Rocío Silva Santisteban
La participation des femmes dans le conflit interne
armé au Pérou durant la période 1980-2000

Texte traduit par Nicolas Merveille (UARM), revu par Jacqueline
Lahmani (CNRS/Droit et Cultures).
(Droit et Cultures, 62, 2011, p. 151-162).

Résumé

Entre 1980 et 2000, le Pérou a vécu un conflit interne armé qui s’est soldé par un nombre de victimes sans précédent dans l’histoire de l’Amérique latine. Les protagonistes de la lutte armée furent aussi bien des collectifs subversifs (PCP-SL et MRTA) que l’Armée et la Police ainsi que la population paysanne organisée en milices (rondes paysannes). Les conséquences furent évidemment dramatiques puisqu’en plus des nombreuses pertes humaines qu’il faut déplorer se combinait la tragique désagrégation du lien social. Les femmes qui participèrent directement ou indirectement au conflit, si elles ne sont pas aujourd’hui décédées, portent les stigmates des affrontements : cicatrices, viols, grossesses non désirées, stress post-traumatique. Il s’agit ici des victimes des deux camps, mais aussi de celles qui se sont converties en agent de la justice pour récupérer leurs proches, leurs époux et leurs fils, formant ainsi les premiers collectifs de revendication des droits de l’homme. Cependant, celles qui ont bénéficié de la reconnaissance médiatique sont sans nul doute celles qui ont perpétré les crimes : les femmes qui ont pris les armes comme militantes, combattantes ou comme membres des forces de l’ordre.

Plan

Les victimes
Les défenseuses des droits de l’homme
Les protagonistes
Conclusion

Entre 1980 et 2000 le Pérou a été le théâtre d’une période d’extrême violence où se sont affrontés divers groupes : le Parti Communiste du Pérou-Sentier Lumineux et le Mouvement Révolutionnaire Tupac Amaru (MRTA) contre les forces de l’ordre et les rondes paysannes. Parmi les diverses raisons qui ont conduit à ce conflit, certaines sont d’ordre social (violence structurelle) et d’autres plus politiques (stratégies révolutionnaires pour la prise de pouvoir puis des modalités de réponses de la part de l’État qui a favorisé l’escalade des violences), mais surtout, nous devons reconnaître que tout a commencé lorsque le PCP-SL et MRTA ont décidé de prendre les armes contre l’État péruvien. Cet affrontement n’a pas uniquement entraîné la mort de 69 280 personnes1, d’après l’estimation de la Commission de la Vérité et Réconciliation (CVR), mais a généré la destruction de la confiance sociale, l’organisation d’altérités radicales qui se méconnaissaient et s’accusaient mutuellement d’être à l’origine de la spirale de la violence. À cela s’ajoutait l’indifférence des élites du pays qui ignoraient les personnes affectées en usant de stratégies de déchétisation2symbolique comme une façon de déshumaniser le corps du sujet pour qu’il soit subsumé dans une logique résiduelle assurant son instrumentalisation3. D’ailleurs, cette stratégie de déchétisation symbolique a généré une violence discursive qui s’est finalement matérialisée dans les corps des hommes et des femmes qui ont participé ou été victimes du conflit.

Habituellement, ce genre de conflit se caractérise par une forte participation de la gent masculine. Mais dans le cas présent ce sont les femmes qui ont surtout subi ou généré les conséquences dramatiques de cette guerre. Pendant la guerre interne armée au Pérou, les femmes furent violentées, violées, torturées et assassinées par le personnel militaire sous prétexte, mais parfois sans preuve, d’être accusées de terrorisme. Veuves ou orphelines, elles ont été systématiquement réduites au silence alors qu’elles occupaient les centres de réclusion et administrations publiques pour dénoncer la disparition de l’un des membres de leur famille. D’autre part, les membres du Sentier Lumineux et du Mouvement Révolutionnaire Tupac Amaru ont séquestré beaucoup de jeunes filles pour les enrôler dans les rangs des troupes révolutionnaires mais aussi pour les transformer en esclaves domestiques et sexuelles. Durant cette période, des jeunes filles et femmes de tous âges furent humiliées, opprimées, salies et réduites en esclavage. Pourquoi ? Parce que le corps de la femme, depuis les premiers affrontements humains, a été motif de chasse, de lutte, de dispute mais a surtout servi de butin de guerre aux vainqueurs.

