Roland Lew

Le nouveau mouvement social et la politique

Vaste programme, comme aurait dit le Général, puisque traiter de cette question c’est, en somme, aborder ce qu’il en est aujourd’hui de la contestation sociale et politique : ce qu’elle apporte de neuf, mais aussi les problèmes et difficultés que cette contestation soulève et qu’il lui faut affronter. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille d’emblée mettre un signe d’égalité entre “ mouvement social ” actuel et nouvelle radicalité. Le nouveau dans les deux cas est à questionner.
Car les problèmes surgissent à chaque pas, à chaque mot : nouveau mouvement (singulier ?, pluriel ?), social, politique, sans parler de ce qui relie et oppose ces termes. Et plus encore : ce qui relie et oppose les groupes et individus, les traditions militantes ou les renouveaux d’activismes porteurs de ce que recouvrent actuellement ces termes. La perception des défis actuels et les moyens d’y répondre. Rien d’évident donc. Sauf ce sentiment partagé par beaucoup, refusé par nombre d’autres, que quelque chose (à définir) d’original, d’important est en train de surgir qui pourrait revitaliser, voire renouveler la contestation de l’ordre existant ; celui là même qui semblait plus solidement établi après l’effondrement du vrai-faux communisme. A commencer par un renouvellement de génération, on pourrait même parler d’un saut de génération : des militants, des activistes de 50, 60 ans et plus voient arriver et même affluer des jeunes d’une vingtaine d’années, voire des lycéens et des lycéennes en demande de quelque chose de “ nouveau ”.
Certains, dont C. Aguiton, sont convaincus qu’il s’agit d’une nouvelle période de la contestation, d’un nouveau cycle de lutte antisytémique, pour ne pas dire anticapitaliste. De surcroît, cette phase serait porteuse de dimensions nouvelles, d’une perspective originale permettant d’aborder de manière originale le lancinant problème de l’auto-émancipation sociale. Tout cela sous une forme qui est encore embryonnaire, qui se cherche.
Commençons par le commencement, du moins pour la France. Un certain commencement. Et l’on sait que d’un certain point de vue français, tout ce qui est important ne peut que débuter dans la patrie de la Révolution et des Lumières… A partir des grèves de décembre 1995, on a parlé d’un mouvement social. Au singulier, et en y ajoutant le terme nouveau. Cela peut paraître étonnant. Après tout, le mouvement social dans une acception commune, cela renvoie à ce qui n’est pas identifié aux formes traditionnelles, “ consacrées ”, des actions du monde ouvrier, et plus largement des partis politiques ou des structures diverses placées sous leur influence ou dépendance ( les syndicats…). C’est, compris ainsi, dans un sens banal, ce qui vient plus directement de la société, de certaines de ses composantes.
En réalité, derrière les événements de 1995, qui consistent avant tout en une action de grève mais soutenue par de larges composantes de la société, se sont révélées des demandes, des exigences venues de la société et de, façon plus ciblée, de diverses catégories de celle-ci. Une sorte de lutte par délégation : la grève des transports exprime les frustrations d’un monde social déboussolé, mais riche encore de solidarités, et même d’une générosité, d’une abnégation qu’on n’attendait plus : une tonalité nouvelle, un appel d’air, même si tout cela était éphémère
De nouveaux acteurs sont entrés en scène, après des débuts plus obscurs, et sont devenus audibles et visibles, y compris sur la scène médiatique, agissant avec et pour des catégories sociales “ oubliées ”, pour le moins laissées jusque là à la marge et dans leur marginalité, par l’action – l’inaction plutôt - des organisations politiques : les chômeurs, les sans papiers, les sdf. Un militantisme de type nouveau s’est manifesté, issu en partie de l’extrême gauche extérieure au parti communiste ( ledit “ gauchisme ” post 1968), ou de secteurs divers de la société. La recherche de formes rénovées, plus dynamiques, plus démocratiques d’action syndicale dans les entreprises, d’abord publiques, ont abouti à la création de nouvelles structures syndicales (SUD), sous l’influence de mai 1968, mais surtout en réaction à l’affaiblissement du tissu syndical et à sa forte bureaucratisation.
