Patricia Martinon, Eñaut Elosegi*

«L’opération de l’Arche de Zoé n’était pas un acte
de néocolonialisme mais d’altruisme»


            La maison de Patricia Martinon et Eñaut Elosegi surplombe Ayherre. Un point de vue magnifique dont profitent tous les jours le couple et leurs trois enfants Uxue, 10 ans, Itxaro, 8 ans et Amets, 4 ans. Comme cinq autres familles du Pays Basque, ils s’étaient portés candidats à l’accueil d’un enfant que l’association l’Arche de Zoé comptait sortir du Darfour. N’ayant jamais douté de l’objectif humanitaire de cette opération, ils déplorent la tournure prise par les événements les mettant sur le compte des intérêts franco-tchadiens.

Les six responsables de l’Arche de Zoé sont revenus en France. Est-ce une bonne nouvelle ?


            Patricia Martinon : Oui. Ils sont plus près de leur famille ainsi. Nous ne concevions pas qu’ils accomplissent leur peine au Tchad.

La façon dont le procès s’est passé une justice "un peu bâclée" vous a-t-elle étonnée ?


            P. M. : On s’attendait à ce qu’ils reviennent en France sitôt le verdict rendu. On savait qu’ils seraient considérés coupables d’avance. Personnellement, je ne pensais pas que la peine serait aussi dure car il y a des arrangements entre le Tchad et la France.

Les accusations étaient très lourdes. Vous continuez à vous solidariser de ce qui a été fait ?


            Eñaut Elosegi : Nous sommes entrés dans un projet d’accueil d’enfants. Oui, nous sommes solidaires de toute l’équipe. Nous les avions rencontrés. Nous étions d’accord avec le projet et nous continuons à les soutenir.

Après l’arrestation des six membres puis après leur retour à Paris, certaines familles d’accueil et des proches ont fait entendre des voix dissonantes et se sont désolidarisés du groupe. Comment l’expliquez-vous ?


            E.E: D’abord, parmi les familles d’accueil, chacun a entendu ce qu’il a voulu entendre dans cette opération. Certains ont entendu "adoption" alors qu’il s’agissait d’accueil d’enfants. Ensuite, les réactions ont dépendu de la personnalité de chacun. Quand on s’engage dans quelque chose qui tourne ensuite au vinaigre, chacun réagi différemment. Les proches des six emprisonnés sont en train de vivre quelque chose de très difficile et auquel ils ne s’attendaient sans doute pas du tout. Ils réagissent d’une façon humaine. De notre côte, nous et les autres familles d’accueil du Pays Basque continuons à soutenir les six car nous pensons que leur projet était humanitaire, militant, qui partait d’un bon sentiment. Ils ont voulu faire quelque chose de bon et à ce titre, ils méritent d’être soutenus.

Certains ont entendu "adoption" dites-vous. De votre côté, était-il clair qu’il n’en était en aucun cas question ?


            P.M. : Cela a été clair dans les deux réunions auxquelles nous avons participé ainsi que dans le dossier. Il s’agissait d’un projet d’accueil. Eric Breteau nous a dit à plusieurs reprises qu’il était impossible d’adopter un enfant de nationalité soudanaise. Certaines familles ont demandé ce que deviendraient ces enfants après, s’il était possible de les adopter. Eric a indiqué quelles étaient les différentes démarches existantes en soulignant qu’avant l’adoption il y avait bien des étapes à franchir comme l’obtention du droit d’asile, du statut de réfugié, etc. On en a parlé car la question a été posée. Mais on sait bien qu’obtenir la nationalité française pour un "noir", petit ou grand, cela relève de la mission impossible. Pour nous c’était clair dès le début.

Concrètement si vous aviez accueilli l’un de ces enfants, comment cela se serait-il passé ?


            E. E. : Nous aurions été nommés administrateur ad hoc par un juge. Nous aurions eu la responsabilité de cet enfant. Nous aurions pu à son nom faire une demande d’asile politique. Si l’OFPRA [Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides, ndlr] l’acceptait, l’enfant aurait eu le statut de réfugié politique. Plus tard, on aurait pu demander la nationalité française. Eventuellement se lancer après dans des démarches d’adoption classiques, avec suivi de l’aide sociale à l’enfance, etc. Mais tout ça à l’horizon de cinq ou dix ans. Ce n’était pas le but recherché dans cette démarche

Qu’est-ce qui a raté dans cette affaire ?