Mais ce n’est pas le statut qu’ont occupé les femmes durant ces années de violence. Beaucoup d’entre elles ont eu à faire face à des situations inédites et d’urgence qu’elles ont dû assumer faute de présence masculine. Ce sont les femmes qui se sont le mieux organisées pour réclamer et questionner sur le sort des disparus. Elles qui ont fondé des associations pour faire entendre leurs voix et obtenir réparation. Finalement, vingt ans après, lorsque s’installe la Commission de la Vérité et Réconciliation, sur 16 885 témoignages enregistrés par cette instance, 54 % ont été apportés par des femmes4.

Dans le même temps, s’il est vrai qu’en comparaison des hommes, les femmes ont majoritairement survécu à leurs blessures de guerre et qu’elles ont exigé que justice soit rendue malgré le peu de moyens économiques et symboliques dont elles disposaient, ce sont elles également qui ont programmé les incursions armées, les attentats sélectifs et les dénommés procès populaires. Ainsi, en tant que combattantes, dirigeantes et policières, les femmes ont décidé du sort de centaines de personnes. Suivant ce qui vient d’être exposé, nous considérons que le rôle des femmes a été fondamental dans ce conflit. À ce titre, la Commission de la Vérité et Réconciliation péruvienne a été la première à l’échelle internationale à inclure un chapitre sur la violence sexuelle contre la femme et les inégalités liées au genre5.

Les victimes

Alors que c’est chez les hommes que les pertes subies ont été les plus lourdes durant les années du conflit interne armé, selon la même source6, les effets post-traumatiques chez les femmes se traduisent par des blessures et des souffrances incrustées dans leur chair. Habituellement les guerres sont décidées et conduites par les hommes tandis que les femmes sont généralement les victimes des affrontements entre les camps : les femmes sont une part importante des butins de guerre dans la mesure où leur corps est l’endroit où l’ennemi prétend infliger son empreinte, une marque indélébile, de sa rancœur et de sa domination7. Le cas de Giorgina Gamboa8 est un exemple significatif des violences perpétrées par les forces de police au nom de la lutte anti-terroriste sur une personne de sexe féminin. Il s’agit d’une Ayacuchana, native de la région d’Ayacucho, qui en 1981 fut accusée de terrorisme par un groupe des Forces Spéciales de la police péruvienne dénommé Sinchis, qui signifie « guerriers » en langue quechua, et qui a été violée par sept de ses membres. Suite à ce viol collectif, Giorgina Gamboa tomba enceinte mais l’avortement lui fut refusé. Incarcérée, elle accoucha d’une petite fille en prison. À l’époque des faits, Giorgina Gamboa avait 16 ans. Elle subissait des sévices chez elle et au commissariat de Vilcashuamán dans la région d’Ayacucho. A la suite de ce viol et parallèlement à sa grossesse, Giorgina contracta une sévère infection vaginale. Après cinq ans et trois mois passés derrière les barreaux, Giorgina fut finalement reconnue innocente. Son père, alors qu’elle séjournait en prison, fut assassiné et sa mère accoucha d’une autre petite fille après avoir été à son tour victime d’un viol. Giorgina Gamboa est l’une de ces femmes qui ont témoigné le premier jour des audiences publiques9 dans le département d’Ayacucho. Son témoignage fait partie du processus de réconciliation pensé par la CVR. Ce cas, après avoir été communiqué au grand public via sa retransmission télévisuelle, s’est converti en un paradigme de re-signifiation de sa propre vie. La capacité d’une femme à formuler un sens à sa vie malgré l’expérience traumatique qu’elle a endurée.