Le succès inattendu de ces tentatives a ouvert un espace de possibilité et révélé ou confirmé des attentes nouvelles venues de catégories sociales jeunes. Le lien avec le ou les mouvements sociaux s’établira à la fois directement par une circulation militante se déplaçant d’un type d’action à un autre, mais aussi par ce constat : c’est vers des structures originales syndicales et autres qu’un potentiel, au départ réel mais modeste de combativité, que se sont dirigés ces jeunes générations et non point, ou de moins en moins, vers des organisations politiques. La défiance est ainsi visible à l’égard du politique, toutes variantes confondues à gauche et à l’extrême gauche ; c’est là un aspect caractéristique de l’après mai 1968 qui ne va cesser de prendre de l’importance. C’est toujours vrai aujourd’hui, alors que les enquêtes d’opinion ( toujours à prendre avec précaution) confirment un rejet de l’engagement politique mais aussi la reconnaissance explicite du rôle du politique. Contradiction ? Sans doute. Mais surtout constat d’un terrible passif. Et plus encore, il y a cette interrogation : quel est le lieu, la meilleure façon de faire de la politique, si ce n’est pas le politique au sens traditionnel, celui qu’on subit, et qui paraît si largement disqualifié ?
Dans cette phase nouvelle, des intellectuels ont trouvé ou retrouvé des vocations un peu perdues dans les brumes de l’après mai 1968, et ils ont regagné une place, un rôle, ils se sont trouvé des figures de proue : des personnages renommés à présenter au grand public, à charge pour eux de répercuter et d’étendre grandement l’impact de ces nouvelles actions, de ces nouveaux acteurs, de ces nouvelles demandes. Personne n’a oublié le rôle joué par Pierre Bourdieu, à la fois comme caisse de résonance, mais aussi comme acteur important, parfois autoritaire, de ce mouvement. D’autres noms peuvent être cités (on ne voudrait pas faire de jaloux). En bref, le mouvement social ainsi conçu a pris le relais, un relais ciblé, focalisé sur certains thèmes, de l’action déficiente, de l’inaction, pour ne pas dire pire, des forces politiques de gauche empêtrées dans les jeux, jouissances, illusions et avantages, souvent très matériels autant que symboliques, liés au pouvoir.
Le mouvement social, nouveau ou pas, existe-t-il ? Le singulier – comme on disait à gauche le Parti, et tout le monde, même ses opposants, pensaient , hier, jadis !, le PCF – se justifie-t-il, plutôt que l’expression, de facture plus traditionnelle, qui parle des mouvements sociaux.
Prenons l’expression bout à bout en commençant par le dernier terme : la (le) politique. Question non de prééminence évidente qu’on lui accorderait d’emblée, et de droit, mais pour des motifs d’antériorité, et aussi d’enjeux, dont certains ancrés, pour le moins, dans des certitudes du siècle écoulé. Car, pour les périodes antérieures, c’est sans doute l’inverse qui est vrai : l’action, l’agitation sociale, apparaît dans l’histoire avant l’émergence d’une forme quelconque de débouché politique, du moins pour les opprimés. Au commencement était l’action, parfois seulement le cri, ou la révolte sauvage : le non politique par excellence pour les élites consacrées.
La politique donc. Et la politique d’opposition au système, ladite contestation radicale. Elle a dominé une grande partie de l’histoire des batailles entre les classes et groupes sociaux – les formes variées de la lutte des classes, quand celle-ci allait vers des mouvements vastes -, et a incarné ainsi une composante prépondérante de l’histoire du mouvement ouvrier, de ses expressions et organisations socialistes et communistes. Une génération plus tôt, au sortir des événements de mai 1968, redire cela c’était exprimer une évidence que peu auraient osé mettre en question sans être victimes de la risée. L’acmé de l’action “ révolutionnaire ”, de la contestation anticapitaliste, ou simplement de toute action effective, passait par le politique, et le politique lui-même s’exerçait dans des organisations politiques : dans l’action de partis politiques : La Politique au sens moderne.
Ce n’était pas là seulement une “ vérité ” venue du bolchevisme et de l’apport léniniste, donc dans l’héritage glorieux du “ marxisme classique ”, cela provenait de toutes les variantes qui en étaient issues (maoïsme, trotskysme, stalinisme, ou d’autres plus oubliées de nos jours). Plus loin dans le temps cela remontait à une bonne part de ce qui avait été élaboré dans le mouvement d’idées et pratiques qui s’étendait de la première internationale (AIT) à la 2° internationale, la matrice du marxisme classique dont l’influence se retrouve dans le bolchevisme et ce qui vient à sa suite.
Ce n’est que dans des petits courants de l’ultra-gauche que l’on peut trouver des conceptions moins enracinées dans la nécessité du politique partidaire : notamment dans la tradition conseilliste, donc dans la valorisation de l’action directe, la prise de pouvoir au niveau des entreprises par les travailleurs eux-mêmes sans passer par la médiation d’un parti quelconque. Même un groupe comme Socialisme et Barbarie, issu d’une critique de gauche du bolchevisme et du trotskysme, a accordé une place non négligeable à la question du parti, comme instrument indispensable de lutte d’auto-émancipation du monde prolétaire. La véritable exception – et encore faudrait-il y regarder de plus près - c’est l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme, dont on sait que, dans l’histoire moderne, il n’a eu qu’un impact limité en dehors de quelques cas (l’Espagne, la France…).
