantes, en échange de récompenses vues comme célestes… ou terrestres.

26 Ce phénomène, qu’il convient d’analyser de façon approfondie, est l’un des objets d’étude privilégiés du groupe de recherche sur la transnationalisation des religions afro-américaines (cf. à ce propos Capone, 2004).

27 Cf. par exemple le film de T. Gutiérrez Alea : La última cena, icaic, 1976.

28 Le palo-monte n’a pas subi le même traitement, car il est associé au congos, terme désignant à Cuba une population générique africaine très méprisée par les intellectuels cubains (Argyriadis, 2000).

29 Principalement canadiens et européens, et dans une moindre mesure mexicains, vénézuéliens (très récemment) et argentins. Cf. les chiffres du bulletin du Centre d’information et de documentation touristique de Cuba, http://cidtur.eaeht.tur.cu/boletines/Boletines/Panorama/2006/sep06/cuba.htm.

30 Pour une comparaison avec d’autres contextes touristiques, cf. par exemple Argyriadis et Le Menestrel, 2003 : 197 ; Doquet, 1999 : 284.

31 Les santeros initiés depuis moins d’un an (iyawó) sont censés être soumis à un certain nombre de règles de comportement plus ou moins stricts selon les personnes et les familles rituelles.

32 Il arrive parfois qu’un étranger fasse preuve d’un réel talent, apprécié et applaudi alors à sa juste valeur par le public cubain, malgré sa déception.

33 La fascination pour le monde marginal en général, auquel la religión reste associée, est accompagnée de l’idée (attirante et effrayante à la fois) fermement ancrée depuis plus d’un siècle en Europe et en Amérique que les « pauvres », les « noirs » ou les « sauvages » ont une aisance corporelle innée.

34 Plusieurs auteurs l’ont remarqué, en soulignant le fait que les artistes religiosos circulent d’un registre à un autre, en jouant aussi bien dans des cérémonies, des fêtes familiales ou de quartier, des spectacles touristiques, des orchestres populaires, des événements politiques, des cabarets ou des théâtres (Knauer, 2001 : 24 ; Hagedorn, 2001 ; Menéndez, 2002 : 88-89).

35 Paradoxalement, l’un des termes-clés du symbolisme révolutionnaire, lutter (luchar), est devenu synonyme de « chercher des dollars » (Palmié, 2004 : 241), légalement ou illégalement.

36 Salut rituel utilisé par les babalaos.