À partir de cette tragique expérience de viol collectif, Giorgina Gamboa a été déchétisée symboliquementpar la société péruvienne. C'est-à-dire que d’une certaine manière elle a été considérée comme une pièce rajoutée qui bloque la fluidité d’un système symbolique et qui donc devait être re-signifiée en dehors d’elle-même. Ce processus commence avec le viol collectif mais ne se termine pas là : les agents de la justice et de la santé du système public péruvien ont ensuite pris part à cette dynamique. Au travers de cette logique de déchétisation symbolique, les opérateurs de justice, le personnel administratif de l’hôpital où Giorgina Gamboa fut enfermée ainsi que son avocat commis d’office, la culpabilisèrent de son propre viol en la suspectant d’activités terroristes et lui infligèrent comme pénitence d’éduquer le bébé qu’elle portait. Si elle assumait courageusement cette tâche, comme elle le fit, alors elle se voyait dans la possibilité d’être intégrée à la société péruvienne comme une femme « lavée ». Giorgina Gamboa, grâce au travail rhétorique de son témoignage verbal, parvient à reconfigurer ce processus de déchétisation symbolique et à s’imposer, au cours de son récit, comme une nouvelle héroïne de la nation. Un statut qui va bien au-delà de la figure maternelle qui lui avait été conférée. D’ailleurs, ce qu’elle a affirmé lors de son témoignage allait se convertir en instrument discursif pour édifier les bases de la mémoire historique d’un groupe social marginalisé : les enfants des viols.

Les défenseuses des droits de l’homme

Si la majorité des personnes disparues ont été des hommes, ce sont leurs mères, leurs filles et leurs épouses qui se sont mobilisées pour exiger que justice soit faite. Dans les Andes, mises à part quelques hypothèses sur la réciprocité10, surtout à l’intérieur de la famille, il existe aujourd’hui des études11 qui avancent la thèse d’une double subalternisation de la femme : par sa condition tenant à son genre ainsi que par son origine ethnique. Ici les deux variables tendent à se renforcer l’une l’autre pour finalement accroître le phénomène d’exclusion puisque la femme est d’autant plus stigmatisée comme « indienne » du fait qu’elle a moins accès aux institutions publiques et de pouvoir de la société péruvienne. Le conflit interne armé a poussé les femmes dans des secteurs d’activité dont elles avaient été jusqu’alors privées. Beaucoup d’entre elles ont tiré profit de cette situation pour exiger réparation et se battre pour le devoir de mémoire vis-à-vis des personnes et familles disparues.

C’est pour cela qu’au milieu du conflit les femmes se sont « non seulement dédiées à de nouvelles et multiples tâches mais elles ont également ‘resignifié’ des pratiques et des discours. […] les capacités d’agencement et d’innovation des femmes pour leur communauté paysanne ont également été mises en évidence engendrant a posteriori des interrogations sur le devenir du renouveau de l’ordre communal. […] Il ne s’agit pas seulement de leadership exceptionnel ou de protagonisme, mais de capacités discrètes et constantes qui dévoilent d’immenses efforts »12. On se retrouve face à un nouveau panorama de participation des femmes qui font valoir leurs exigences de citoyennes. Cette situation a clairement été observée dans la région d’Ayacucho de 1983 à 1985 lorsque les indicateurs d’assassinats, disparitions et exécutions extrajudiciaires ont atteint leur pic soit 4500 cas représentant 19% du total des victimes du conflit interne armé péruvien13. C’est également à cette période, par exemple, que se forme à Ayacucho l’Association Nationale des Familles Séquestrées, Détenues et Disparues du Pérou (ANFASEP)14. Le 2 septembre 1983 le Comité des Familles de Disparus (CFD)15 a été créé par un noyau de trois personnes : deux mères de disparus (Angélica Mendoza de Ascarza et Guadalupe Callocunto) et un avocat (Zózimo Roca). Ils ont été aidés par la maire de Huamanga, Leonor Zamora, qui leur a cédé un espace municipal. Le fait marquant vécu par les membres de l’ANFASEP a été leur rencontre avec le pape Jean Paul II en avril 1985 à Ayacucho. À cette occasion, quelques mères de familles fabriquèrent une croix en bois où la phrase « ne tuez pas » fut sculptée, comme symbole du groupe et la portèrent jusqu’à l’aéroport où atterrissait l’avion du pape. Aujourd’hui, l’ANFASEP, en plus de formuler des requêtes à l’État concernant l’administration de la justice, a institué un Musée de la Mémoire dans la ville de Huamanga qui vise à expliciter les faits et événements qui se sont déroulés lors du conflit interne armé au travers des témoignages, graphiques et oraux, et de la recomposition de scènes. L’une des propositions les plus intéressantes de ce groupe est, à contre-courant des propositions de l’État, de sortir de la figure instituée de la victime pour que d’autres signes puissent prendre place et s’installer dans l’espace public. Lors des audiences publiques de la CVR, mais aussi au travers des témoignages recueillis dans la sphère privée, les protagonistes rejetaient ouvertement le processus de victimisation dans la mesure où il s’apparente à une forme d’auto-apitoiement qui empêche les exercices de qualification et d’interprétation. C’est pour cette raison que plusieurs dirigeants de différentes associations de familles de disparus telle que Angélica Mendoza de Ascarza préfèrent employer le terme d’affectée à celui de victime utilisé dans la nomenclature de la Commission de la Vérité et Réconciliation. Cette distinction illustre bien l’intention des activistes qui cherchent avant tout à consolider l’unité nationale et légitimer l’emploi de pratiques juridiques et politiques plus justes.