            E. E. : Je pense que la situation a complètement dépassé l’opération même. L’Arche de Zoé s’est retrouvée victime des raisons d’Etat de la France et du Tchad. Ce dernier a vu une occasion rêvée de refaire une santé politique à Idris Déby, qui était en mauvaise posture. Le président tchadien a profité de cette opération pour apparaître comme quelqu’un qui défend les enfants, les droits de l’homme, la démocratie et reprendre le leadership de son pays. De son côté, la France a tout fait pour essayer d’empêcher l’opération du fait de sa politique contre les immigrés. Enfin, l’opération a sans doute contrarié les grosses ONG et perturbé leur place dans la politique internationale et diplomatique.
            P. M. : Je ne pense pas que la France ait tout fait pour empêcher l’opération. Au contraire, elle a tout laissé faire jusqu’au dernier moment. Elle était au courant. Je ne m’explique pas pourquoi elle n’est pas intervenue plus tôt.

Le fait de savoir si les enfants étaient vraiment orphelins ou non a aussi suscité bien des débats. Qu’en pensez-vous ?


            P. M. : J’ai eu un moment de doute avant le procès sur la nationalité des enfants et sur le fait de savoir s’ils étaient orphelins ou non. Ma conviction aujourd’hui est quand même que ce sont des orphelins. Même s’ils étaient peut-être sur le territoire du Tchad, pour moi leurs parents étaient des réfugiés Darfouri. Je pense cela parce que tout simplement je vois que les enfants, trois mois plus tard, sont encore à l’orphelinat. Avant leur arrestation, les membres de l’Arche de Zoé ont gardé les enfants dans un camp, durant deux mois pour certains, et jamais aucun membre de leur famille n’y est venu. Le Haut Commissariat aux Réfugiés et la Croix-Rouge ont fait un communiqué préliminaire sur ces enfants et il n’y a jamais eu de rapport d’enquête. Aujourd’hui, aucun document officiel ne vient dire que ces enfants sont Tchadiens et non orphelins.
            E. E. : Pourtant, ces mêmes organisations avaient diffusé un message deux heures après l’arrestation de l’équipe de l’Arche de Zoé en disant que les enfants étaient Tchadiens et non orphelins. Or aucun rapport ne vient le montrer. Et il n’y avait aucune preuve en ce sens durant le procès non plus.

Une des rumeurs qui a cours dit que l’Arche de Zoé aurait eu l’accord d’Idris Deby pour que des enfants soient sortis du pays à condition qu’ils soient de l’ethnie d’origine du président, les Zaghawa. Finalement l’Arche de Zoé aurait recueilli des enfants de toutes origines et le président tchadien aurait fait couler l’opération. Quel crédit donnez-vous à cette version?


            P.M. : C’est l’une des trois qui sont le plus souvent évoquées. Une autre dit que l’équipe travaillant sur place avec l’Arche de Zoé a dénoncé les humanitaires la veille. Enfin, Rama Yade (secrétaire d’Etat aux Droits de l’Homme) a aussi affirmé avoir fait capoter l’affaire la veille. Au final, nous ne savons pas exactement ce qui s’est réellement passé. Nous savons toutefois qu’Eric Breteau a rencontré officieusement le président tchadien à deux reprises.

N’était-ce pas naïf de croire que l’on pouvait sortir une centaine d’enfants d’un pays sans qu’il y ait aucune réaction ?


