Roger-Pol Droit

Les habits neufs de la métaphysique
Qu'est-ce que la métaphysique? de Frédéric Nef. París, Gallimard,
"Folio essais", 1 070 p., 13,50 €. Inédit.
(Le Monde des Livres  7-I-2005)

La métaphysique n'appartient-elle qu'au passé ? Est-elle seulement une tentative ancienne, historiquement circonscrite, finalement vaine et même néfaste ? Doit-on seulement dresser son acte de naissance (Platon et Aristote) et son constat de décès (Nietzsche) ? Peut-on faire mieux que de pourchasser interminablement ses reliquats et leurs méfaits supposés ? Telles sont les questions de départ auxquelles Frédéric Nef, dans ce livre absolument remarquable, apporte des réponses inattendues.

Les positions qu'il défend sont si inhabituelles dans le contexte français qu'elles susciteront des surprises, et bien sûr des polémiques. Combattre des représentations fausses est en effet d'autant plus ardu que les préjugés sont bien ancrés et cautionnés par de grandes autorités. On nous a répété, depuis Kant, que la métaphysique était stérile, inutile, illusoire et donc dangereuse. On nous a enseigné, depuis Nietzsche, qu'elle s'effondrait avec la mort de Dieu.

Heidegger a proclamé sa fin, annonçant d'hypothétiques retrouvailles avec une pensée rejoignant l'en-deçà de sa naissance. Derrida a mis en place la tâche, présumée titanesque, d'une "déconstruction" interminable de la métaphysique, de ses présupposés et de ses méfaits - démarche transformée par les épigones de ce penseur en une sorte de marque déposée, cautionnant toutes sortes de jongleries verbales et de fantasmagories pseudo-politiques.

"Quand "l'ordre règne à Varsovie", il a été imposé par la Wehrmacht et l'Armée rouge et non par le logocentrisme", rappelle Frédéric Nef avec ironie. Toute la première partie de son travail est en effet consacrée à critiquer les analyses concluant que la métaphysique est morte, passée et dépassée ou, pire encore, oppressive, idéologiquement suspecte, politiquement incorrecte. Ses démonstrations argumentées s'accompagnent d'une verve polémique et d'une liberté de ton qui font plaisir à lire. Certaines pages sont irrésistiblement drôles.

Toutefois, plus surprenante encore est la seconde partie de ce volumineux traité. Nef entreprend en effet de montrer comment la métaphysique, loin d'être un cadavre ou une moribonde chronique, est plus vivante que jamais. Selon lui, le XXe siècle aurait été le théâtre d'une reviviscence de grande ampleur, chez des auteurs pour la plupart inconnus du public français cultivé.

Renaissance méconnue

Ce renouveau ne concerne évidemment pas ce qui est au-delà de notre expérience, ni les conceptions globales du sens de notre existence ou les raisons pour lesquelles le monde est monde. La nouvelle ère dans la réflexion est liée au progrès accompli dans l'analyse logique ultime des constituants de la réalité. La métaphysique, au XXe siècle, a renoncé à demander ce qu'est Dieu, ou l'homme. Elle s'intéresse plutôt à des questions du type : qu'est-ce qu'un objet ? un fait ? un événement ? une existence particulière ? Frédéric Nef expose en plusieurs centaines de pages cette renaissance méconnue de la métaphysique. Les œuvres convoquées sont très diverses, les unes déjà bien diffusées en France (Russell, Wittgenstein, Whitehead), les autres encore à découvrir (Bradley, Meinong, McTraggart).

L'exposé est parfois technique, et donc difficile. Mais parfois seulement, car l'ensemble est constamment animé d'une volonté de faire connaître, avec sérieux et clarté, une variété de recherches fondamentales dont bon nombre demeurent à l'écart de notre système d'enseignement. Depuis les débuts du XXe siècle jusqu'aux débats actuels sur les mondes possibles entre des auteurs comme Armstrong et Lewis, Frédéric Nef donne à voir la richesse des analyses et la diversité des positions. Le fil directeur est fourni par la réflexion sur la singularité de tout existant et par l'idée qu'il aurait pu être différent. Ce gros ouvrage reflète, pour une large part, l'itinéraire de ce chercheur, aujourd'hui à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), venu à la métaphysique par l'analyse du langage.

Malgré son ampleur, l'ouvrage est commode à consulter. Un index, un glossaire des termes spécifiques, une bibliographie thématique détaillée facilitent sa fréquentation. Mais il y a là plus qu'un utile traité. Ce millier de pages inédites, publiées d'emblée au format de poche, aborde de manière souveraine une série de questions cruciales.

L'ensemble tranche sur l'air de temps. Il appartient à un autre registre. Oui, ce livre pourrait bien marquer un tournant.