ÉOCARREFOUR VOL 83-2/2008 71

Manuel APPERT Éditorial : Mutations et inerties

Université de Lyon

C N R S U M R 5 6 0 0 spatiales dans le Royaume-Uni

John TUPPEN

Université Grenoble 1

d ' a u j o u r d ' h u i

Le Royaume-Uni n’est pas à l’honneur dans la littérature géographique française. Pourtant, notre voisin d’Outre-Manche ne manque pas d’intérêt pour le chercheur. « Exotique », tour à tour avant-gardiste et conservatrice, vue de France, Albion est souvent trop perfide pour se laisser appréhender. Cependant, aussi différent que le Royaume-Uni puisse être de la France, il se voit imposées les mêmes opportunités et contraintes liées à la mondialisation. Ce sont plutôt les traductions sociales et spatiales qui diffèrent selon les pays du fait de leurs structures socio-économiques et politiques. Une poignée d’auteurs français s’est intéressée à ces questions et a interrogé le cas britannique, évoquant implicitement ou explicitement l’exception ou un éventuel modèle anglais. Il n’en va pas toujours de même des auteurs britanniques, bien entendu plus prolifiques sur le Royaume-Uni. Nous faisons ici l’hypothèse hybride que le changement de contexte politique, à l’échelle locale, et économique, à l’échelle internationale ainsi que le processus associé de métropolisation sont des vecteurs clés des structures et dynamiques socio-spatiales du Royaume-Uni. Tout comme dans d’autres pays, la mondialisation a entrainé des recompositions économiques, sociales et spatiales : désindus-trialisation, tertiarisation, augmentation du niveau de vie moyen et polarisations. Cependant, l’histoire du Royaume-Uni, sa géographie, ses modes de régulation politiques lui confèrent des spécificités, qui à leur tour, conditionnent ses structures et dynamiques spatiales contem-poraines. C’est dans la perspective de mieux saisir cette réalité que ce numéro spécial de G é o c a r r e f o u r aétéconçu.

Un bond de 25 ans dans le passé nous rappelle le changement de trajectoire opéré par l’économie et la société britanniques. La crise économique et l’avènement de la régulation néo-libérale précipitaient une période d’intense désindustrialisation, de tertiarisation et de dérégulation dont les conséquences se lisent aujourd’hui encore sur les configurations et dynamiques territoriales du pays. Les conservateurs emmenés par M. Thatcher ont alors poursuivi sans relâche la libéralisation de l’économie par la dérégulation des marchés qui devenait ainsi le leitmotiv de la renaissance du pays. Ces bouleversements avaient des connotations spatiales – centralisation des pouvoirs, refonte de la politique régionale et développement des partenariats public/privé à différentes échelles. En partie provoquées par des facteurs internes au pays, ces mutations étaient aussi influencées par le contexte de mondialisation croissante et ses corolaires : immigration, B i g B a n g financier qui propulsait Londres au rang de pôle financier mondial et investissements directs étrangers dans les services et l’industrie. Le pays s’internationalisait à un rythme inégalé en Europe. D’un point de vue spatial, le clivage entre un Nord en difficulté et un Sud prospère, pourtant bien antérieur, était pérennisé par ces transformations. Mais en réalité, la situation était beaucoup plus complexe ; depuis les années 1970, les disparités locales commençaient à prendre le pas sur les disparités régionales, comme dans certains quartiers de Londres où le niveau de précarité était déjà semblable à celui des villes du Nord.

Depuis, si la mondialisation n’a fait que s’intensifier, le contexte social, économique et politique a changé. Le Royaume-Uni a bénéficié d’une longue phase de croissance ; de 1994 à 2007 le PIB du pays a augmenté de plus de 3% par an en moyenne, la plus longue période de croissance soutenue depuis l’après guerre (OCDE, 2008). Pendant cette période de prospérité, l’interna-tionalisation de la société et de l’économie britanniques s’est renforcée. L’immigration a accéléré la croissance démographique du pays, devenu aujourd’hui multiculturel. La poursuite de la tertiarisation de l’économie est entretenue par d’importants investissements étrangers (finance et TIC), préférant le Sud-Est du Pays mais aussi, fait nouveau, le cœur des métropoles du Nord. Ces deux tendances concernent avant tout les centres urbains – lieux de concentration de la population, de pouvoir économique et politique mais également lieux de manifestation des disparités sociales. Si l’État s’est désengagé, il a paradoxalement permis de mettre en œuvre de nouvelles initiatives dans les domaines économiques et sociaux. Le Blairisme qui succédait au Thatcherisme n’a pas provoqué de changement radical de politique, mais plutôt un réajustement progressif des orientations et leviers pour encadrer l’initiative privée. Les partenariats continuent en effet à se multiplier alors que la place de la puissance publique est redéfinie. De même, largement rendue obsolète par M. Thatcher, la politique régionale a été, au moins partiellement, réhabilitée. Plus généralement, ce nouvel intérêt pour la dimension régionale et la dévolution des pouvoirs constitue une réponse auxpressionsliéesàlamondialisation.

Il serait trop ambitieux d’imaginer que toutes ces thématiques soient traitées dans ce numéro spécial dont le contenu est en partie le fruit des thèmes choisis par les contributeurs. Cependant, à travers cette collection d’articles, trois enjeux majeurs sont abordés et analysés. L’accent est d’abord mis sur les grandes tendances sociales et géo-démographiques du Royaume-Uni. La focale porte ensuite plus spécifiquement sur les espaces clés des mutations économiques et sociales : les grands centres urbains. Enfin, ce sont les considérations politiques qui sont abordées afin de comprendre comment les mutations actuelles influencent la gouvernance territoriale du R o y a u m e - U n i .