L’affaire semble donc réglée : l’action révolutionnaire qui veut déboucher sur une issue positive, un succès révolutionnaire, ou, plus modestement, mettre en œuvre de réelles réformes, nécessite cette structure constitutive du monde moderne : le Parti de classe, ou de regroupement des classes opprimées. Quel type d’organisation et de parti ? Pour quelle période donnée, et pour quels objectifs ? Là les avis divergent, ils ont même divergé à toutes les phases de l’histoire . Que de différences en effet, à simple titre d’exemple, entre le parti – à l’origine un courant de la social-démocratie - bolchevik russe réel en 1905, 1912, 1917, 1921 et ainsi de suite. Et entre partis communistes dans les pays divers, à des moments divers. Sans oublier les groupes ou partis socialistes de gauche, l’expérience castriste, la multiplicité des trotskysmes, et les variantes d’ultra-gauches, etc.
Pourquoi cette prégnance, cette prééminence du politique : du parti (du groupe politique quand on est plus modeste, ou plus réaliste) ? Car, a-t-on répété à l’envi, tout parti politique vise à la conquête du pouvoir, et à son exercice, et que seul, à ce niveau d’intention, de projet stratégique, la conquête de l’Etat ( même si c’est pour le détruire….en théorie), donc la domination effective d’un ensemble national ou plurinational peut, ou semblait pouvoir assurer le succès effectif de l’action révolutionnaire et libératrice des opprimés; et rendre, de ce fait, crédible la création – disons : le cheminement, la “ transition ” vers – un système économico-social, vers une autre forme de gestion du politique conforme aux aspirations, ou, du moins aux “ besoins ” et aux “ intérêts ”, du monde populaire ( avant tout de la classe ouvrière). L’histoire socialiste du 19° et du 20° siècle peut se relire aisément avec cette grille de lecture : les victoires comme les défaites.
Cette certitude de base, cet abc, en fait un savoir qui devait être acquis à la lettre dès l’école primaire de la formation militante, était si ancrée dans les esprits dûment formés que sa non compréhension attirait les quolibets immédiats sur le crétinisme antipolitique de celui – celle – qui émettait quelque objection, ou au mieux subissait la réprobation goguenarde. De cette affirmation tranchée, il ne reste plus de nos jours qu’une vaste question et une lourde incertitude : quels sont les lieux les plus efficaces, les plus “ authentiques ” (les moins pervertis) de la libération sociale ? Qui mène les actions les plus prometteuses ? Qui tire effectivement les conséquences des déboires et désastres du passé ( et pas seulement du passé stalinien, ou maoïste, pour ne par dire polpotien…) ? Et tout simplement : que signifie faire ou être sur le champ politique ?
Ce qui nous conduit à la question du mouvement social.
On terminera pas l’aspect “ nouveau ” : l’originalité de ce qui surgit et se développe.
C’est déjà une question délicate de fixer le lien entre politique et parti politique. Il est encore plus délicat de justifier la légitimité, la prééminence du parti politique sur tout autre forme d’activité, et de réclamer son droit, si longtemps et si farouchement revendiqué, à dominer toutes les autres structures (syndicats, organisations de jeunesse, dans bien des cas coopératives et mutuelles, etc). C’est bien plus délicat de situer les dimensions politiques des mouvements sociaux de jadis et surtout de ceux d’aujourd’hui. Et encore plus malaisé de comprendre, même à titre provisoire, leur place dans un combat d’émancipation sociale, une formule générale, utilisons une formule encore plus générale : pour arriver à une société meilleure et plus juste, plus vivable par le plus grand nombre.
Ce serait plus précis, apparemment, de parler d’un mouvement anticapitaliste. Mais c’est loin d’être le cas de tous ceux qui participent à la vaste nébuleuse du mouvement social actuel. Ce qui justifie de garder par prudence le pluriel : la variété des mouvements sociaux et ce qu’ils s‘efforcent d’obtenir ou d’empêcher. Ajoutons qu’anticapitaliste, c’est loin d’être une formule positive. Et ce n’est d’ailleurs que très récemment qu’une partie du mouvement dit “ antimondialisation libérale ”, “ altermondiste ”, s’affiche comme anticapitaliste, sans trop dire ce que cela peut signifier dans l’état actuel des choses, ou même pour un proche avenir. Il y a un lourd passif de crédibilité à cet égard.