Les protagonistes

De manière paradoxale, les femmes ont joué un rôle de premier plan dans les actions armées réalisées par les différentes parties prenantes au conflit. C’est la première fois au Pérou que les crimes perpétrés ont été commis aussi bien par des femmes que par des hommes. Le rôle tenu par les femmes péruviennes de 1980 à 2000 a soulevé la question de la possibilité « d’émanciper la femme » depuis les violences politiques16. Toutefois et bien que l’on puisse assumer des positions17 « politiquement correctes », il importe d’essayer de comprendre le rôle des participantes dans le conflit interne armé et les stratégies qu’elles ont déployées au sein de leurs organisations pour gagner et conserver le pouvoir. À partir du moment où les femmes ont réussi à gagner en autonomie sur les différents plans de leur vie et quand bien même elles ont perpétré des meurtres ou des crimes, c’est toujours un sentiment d’orgueil et d’autosatisfaction qui s’exprime a posteriori. Comme nous le révèle le témoignage d’une femme membre du Sentier Lumineux : « il y a eu beaucoup de volontaires, c’est pour ça qu’ils nous ont dépeint comme des monstres ou celles qui donnaient le dernier coup de grâce, c’est la première fois dans l’histoire de notre pays qu’il y eu une telle participation des femmes »18.

Ce type d’extrait illustre que les militantes du Parti Communiste Péruvien-Sentier Lumineux qui purgent des peines pour terrorisme sont tout à fait informées des stéréotypes qui sont véhiculés sur elles par les médias. Elles tentent de nuancer leur image publique. À ce titre, comment ont-elles vécu le conflit interne armé ? Quelles décisions ont-elles dû prendre puis assumer pour étendre leur pouvoir au sein de leur groupe ? Comment perçoivent-elles leurs réactions face à ces luttes de pouvoir où elles n’ont pas tant lutté pour la vie sinon pour le pouvoir ? Ont-elles été réellement disposées à se sacrifier ? Ce sont des questions qui, dix ans après la fin du conflit, restent en suspens. Elles n’ont d’ailleurs pas fait l’objet de recherche systématique excepté d’une poignée d’universitaires, Cati Canyelles, Marta Romero, Laura Balbuena, entre autres. Sur la thématique de la participation des femmes dans les groupes armés, on ne trouve que peu de références bibliographiques. Quatre textes19 sont emblématiques : celui de Robin Kirk (1993), la première partie du livre de Narda Henriquez (2006), un article d’Isabel Coral Cordero (1999) et l’article de Ricardo Caro (2006).