Les contrastes socio-économiques internes qui caractérisent le Royaume-Uni aujourd’hui sont

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analysés dans leur globalité par les trois premiers articles. P. Hall propose une vue synthétique des sous-ensembles régionaux qui existent en Angleterre et au Pays de Galles, lorsque

T . Champion aborde plus spécifiquement la dimension démographique du changement depuis le début des années 1980. Ces deux auteurs soulignent l’exception Londonienne, la stabilisation du déclin des métropoles du Nord et l’influence de l’immigration dans ces changements de trajectoires. T. Champion et P. Hall attirent également l’attention sur la pérennité du N o r t h -South divide qui malgré des années de prospérité globale, ne s’atténue pas. Au contraire, D. Dorling montre avec force l’actualité du clivage statistique mais aussi culturel. Tous trois nuancent toutefois les disparités Nord-Sud en invoquant l’hétérogénéisation des conditions à l’échelle infrarégionale.

C’est à cette échelle que W. Le Geoff s’intéresse au caractère multiculturel de la société britannique et plus spécifiquement à l’intégration des populations du sous-continent indien. L’auteur montre, par l’exemple de Leicester, que contrairement au schéma classique de localisation péricentrale de la précarité sociale, certaines minorités ethniques prospèrent et s’installent à leur tour dans les banlieues lointaines.

La plupart des articles attestent d’une évidence : la prééminence de Londres dans la vie du pays. Ville globale, centre culturel et économique sans rival au Royaume-Uni, Londres concentre population croissante, activités économiques à haute valeur ajoutée et pouvoirs décisionnels. Toutes ces caractéristiques sont synthétisées dans la contribution de M. Appert qui insiste sur l’ancrage du pays dans la globalisation v i a sa capitale, moteur économique régional mais aussi national. La transformation des D o c k l a n d s de Londres constitue un tout premier exemple de l’ancrage territorial à la mondialisation. La régénération de cette vaste zone de friches industrielles à l’est de la ‘C i t y’ a été le terrain d’expérimentations de nombreux instruments de la politique de revitalisation des Inner cities britanniques. Les enjeux territoriaux liés à cet aménagement sont développés dans l’article de P. Michon qui explore plus particulièrement l’impact de l’aménagement de Canary Wharf (le nouveau centre financier de Londres) sur les espaces publics. L’accès à ces espaces est également étudié par L. Lakehal à travers le cas de Camden, banlieue en partie défavorisée du Nord-Ouest de Londres. L’auteur s’interroge sur la fermeture par la municipalité des rues pour lutter contre l’insécurité. Son travail porte sur l’évaluation de la pertinence de ce type de mesure et contribue au débat plus large sur la prévention de la criminalité par l’urbanisme.

La réflexion sur les nouveaux modes de gestion territoriale s’étend ensuite à la politique régionale et à la dévolution des pouvoirs grâce aux contributions de M. Bailoni et I. Docherty. Régionalisation et dévolution, discutée depuis très longtemps, reviennent ainsi sur le devant de la scène politique dans un contexte bien différent des années 1980. Ces deux questions sont traitées de façon complémentaire, par les deux auteurs.

  1. M . Bailoni analyse la stratégie Northern Way, unprogramme ambitieux et novateur de l’État pour redynamiser les régions du Nord de l’Angleterre dont l’approche se veut cette fois supra-régionale.

  2. Bailoni offre aussi une analyse critique des velléités de recréation de c i t y - r e g i o n s , régionalisation par les grandes agglomérations sur des principes ambigus révélant à quel point la superposition des espaces fonctionnels et des territoires politiques reste d’actualité de ce côté-ci de la Manche. I. Docherty souligne de son côté la complexité du processus de dévolution des pouvoirs en s’appuyant sur les exemples deLondres et de l’Écosse et à travers la question épineuse des transports. Ces deux articles, comme l’ensemble des contributions, attirent l’attention sur toute une série de restructurations territoriales en cours au Royaume-Uni mais qui se caractérisent souvent par leur caractère inachevé ou hétérogène résultant, selon les points de vue, d’une approche fragmentée ou pragmatique.

Depuis la révolution industrielle, le Royaume-Uni a été l’un des principaux protagonistes de la globalisation. En retour, la société britannique est en ajustement constant face à la mondialisation ; ajustements parfois progressifs mais parfois aussi brutaux dans le temps et l’espace. Si les années 1980 ont été un tournant majeur, la période actuelle est caractérisée par davantage de continuité. Progressivement, le Royaume-Uni apparaît aujourd’hui transformé dans la composition de sa population, dans sa base économique et dans sa gouvernance. Les anciens clivages et déséquilibres sont loin d’avoir disparus et font souvent le terreau des dynamiques socio-spatiales contemporaines. À coté du persistant North-South Divide, des enjeux (ré-)émergent : canalisation de la métropolisation, immigration urbaine, ré-urbanisation, insécurité et gouvernance territoriale, autant de thèmes qui illustrent l’image d’un pays défini aujourd’hui par ‘le changement dans le continuité’.

Adresse des auteurs

Manuel APPERT Université de Lyon UMR 5600 Université Lumière Lyon II campus Porte des Alpes, faculté GHHAT 5 Avenue Pierre Mendès-France 69500 BRON Courriel : manuel.appert@univ-lyon2.fr

John TUPPEN Université Joseph Fourier -Grenoble 1 BP 53 - 38 041 GRENOBLE CEDEX 9 Courriel : john.tuppen@ujf-grenoble.fr