C’est étrange, et d’ailleurs un signe de crise, que l’on revendique – quand on le revendique ! – l’anticapitalisme, la position de refus du système dominant, davantage qu’un projet socialiste, ou communiste : ce qui devrait être l’indispensable positivité, après plus de 150 ans de bataille socialiste, est le grand absent. Or, l’appel à des réponses se fait pressant, la dérision face à “ l’anti ” est répandue, et somme toute justifiée. Et c’est un peu trop en demander que d’espérer que la crédibilité reviendra – ou revient – à la mesure et à la vitesse avec lesquelles le libéralisme débridé, le capitalisme d’aujourd’hui, sont remis en question. On ne peut faire l’économie de propositions solides, mêmes partielles, même provisoires, mais qui soient réfléchies, basées sur des expériences et des savoirs effectifs, inventés ou élaborés sur le terrain social, à la mesure du monde actuel complexe et riche de potentialités et de désastres : un monde tragique d’oppression et d’humiliation du plus grand nombre, mais qui est aussi un monde porteur d’une incroyable créativité.
Les mouvements sociaux, par leurs actions précises et leurs propositions ciblées sur des problèmes reconnus y contribuent. Mais chacun le fait à partir de son secteur d’activité, de ce qui le motive. Et si la richesse d’idées et d’informations qui circulent est considérable, sans équivalent avec ce que l’on connaissait dans le passé, la cacophonie est grande, et la cohérence d’ensemble peu assurée, et au demeurant hors de portée actuellement, à l’exception de quelques grands thèmes unificateurs.
Mais qu’est-ce que le mouvement social actuel ? C’est tout ce qui se proclame, agit, fonctionne à côté, en dehors du politique, et exerce une poussée sur lui, tout en étant à son tour sous la pression du politique au sens traditionnel (les organisations politiques, dans un spectre qui peut être large), voire est l’objet de manipulations ou de tentatives de reconquête par les politiques.
Il n’y a là rien que de très compréhensible pour des politiques qui maintiennent l’idée de la suprématie indéniable, évidente (à leurs yeux) du politique traditionnel : celui qui peut devenir le maître – du moins le croît-il ! – de l’Etat, et dans la perspective de (re)devenir le gestionnaire – dans une certaine mesure, parfois fort réduite – de la nation. On gère peu en profondeur, mais on a les avantages de surface, les scintillements de la société du spectacle, le petit sentiment d’exister. Ceux qui se donnent la vocation à penser et animer l’ensemble, et donc à brasser toutes les questions qui sont issues du fonctionnement des sociétés à l’échelle locale, nationale, continentale et mondiale. Sans parler de considérations plus mesquines, plus bassement symboliques et matérielles. Rien là aussi de trop surprenant face à la poussée vigoureuse des mouvements sociaux : par la nature de son objectif, le (la) politique identifié à la conquête, à la domination de l’Etat, ne peut rien laisser en dehors de lui qui pourrait en contester l’autorité. Il doit, selon les cas, les intentions et les intérêts en jeu, coaliser, synthétiser, contrôler, réintégrer, marginaliser, détruire s’il le faut. Cela dépend des circonstances, des objectifs, des risques perçus.
Mais le mouvement social en lui-même, par lui-même ? Que représente-t-il à l’échelle nationale, et internationale, et qui le représente, si tant est qu’il soit représenté par quoi que ce soit ? Et comment se présente-t-il ? N’est-il pas d’abord une multiplicité de mouvements sociaux, de natures très diverses, d’allure, de composition, et de pratiques nouvelles et anciennes ?
Le nouveau ne porte-t-il pas sur son rapport aux nouveautés du temps ? Et avant tout à la structure en réseaux qui est liée, bien entendu, aux technologies de pointe de la communication, au web, à internet, à la vitesse, le just on time, sinon à la frénésie qui caractérise le moment actuel. Et que faut-il penser de ce lien à ce qui constitue l’étape actuelle du capitalisme, quelle qu’en soit l’originalité effective : le débat, presque obsolète, sur l’autoproclamée période postmoderne qui rendrait caducs le passé et ses expériences. Le post renverrait à une éternelle victoire du présent. Cette idéologie qui vise à désarmer une exigence qui s’exprime encore et toujours en faveur d’un autre monde (donc un autre futur), combattue par les mouvements sociaux, est-elle séparable de ce qui est décrit comme la nouveauté du mouvement social ?