Cependant, durant de nombreuses années, suite à la capture d’Abimael Guzmán et d’Elena Iparraguire, seconde dans la hiérarchie du PCP-SL, ainsi que de trois autres membres de l’équipe (Maria Pantoja, Laura Zambrano et Angélica Salas) en 1992, les femmes des groupes subversifs ont toutes été enfermées dans des images stéréotypées qui restreignent leurs rôle et statut et qui surtout les écartent de la dynamique officielle du processus de réconciliation de notre pays. On parle des subversives comme si elles étaient « mortes » (de nombreux auteurs utilisent le passé pour mentionner les militantes emprisonnées) et l’on considère depuis différentes sphères d’opinion qu’elles sont irrécupérables. Elles ont totalement été exclues de la réconciliation. Quand bien même leurs témoignages furent rendus publics et enregistrés, ils ont été totalement ignorés par les chercheurs, analystes et commentateurs pour finalement terminer dans les archives du Centre d’information pour la mémoire collective et les droits de l’homme. Seuls les juges les ont lus lorsqu’ils furent versés à leurs dossiers20.

Serait-il possible d’écouter les voix des femmes militantes de groupes subversifs pour comprendre les modalités selon lesquelles elles ont adopté les mêmes stratégies de violence que leurs homologues masculins ? Serait-il possible d’écouter et lire ces témoignages pour tenter de comprendre leur position ? De ce qu’elles pensent du Pérou, de la nation et de leur propre processus de radicalisation ? Ces questions sont aujourd’hui sans réponse.

Les « terroristes » ont réclamé un droit à la parole. Elles ont voulu être écoutées par la CVR pour donner leur opinion sur le processus vécu et subi par les Péruviens depuis 1980. D’une certaine manière elles ont obtenu satisfaction puisque leurs témoignages ont été enregistrés. Par contre, comme ce fut le cas pour beaucoup de témoignages « ambigus », ceux des militantes subversives n’ont pas été rendus publics et se trouvent archivés alors qu’elles ont elles-mêmes été victimes de violations de leurs droits. À tel point que la figure de « victime » définie par la CVR pour participer aux audiences publiques devait être « pure » de tout contact ou contagion avec l’illicite et le subversif. Comme si seule existait la victime chimiquement pure et non un va-et-vient entre le statut de victime et celui de bourreau21. La CVR a cherché dans ses audiences publiques à ce que participent seulement les victimes qui n’avaient pas joué de rôle dans un mouvement subversif. Nous pensons au cas emblématique d’Angélica Mendoza de Arcarza, « maman Angélique », paysanne de langue quechua et dirigeante de l’ANFASEP, qui a recherché le corps de son fils et ne s’est pas laissée intimider malgré la stratégie de répression des forces de l’ordre. Il s’agit d’un cas exemplaire très instructif mais qui occulte le fait que toutes les victimes de violation des droits de l’homme n’ont pas à se rendre extraordinaires pour être reconnues comme telles : le fait d’avoir été l’objet d’abus est une raison en soi. Sans aucun doute, le fait d’appeler à la barre des victimes « innocentes » était une stratégie valide. En effet, il est bon de rappeler que le contexte politique dans lequel s’initient la plupart des commissions de la vérité et réconciliation sont polémiques. Au Pérou, suite à la chute du gouvernement d’Alberto Fujimori, la nation sortait tout juste d’une période où les forces de l’ordre pouvaient violer les droits de l’homme en totale impunité22. Cependant, il faut avoir à l’esprit que de nombreuses victimes du conflit interne armé ont été enrôlées dans les rangs des groupes armés subversifs. Il y des personnes coupables de crimes et d’actes terroristes qui sont également des victimes. En lisant les témoignages des différentes militantes du Parti Communiste Péruvien-Sentier Lumineux ainsi que du Mouvement Révolutionnaire Tupac Amaru, on se trouve confronté à des situations de non respect des droits l’homme du fait des conditions d’incarcération23 ainsi que de l’usage de la torture ou de violences sexuelles dans les interrogatoires.

