Yvonne Knibiehler
L’accouchement sans douleur
Marianne CARON-LEULLIEZ et Jocelyne GEORGE, L’accouchement sans douleur. Histoire d’une révolution oubliée, Paris, Les Editions de l’Atelier, 2004, 254 p.
CLIO, 21, 2005 

Voici un livre important. Ne nous laissons pas abuser par son titre discret et son illustration de couverture idyllique. Mine de rien, il montre, avec une maîtrise exceptionnelle, comment et pourquoi l’histoire des femmes est un moteur puissant de l’histoire tout court. On pourrait croire que l’accouchement sans douleur concerne seulement le confort des parturientes. On découvre ici que cette « révolution oubliée » a bouleversé non seulement l’histoire du corps, de la santé, de la douleur, mais aussi celle des sciences médicales, bien au delà de l’obstétrique, et encore l’histoire des idées et des mentalités, et tout autant l’histoire politique et économique, pendant et après la guerre froide. Les connexions entre ces différents domaines apparaissent progressivement, comme dans un suspense, révélant peu à peu l’ampleur prise par le sujet.

La diversité des sources, l’abondance des notes, la richesse de la bibliographie, la qualité d’une écriture à la fois dense et limpide feraient honneur à une thèse d’Etat. Un index recense plus de 350 acteurs : presque tous, au fil des pages, font l’objet d’une biographie précise et souvent d’un portrait nuancé. L’ouvrage est en effet peuplé, animé par une foule d’hommes et de femmes passionnés, militants, parfois généreux jusqu’à l’abnégation, parfois aveuglés par l’esprit de parti. Leur élan, leur conviction, rend la lecture tout à fait entraînante. Les deux auteurs se sont équitablement partagé le travail : les cinq premiers chapitres sont écrits par Marianne Caron-Leulliez, les cinq autres par Jocelyne George, sans qu’on perçoive de l’une à l’autre aucune rupture de ton ou de style. Leur récit, respectueux de la chronologie, n’est pourtant pas linéaire. De nombreux retours en arrière sont nécessaires pour expliquer au bon moment l’émergence de nouveaux éléments. Cet éclairage est toujours précis et sûr. Et lorsqu’il s’agit de courants de pensée complexes, issus par exemple des thèses de Pavlov ou de celles de Freud, l’information et la pédagogie des auteurs sont particulièrement appréciables.

Le livre analyse l’importation, le succès et la diffusion en France de ce qu’on a appelé « l’accouchement sans douleur ». Le titre du premier chapitre, « La Révélation » en souligne le caractère sensationnel. Ceux qui prennent cette initiative, en 1952, croient et veulent mettre un terme à des siècles de passivité, au cours desquels les parturientes ont vécu cette épreuve dans la peur et la souffrance. En tête de ces nouveaux apôtres, le docteur Fernand Lamaze, dont la personnalité charismatique est bien mise en valeur, et dont le réseau de relations est attentivement reconstitué. Ce qui est le plus original dans cette entreprise médicale, c’est sa politisation immédiate. En pleine guerre froide, les communistes et leurs sympathisants, nombreux à cette date, s’empressent de promouvoir une méthode mise au point en URSS. La maternité des Bluets, qui fait partie d’une clinique privée appartenant au syndicat CGT des métallurgistes, devient alors un haut lieu du progrès : elle connaît une affluence croissante et des conversions enthousiastes s’opèrent de proche en proche . Un des mérites de l’ouvrage est d’étudier en détail les voies et les moyens de la transmission, en France et à l’étranger : investigation toujours délicate et qui ouvre toutes sortes de perspectives. L’étude des résistances et des obstacles est, elle aussi, riche d’enseignement. Là où L’ASD (l’accouchement sans douleur) réussit à s’imposer, il inaugure une mutation des moeurs et des représentations. D’une part les relations entre soignants et soignées évoluent vers une discrète mais ferme remise en question du « pouvoir médical ». D’autre part les parturientes apprennent à maîtriser leurs émotions, à recouvrer une part d’initiative et de liberté, à retrouver toute leur dignité au cours de cette expérience essentielle. Autre innovation capitale, les femmes demandent et obtiennent la présence du père au moment de la naissance. Ces transformations répondaient à une attente implicite. L’auteur démontre sans peine le lien étroit entre l’essor de l’ASD et la revendication du droit à la contraception.

Les progrès ont été compromis par le violent conflit qui, en 1957, divise les responsables des Bluets. Un déficit croissant inquiète soudain certains gestionnaires et les dresse contre des médecins jugés trop « dépensiers ». À l’arrière plan de cette querelle, on trouve des rivalités personnelles, ainsi qu’une méfiance (« ouvriériste ») des militants de base à l’égard des intellectuels. Mais la crise naît surtout de facteurs politiques : la mort de Staline et le rapport Krouchtchev retentissent sur la définition des soins obstétricaux… Mis en cause directement le docteur Lamaze, très affecté, meurt d’un arrêt du coeur. S’ensuivent des réactions en chaîne élucidées minutieusement par Jocelyne George. Les promoteurs de l’ASD avaient espéré transformer les Bluets en centre national, voire international, de recherche, de formation et d’application. Ce projet tourne court. Sous l’impulsion du docteur Vellay, une Société Internationale de Psychoprophylaxie Obstétricale voit le jour en 1958 ; puis, en France, un Centre d’Études de l’ASD est créé. Ces associations tiennent des congrès, publient des périodiques, mais leur rôle se limite à celui de sociétés savantes. Leur faiblesse sera toujours de ne pas réussir à donner à la méthode un fondement scientifique solide. Le problème central, jamais résolu, est double : quelle est la nature de la douleur durant l’accouchement et quels sont les mécanismes de l’analgésie verbale ?

En outre, de nouveaux adversaires mettent l’ASD en question : d’abord les psychanalystes, au cours des années 1960, ensuite les féministes dans les années 1970. Alors que Lamaze voyait la douleur de l’accouchement comme le fruit d’un conditionnement social, les psychanalystes l’analysent comme l’oeuvre de l’inconscient, c’est à dire d’un facteur individuel. Ressurgit ici, sous une forme nouvelle, la sempiternelle question des rapports entre individu et société d’une part, entre le physique et le psychique d’autre part. Quant aux féministes, la grande contestation de 1968 les a éclairées sur le caractère « aliénant » de la maternité : elles ne veulent voir dans l’ASD qu’une manière hypocrite de faire accepter aux femmes cette aliénation. La maternité des Lilas, qui supplante celle des Bluets, met à l’honneur la contraception et l’avortement, autant et plus que l’ASD. À la même époque, l’anesthésie péridurale permet de traiter les douleurs de l’accouchement comme un simple phénomène physiologique. Cette solution médicamenteuse gagne bientôt la faveur des services hospitaliers qui manquent de personnel pour accorder aux femmes l’accompagnement patient et prolongé requis par l’ASD. Celui-ci, quand il ne disparaît pas totalement, se réduit progressivement à une « préparation à la naissance » dont la qualité dépend de la conscience et de l’empathie des préparateurs. Toutefois le mouvement écologiste s’y intéresse et peut le remettre à la mode, ici ou là.

Les auteures concluent avec force, à juste titre : « L’ASD fut un élément majeur de la révolution culturelle qui, à partir des années 1950, transforma la vision que les femmes avaient d’elles mêmes, comme le regard de la société sur elles. »