Michelle Zancarini-Fournel

Lilian MATHIEU, Mobilisations de prostituées,
Paris: Belin, 2001.
(CLIO, 17, 2003)

Cet ouvrage de sociologie étudie le processus d'organisation et d'action collectives dans le monde des prostituées, milieu non homogène et dénué de traditions militantes. A l'aide d'une armature théorique sur la sociologie de l'action collective, des mouvements sociaux et des mobilisations, l'auteur traite la question à travers trois études empiriques de terrain : le mouvement d'occupation des églises par les prostituées en juin 1975 (à Lyon d'abord, puis le mouvement fait tâche d'huile) ; une organisation américaine, hollandaise puis internationale de prostituées et de militantes féministes au milieu des années 1980 ; enfin au début des années 1990, l'organisation de la lutte contre le sida dans une association de santé communautaire où cohabitent prostituées, experts médicaux et représentants d'associations de « militants par conscience ». C'est donc sur près de vingt ans, trois moments différents où, en dépassant les oppositions individuelles et les rivalités nées de la logique de marché et de contrôle de ce monde à part, un monde prostitutionnel tente de s'agréger et de se définir.

L'encadrement social de la prostitution s'est mis en place au début des années 1960 lorsque que la France s'est ralliée aux thèses abolitionnistes (faisant ainsi reculer les positions dites règlementaristes) en acceptant de ratifier la convention de l'ONU de 1949 « pour la répression et l'abolition de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui ». Redéfinie juridiquement, la sexualité vénale devient une activité privée et seul le racolage est poursuivi. Les prostituées sont considérées comme des victimes, souffrant de handicaps socio-culturels et sont prises en charge par les travailleurs sociaux. Des associations privées, dont l'Amicale du Nid, fondée dans la mouvance des catholiques sociaux, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s'occupent du traitement social de la prostitution.

Le mouvement de 1975 survient à Lyon, dans un contexte spécifique de déstabilisation du milieu prostitutionnel après la mise à jour de divers scandales politico-financiers entre policiers et proxénètes lyonnais et par la poursuite plus sévère des prostituées par la justice et le fisc. L'église Saint-Nizier est investie en juin 1975. Les prostituées sont soutenues par les catholiques du Nid et par des féministes qui font le parallèle entre mariage et prostitution et pour lesquelles la prostitution est le paradigme de l'oppression d'une classe de sexe sur l'autre. Après la fin de l'occupation, le mouvement s'essouffle malgré deux rassemblements nationaux, même si la prostitution a été mise à l'agenda politique du gouvernement (mais le rapport de janvier 1976, le Livre blanc sur la prostitution, est enterré).

Le Comité international pour les droits des prostituées s'est lui constitué sur une assise organisationnelle solide, à partir de l'expérience pionnière du mouvement américain Coyote à San Francisco en 1973. La fondatrice, installée en Hollande, crée en 1984, avec d'autres, une organisation de défense des intérêts des prostituées, composée quasi exclusivement de femmes : des prostituées et des féministes. En 1985 est organisé à Amsterdam le premier Congrès mondial des prostituées qui met en place une nouvelle « grammaire politique », règlant les modalités de la prise de parole en plaçant les prostituées au centre ; mais finalement, malgré ce protocole d'intervention, ce sont les féministes qui ont façonné à leur manière la cause des « travailleuses du sexe ».

Le troisième mouvement regroupe les associations de prévention se réclamant d'une démarche de santé communautaire après l'apparition du virus du Sida. La question du contrôle sanitaire des prostituées resurgit alors et même la proposition de réouvrir les maisons closes. D'un partenariat entre épidémiologistes, sociologues et prostituées naît une association loi 1901 en charge de la prévention auprès des prostituées : leur participation est sollicitée en se fondant ainsi sur l'exemple des principes de la médecine humanitaire. C'est ainsi que naît le Bus des femmes où des prostituées sont embauchées comme agents de prévention, avec des CDD, secondées par des infirmières souvent formées à l'urgence de l'humanitaire ? Ce bus va sur le terrain là où sont les prostituées et particulièrement les plus exposées comme les jeunes toxicomanes. Le déplacement de l'objectif de la réinsertion, que préconisait Le Nid, vers l'assistance immédiate et inconditionnelle ne fait pas l'unanimité.

Les points communs à ces trois moments sont, d'une part, la revendication de la reconnaissance officielle de l'activité prostitutionnelle en tant que « profession comme une autre ». De cette revendication naît une demande d'intégration sociale qui scandalise les abolitionnistes dont les membres du Nid pour lesquels seul l'abandon de la condition de prostitution peut réinsérer les prostituées dans la société. Autre point commun aux mouvements étudiés, le refus des positions misérabilistes : la prostitution est considérée comme un choix et l'action collective comme une volonté d'autonomie et de prise en charge de leur propre destin. Dernier point commun aux trois moments, les leaders détiennent une légitimité interne par leur représentativité d'un monde prostitutionnel « établi » : « elles incarnent l'excellence prostitutionnelle » écrit l'auteur dans sa conclusion (p. 288).

Les soutiens dégagés lors de ces mouvements de prostituées, composantes à part entière des trois moments d'action collective, s'impliquent le plus souvent aussi dans d'autres mouvements de gauche ou d'extrême gauche. En 1975 le Mouvement du Nid est l'allié privilégié des prostituées, mais il veut les inscrire dans un mouvement de « conscientisation », pour favoriser la prise de conscience de leur « aliénation ». Leur influence se lit dès le début du mouvement dans la présentation publique des prostituées, comme mères avant tout. Dans les deux autres organisations postérieures, le souci de maintenir des formes égalitaires avec les prostituées conduit à des formes originales , comme la définition stricte du droit à la parole.

Dans cet ouvrage, la conjoncture historique globale est peu évoquée, alors que la démonstration est faite par ailleurs du modèle de l'expérience des occupations d'églises en 1973 à l'occasion des mouvements des immigrés pour la carte de travail. On ne sait pas grand chose de la manière dont sont recueillis les entretiens. Comment entrent en jeu les phénomènes de mémorisation individuelle et de groupe ? Le souvenir du mouvement de 1975 est-il présent dans les mobilisations ultérieures ? Autant de questions ouvertes. La biographie des principales protagonistes est bien sûr évoquée, mais un peu rapidement. Le rôle des médias, souligné à juste titre pour la constitution du sens donné à tout mouvement social du très contemporain, est effleuré.

Sur un terrain que n'avaient pas approché les historiens du temps présent, cette remarquable étude sociologique croise histoire des femmes et histoire des mouvements sociaux et apporte beaucoup à la compréhension non seulement de l'histoire des mobilisations sociales, mais aussi - avec le débat encore balbutiant en France, sur la pornographie et les sexualités - sur la mutation anthropologique entre les genres.