Les histoires des militantes du PCP-SL et du MRTA comportent de fortes similitudes bien que leurs différences permettent d’enrichir l’analyse. Ici, nous souhaitons indiquer qu’à la suite de leur emprisonnement, la plupart des femmes réintégraient les rangs de leurs groupes terroristes. Ce qui entraînait souvent des allers-retours entre le quotidien du mouvement subversif et la vie carcérale. Quelques chercheurs soutiennent que le MRTA mais surtout le PCP-SL instrumentalisèrent les femmes en les invitant à occuper des postes importants au sein de leurs organisations24. L’intention visée n’était pas tant d’intégrer des femmes comme « agents actifs » mais d’incorporer chaque fois plus d’universitaires dans les effectifs. A ce titre, Coral affirme que les facultés de sciences sociales, de médecine et d’éducation de l’Université San Cristobal de Huamanga étaient principalement composées d’étudiantes. Ce qui explique la participation de celles-ci dans le Sentier Lumineux. La situation était comparable pour l’Université Nationale Majeure de San Marcos. De plus, la propre structure du PCP-SL était patriarcale et androcentrique ce qui se traduisait à la fois dans la gestion des affaires politiques (problèmes de macho) ou l’utilisation de termes péjoratifs pour qualifier les ennemis : « tapettes » et « femmelettes »25.

L’idée que le Sentier Lumineux tenait la population ainsi que ses militants suite aux événements tragiques comme le massacre de Lucanamarca, est directement liée au concept du parti « Patron » qui organise, ordonne et surtout surveille, allant jusqu’à contrôler les relations sentimentales de ses membres26. En somme, un patron qui a des yeux et des oreilles partout et qui fait régner la peur et la terreur parmi ses propres militants. Cette soumission au patriarche ressentie par les membres des groupes armés n’a fait que se renforcer au fil des années du fait de l’obligation d’exalter le culte du chef. Une vidéo produite par la télévision espagnole27 dans la prison de Canto Grande à la fin des années 1980 montre des scènes délirantes qui relatent les pratiques de militantes de groupes armés : dans une performance proche des chorégraphies chinoises de la Révolution Culturelle, des femmes, vêtues d’une blouse rouge, d’une robe noire, tenant un drapeau rouge dans la main droite et plaçant leur main gauche sur leur poitrine, marchent en chantant et accompagnant une image de leur chef Abimael Guzmán. Dans une autre vidéo28, d’autres prisonnières avec une casquette arborant l’insigne communiste et le pantalon noir, portent des drapeaux et des fusils en bois et défilent devant un long pan de mur où est placardé le portrait du chef. Une fois la marche terminée, les jeunes filles crient quelques consignes sans grande conviction, comme si elles étaient des automates : « offrir sa vie au parti et à la révolution ».

Conclusion

Le conflit interne armé péruvien de 1980-2000 a produit de profonds changements dans les relations de genre de notre société. Il a été facteur d’instabilité familiale par l’absence de figure masculine, du fait de blessures psychologiques et corporelles en raison des viols et de nombreuses grossesses non désirées consécutives aux viols. Mais aussi, nous l’avons vu, facteur d’une nouvelle participation des femmes dans l’activisme politique qu’elle soit orientée vers la défense des droits de l’homme ou au contraire qu’elle se soit exprimée au travers d’un engagement armé au sein de mouvements subversifs. C’est pourquoi nous avons pris en considération trois situations dans lesquelles des figures féminines ont eu à jouer un rôle ou à subir une situation : la victime, la militante des droits de l’homme et la protagoniste d’un crime.

De fait, l’espace de la « victime » a été institué comme le lieu féminin par excellence alors que la majorité des décès ont été masculins. C’est à partir de ce « territoire symbolique » que sont formulées les requêtes et les réclamations au système judiciaire pour tenter d’obtenir « réparation ». D’autre part, on s’est intéressé aux statuts et rôle des femmes dans le renforcement des capacités d’organisation et d’actions de groupes militants ou subversifs. Nous pensons que cette nouvelle configuration symbolique et politique du rôle de la femme dans la société péruvienne oblige à produire de nouvelles formes d’analyse. Ces évolutions nous invitent à penser de nouveaux cadres conceptuels et travailler l’interdisciplinarité pour mieux rendre compte de la complexité des relations entre les notions de genre et de citoyenneté. Peut-être que le temps est venu de reconsidérer les modalités de structuration de la nation où le simple artifice discursif d’intégration des femmes pourrait laisser place à un nouveau paradigme qui ne serait plus androcentré.