            P.M. : Je pense que les membres de l’Arche de Zoé s’attendaient à se faire arrêter ici, ils y étaient prêts. Ils n’ont pas voulu déclarer officiellement ces enfants au Tchad car si ce pays reconnaissait qu’ils étaient sur son territoire, il n’était plus possible de demander le droit d’asile en France, celui-ci ayant déjà été demandé au Tchad. Donc, au Tchad, il s’agissait seulement de passer. Est-ce qu’Eric avait négocié ce transfert avec Deby, je ne sais pas.
            E. E.: Vu d’ici, après tout ce que l’on a entendu, oui peut-être cela peut sembler naïf. Mais à nous, la problématique ne nous était pas posée ainsi. On nous a dit : "on a été au Darfour, on y a vu des chefs Darfouri qui nous ont dit Œvenez, la solution pour ces gamins c’est qu’ils partent car ici ils ne vont pas survivre’". L’Arche de Zoé a alors monté une opération, loin de l’amateurisme dont on l’a accusée. Ils étaient super déterminés et y croyaient à 100%. Il y avait peu de doute pour eux que l’opération capote. Au niveau organisationnel, ils s’étaient bien préparés, même s’ils n’avaient peut-être pas tout prévu.

Comment expliquez-vous l’explosion politique et médiatique autour de cette affaire ?


            P. M. : L’opération a servi à la France et au Tchad à écarter du débat la situation au Darfour, c’est-à-dire le fond du problème. Elle a donné l’occasion au Tchad de montrer qu’il avait une Justice, or de ce que l’on en sait, la cour qui a mené le procès ne s’était pas retrouvée depuis trois ans et demi. Idris Déby a voulu gagner des points car il a été internationalement dénoncé pour sa politique envers les enfants. Une politique qui continue d’ailleurs car les dernières nouvelles de Ndjamena nous indiquent qu’il continue à enrôler les enfants dans l’armée. Enfin, Sarkozy a besoin du soutien du Tchad pour mettre en place sa force européenne en Afrique.

En Afrique aussi, l’histoire a été assez unanimement mal vécue dans toutes les franges de la population. Comment le vivez-vous?


            P.M. : Tout a été fait pour que les réactions aillent dans ce sens. Mais nous nous mettons à leur place, en tant que peuple qui vit dans la misère, dans des états dictatoriaux et victimes du colonialisme et du néocolonialisme. Nous comprenons la position des Africains. Peut-être certains ont-ils été instrumentalisés, par exemple les premières manifestations de Ndjamena étaient le fait de gens payés par le pouvoir.
            E. E. : Je respecte ce que disent les Africains. Je ne vais pas aller contre un Africain qui dit que nous sommes des anciens colons et qui demande comment nous nous permettons d’aller là-bas. Mais ce discours je le comprends beaucoup moins quand ce sont des grosses ONG qui le tiennent. Derrière cette attitude se cache leur volonté de couvrir le travail qu’elles font là-bas. Leur situation dépend du statu quo.

Finalement, c’est la situation au Darfour qui est passée au second plan dans cette histoire ?


            P. M. : Oui. Et plus ça va plus les Etats minimisent l’ampleur du conflit. Ils disent qu’il n’y a pas de génocide. Ce n’est pas pour autant qu’il n’y a pas de morts et de guerre. Rama Yade, même si je ne lui porte pas grand crédit, disait elle-même qu’il y avait 75 morts par jour. C’est largement suffisant ! Nous ce que nous savons, c’est qu’il y a une guerre, que les ONG n’ont pas accès à bien des zones. Ces gens meurent car il y a des intérêts ailleurs.
E.E.: Nous regrettons que cette opération se termine ainsi pour les enfants et pour la situation au Darfour. C’était quand même les deux objectifs poursuivis par la démarche.

Que sont devenus les enfants ?


            P. M. : Ils sont toujours à l’orphelinat, trois mois après. Le Cofod, qui est le collectif des familles pour les Orphelins du Darfour dont nous faisons partie, a proposé à la mission protestante qui gère l’orphelinat d’aider financièrement son action et donc les enfants. Vu le contexte et le procès en cours, elle a refusé mais a promis de nous donner des nouvelles. Les enfants sont donc à l’orphelinat et cela, bien que le gouvernement ait payé leur famille pour venir au procès et les chercher. Même s’ils arrivent dans une famille, dont nous doutons qu’elle soit la leur, que va-t-il advenir d’eux dans six mois ?

Attendez-vous quelque chose de la part de la justice française à l’égard des six responsables de l’Arche de Zoé ?