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Notes

1   La Commission de la Vérité et Réconciliation estime le nombre de morts liées au conflit interne armé à 69 280. Ce chiffre dépasse le nombre de pertes humaines qu’a connu le Pérou durant toutes les guerres externes et guerres civiles qui ont eu lieu en 182 ans d’indépendance. (Hatun Willakuy, 433).

2 Nous nommons déchétisation (basurización en espagnol) symbolique, l’action de convertir l’autre en un déchet symbolique pour exiger son évacuation du système au travers de son élimination (ce qui inclut des actions d’agression, d’exclusion, de racisme voire d’assassinat). C’est un concept que nous avons travaillé dans quelques textes antérieurs et défini comme « une façon d’organiser l’autre comme une pièce rapportée d’un système symbolique, dans le cas présent la nation péruvienne, pour lui conférer une représentation qui provoque le dégoût. Ce dégoût, qui est un sentiment puissant et qui ne doit pas être naturalisé mais interprété dans son contexte culturel, devient une forme de rejet de l’altérité et de la cohésion en introduisant une hiérarchisation des différences » Silva Santisteban, 2008.

3 Castillo, 1999.

4   Guillerot, 2007.

5 Henriquez, 2006.

6 D’après le cadre n°7 du Tome 1, Chapitre 3, du Rapport Final de la CVR, la violence n’affecte pas les hommes et les femmes de la même façon : 55% des victimes du conflit furent des hommes âgés de 20 à 40 ans. Les femmes, tous âges confondus, qui sont décédées suite aux violences du conflit représentent 22% du total des victimes (Rapport final, Tome 1, Chapitre 3, 164).

7 Rapport Final, Tome IV, Chapitre 1, p. 273.

8 Giorgina Gamboa est l’une des premières victimes de violences sexuelles du conflit interne armé péruvien. Elle apporte son témoigne à la CVR et se présente le 8 avril 2002 à 9 heures en première audience publique à Huamanga. La retranscription des propos tenus par les participants est accessible à l’adresse suivante : http://www.cverdad.org.pe/apublicas/audiencias/trans_huamanga02e.php ainsi qu’une vidéo d’une minute cinquante-huit à http://www.cverdad.org.pe/apublicas/audiencias/videos_ayacucho.php

9   20 audiences ont été menées : 8 audiences avec des victimes, 5 audiences thématiques, 7 assemblées publiques. Elles se sont déroulées à Huanta, Huamanga, Huancayo, Huancavelica, Lima, Tingo Maria, Abancay, Trujillo, Chumbivilcas, Cusco, Cajatambo, Pucallpa, Tarapoto, Huánuco, Chungui. Les participants directs au processus furent 9500 dont 422 témoins pour 318 cas. Source : Rapport sur les activités réalisées par la Commission de la Vérité et de la Réconciliation. Convocation au pays. Balance de la CVR. Page officielle de la CVR. http://www.cverdad.org.pe/lacomision/balance/index.php

10   Enrique Mayer, Reciprocidad e intercambio en los Andes peruanos. Las reglas del juego en la reciprocidad andina, Lima, Instituto de Estudios Peruanos, 1974.

11 V. Marisol de la Cadena, «Las mujeres son más indias. Etnicidad y género en una comunidad del Cusco», Revista Andina, v.IX, n°1 (17) Jul. 1991, p. 7-48.

12   Henríquez, p. 44.

13 Hatun, 24-25.

14   Sigle espagnol.

15   Sigle espagnol.

16   Les conseillers de la présidence de la CVR ont rédigé un glossaire dans lequel ils incluent la réflexion suivante sur le terme de violence politique : « Du point de vue philosophique, l’usage de l’expression violence politique a été remise en question comme contenant une contradiction en son sein. Le fait est que politique renvoie à des notions telles que l’interaction, le dialogue et la recherche de consensus. Précisément le contraire de ce qu’exprime la violence qui cherche à faire taire » (Glossaire 10).

17   Quelques chercheurs spécialistes de la question de genre suggèrent qu’une femme ne peut pas « s’émanciper » (empowerment en anglais) à partir d’une situation mortifère puisque cela ne peut générer que des environnements agonistiques (Balbuena, 2007).

18 Henriquez, p. 24.

19 Les quatre textes cités reprennent des témoignages de femmes paramilitaires ou combattantes qui ont eu en charge la gestion d’opérations armées.

20 Pilar Meneses Garcia Rosel, détenue pour terrorisme et qui purge sa peine au Centre pénitentiaire de Chorrillos m’a dit lors d’un entretien privé (2007) : « mon propre témoignage a été utilisé contre moi pour légitimer la qualification de mes actes en activités terroristes ». Nous considérons que son témoignage aurait dû être comparé à d’autres pièces pour juger de sa culpabilité puisqu’il est interdit d’utiliser le seul témoignage d’un prévenu pour juger de sa culpabilité.

21   Pour le Glossaire déjà mentionné, la définition de victime est : « Qui a souffert de violence injuste dans son intégrité physique ou une d’attaque de ses droits // le sujet qui a subi l’infraction et la persécution illégales // celui qui souffre d’un accident qui conduit à son décès ou autres souffrances qui nuisent à ses intérêts // celui qui est exposé à un risque par un tiers // pays vaincus lors d’une guerre qu’il n’a pas provoquée // personne ou animal destinés à un sacrifice religieux. Dans une ébauche de concept juridique unificateur, par victime on entend tout sujet qui souffre d’un mal dans son intégrité physique, ses biens ou ses droits, sans autre culpabilité qu’une réaction normale envers l’agresseur (lequel se matérialise par l’expression légitime défense) (Glossaire, 13). Bien que ces définitions soient relativement claires, il faut signaler que la condition de victime est donnée dans un contexte déterminé. Si une femme membre d’un groupe subversif armé est blessée dans un affrontement auquel elle a librement pris part, elle ne peut pas être considérée comme une victime. Mais si cette même personne est capturée et soumise à la torture dans une prison d’État alors celle-ci doit être considérée comme une victime. Dans le cas contraire, nous serions dans un contresens.

22 L’un des discours les plus dangereux qui malheureusement circulent entre les citoyens appuie la thèse que les défenseurs des droits de l’homme (dénommés « caviars » par le pan conservateur des médias) ne s’intéressent qu’aux terroristes et non aux milliers de familles qui ont perdu l’un des leurs. Ces propos manichéens ont été tenus par les militants fujimoristes pour justifier l’amnistie des membres des forces de l’ordre comme le groupe Colina qui ont outrepassé leurs droits.

23 Dans un texte autobiographique qu’elle a rédigé en prison, Doña Lucero Cumpa narre les conditions de son incarcération dans la Base navale du Callao. Elle explique que l’enfermement, qui se traduit par l’inactivité physique, a pour finalité d’engendrer le désespoir du sujet. Du fait de ne pouvoir ni lire ni écrire ou réaliser des travaux manuels, elle gardait la mie du pain qu’elle mélangeait avec du savon pour réaliser des figurines d’animaux. Lorsque les gardiens se sont rendus compte de ce qu’elle faisait ils lui ont confisqué ses figurines et les jours suivants ne lui ont plus servi que du pain sans mie (Cumpa, s/t, inédit).

24   Coral, 1999.

25 Ibidem.

26 Henriquez, 2006.

27   La bande vidéo est accessible à l’adresse suivante : http://es.youtube.com/watch?v=rZAjT7mh2GQ

28   La bande vidéo est accessible à l’adresse suivante :
http://es.youtube.com/watch?v=Crv7PR4lzuE&feature=related

Pour citer cet article
Référence électronique

Rocío Silva Santisteban, « La participation des femmes dans le conflit interne armé au Pérou durant la période 1980-2000 », Droit et cultures [En ligne], 62 | 2011-2, mis en ligne le 07 mai 2012. URL : http://droitcultures.revues.org/2702

Auteur

Rocío Silva Santisteban est docteur en littérature de l’Université de Boston et spécialiste des études de genre de l’Université Catholique Pontificale du Pérou. Elle est Directrice de la filière journalisme de l’Université Antonio Ruiz de Montoya.

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