            P.M. : Ils comparaissent le 14 janvier devant un juge qui leur indiquera simplement l’équivalent de leur peine en France, a priori huit ans de prison. En France, il semble clair que le procès ne s’est pas déroulé correctement. De là à croire qu’il y aura une première pour reconsidérer le cas des six, je ne sais pas. Nous n’avons pas particulièrement confiance en la justice française. Nous espérons seulement que, comme les gouvernements français et tchadien ont semé la discorde, ils y remédient à travers un accord entre gouvernements. Après, ici comme là-bas, la justice suivra ce que le gouvernement veut.
            E. E. : Nous voulons qu’ils sortent de prison au plus vite. Ils n’ont commis aucun délit. C’était une action humanitaire osée. Ce n’était pas du néocolonialisme mais de l’altruisme. Et j’insiste sur le fait que l’opération a été organisée car des chefs Darfouri l’ont sollicitée. Nous les familles d’accueil ne sommes pas du tout dans la logique de Blancs qui veulent sauver le monde. C’était un acte de solidarité envers des enfants en souffrance.
            Les avocats tenteront d’obtenir des peines moindres
            Les avocats des membres de l'Arche de Zoé s’apprêtent à plaider qu'aucun de leurs clients ne mérite huit ans de prison ferme. Le procureur du TGI de Créteil, juridiction compétente depuis l'incarcération des six condamnés à Fresnes (94), a demandé la transformation de la peine de huit ans de travaux forcés, prononcée le 26 décembre à N'Djamena, en 8 ans de prison ferme. Les avocats de la défense disposent de deux semaines pour trouver les arguments à opposer au tribunal, qui statuera publiquement le 14 janvier, afin qu'il ne suive pas les réquisitions. Tous devraient plaider que les droits de la défense ont été bafoués au Tchad, lors de l'instruction et au procès, et que "la justice française ne peut pas laisser les choses en l'état".
            Mais la difficulté est que l'affaire ne sera pas réexaminée sur le fond à Créteil même si les condamnés seront présents. Le rôle du tribunal français qui est saisi "n'est pas de rejuger les faits mais de substituer la peine", note une source judiciaire tout en soulignant que les trois juges composant ce tribunal pourront toutefois en avoir "une interprétation différente".
            Les avocats ne nient pas le casse-tête juridique, d'autant qu'il a clairement été dit aux condamnés dès leur arrivée en France qu'ils devaient leur transfèrement au fait d'avoir "accepté la peine prononcée au Tchad". Ce sont les principes de la convention judiciaire franco-tchadienne de 1976.
            Face aux juges, les avocats pourraient arguer que ce qui correspond le plus aux travaux forcés, "dans l'esprit, c'est le travail pour le compte de la collectivité". Mais en France, "les travaux d'intérêt général accompagnent souvent un sursis, ça n'est pas une peine principale".

Les familles basques s’auto-inculpent


            Outre le procès qui s’est déroulé au Tchad, un autre dossier est ouvert en France suite aux plaintes de quelques familles d’accueil contre l’Arche de Zoé pour "exercice illicite de la fonction d’intermédiaire dans le système d’adoption". Ainsi, les 300 familles candidates, dont les six familles du Pays Basque nord, viennent d’être entendues comme témoins par la Police Judiciaire. Tous ceux qui ont versé une aide financière auraient également été entendus.
            Le Cofod (Collectif des Familles pour les Orphelins du Darfour) envisage d’utiliser ce volet judiciaire pour agir à sa façon. Plusieurs dizaines de familles s’apprêtent à s’auto-inculper dans l’affaire. Certaines familles du Pays Bas­que en feront aussi partie dès la semaine prochaine. "Nous voulons dire que sans nous, il n’y aurait pas eu d’opération. Cela n’a pas de sens d’inculper six personnes seulement. Nous avons tous commis le même délit, celui de vouloir sauver des enfants de la mort", explique Eñaut Elosegi. Cette "action symbolique" devrait s’accompagner localement de l’organisation de soirées d’information sur le Darfour et l’humanitaire.
            "Quel est le rôle des ŒBlancs’, qui a droit d’intervenir dans une guerre, est-ce mieux de laisser les populations sur place, etc. Toutes ces questions on se les pose encore plus depuis cette affaire et on veut y réfléchir largement", a ajouté Eñaut Elosegi.
_________
* Familie d´accueil pour l´opération de l´Arche de Zoé