Sérions les questions. Qu’englobe aujourd’hui le mouvement social ? C’est une question et une grande incertitude. Cela recouvre un vaste conglomérat de structures très diverses, à nul doute, d’ampleur et d’importance très variées. Bien des ONG, sinon toutes, sont censées en faire partie. Même celles qui, par antiphrase, sont des émanations étatiques directes, mais pas forcément avouées. Le non gouvernemental des ONG est l’objet de bien des débats, de nombre de suspicions dans le mouvement radical et dans des secteurs de l’opinion publique. Au vrai, l’Etat - et les grandes organisations internationales - n’est jamais vraiment très loin de nombre d’entre elles, ne fût-ce que par les financements directs ou indirects (l’Union européenne, l’Etat Belge ou les régions communautaires dans ce pays …). Leur action est souvent, de fait, étatique.
Plus frappant encore : de plus en plus des grandes entreprises multinationales s’associent à des ONG, en soutiennent certaines, et essaient même plus largement d’influencer ou de capter des secteurs du mouvement social : plus probablement de désarmer ou d’affaiblir sa portée critique, sa dimension volontairement ou involontairement anticapitaliste. Mais parfois les rencontres se font plus naturellement : une volonté de réforme des uns rejoint les projets de réformes des autres.
Les ONG sont des acteurs importants de la période actuelle ; elle s’étendent sur un large éventail politique, de l’extrême droite à l’extrême gauche ; elles peuvent aussi être des instruments ou des paravents pour le terrorisme et, sans doute, le (contre)terrorisme d’Etat. Seule une partie d’entre elles se situent dans la vision antilibérale. Et une encore moindre dans un projet anticapitaliste. Ce qui ne disqualifie pas, pour autant, le travail entrepris (par exemple la lutte contre le sida, ou d’autres épidémies, des formes particulières ou locales de défense de l’écologie…). A tous égards, les ONG sont des acteurs importants dans notre période. Mais que représentent-elles ? En quoi sont-elles des outils pour notre période ? Et des outils de quoi ? Pour une option de rupture avec le système (anticapitaliste donc), quelle distinction faire entre les activités infiniment nombreuses des ONG ? Et que peut-on dire de leur représentativité, de leur rapport à la démocratie : qui les contrôle, qui a son mot à dire ? Beaucoup d’encre a déjà été utilisée sur ces questions. Il faut faire le point.
Les ONG ne reflètent sans doute pas le noyau central du mouvement social, ce sont plutôt des moyens qu’un but. Quand on se rapproche du centre du mouvement social que trouve-t-on ? Et bien, précisément, une tentative pour certains de construction d’un centre, d’une force coalisée, et pour d’autres un refus d’un centre ou d’une trop grande “ centration ”.
Le mouvement social, ce n’est pas, comme on le dit, ou comme on pourrait le penser d’après le label, l’expression de la société, face, à côté, ou contre, le politique, c’est plus généralement ce qui agit dans la société, à partir de ce qui est mobilisé, dans le politique, dans le jeu politique, sans s’identifier à lui, sans lui accorder cette suprématie qu’il s’accorde lui-même, ou qu’il s’efforce d’imposer en imposant l’autorité d’Etat (ou supranationale) et des forces sociales qui dominent ces Etats : indiscutablement un capitalisme hiérarchisé doté de particularités multiples, d’indéniables nouveautés. Le mouvement social, c’est la découverte - sans doute la redécouverte - que l’on peut agir avec efficacité à divers niveaux ( y compris très local) sans devoir passer par la subordination au politique au sens traditionnel du terme. C’est la raison – mais ce n’est pas la seule – pour laquelle on y trouve, ou du moins s’y associent, des syndicats de type ancien ( aux Etats-Unis et peut-être bientôt en Europe), ou nouveaux et anciens (en Europe et ailleurs). La force du mouvement social à l’échelle nationale et internationale, dans son mouvement ascendant, rend crédible leur espoir d’obtenir ce qu’ils revendiquent à l’aide de ce cadre nouveau, voire d’agir sur le (la) politique sans passer par les intermédiaires politiques habituels : intermédiaires qui agissaient en maîtres imposant souvent leurs desiderata, ou n’acceptant que ce qui leur convenait.
Pensé ainsi, le mouvement social continue ce qui, dans le passé, se battait pour conserver ou conquérir une autonomie d’action en faveur de certaines catégories sociales, et pour certains objectifs qui pouvaient être très concrets, très ciblés (le mutualisme, par exemple) . A quelques exceptions près, cette autonomie n’a pas été acquise, ou a été perdue.
La période actuelle est différente : c’est le pari, l’enjeu, l’espoir qu’incarne, peut-être, une certaine trajectoire du “ mouvement social ”. Du moins, c’est ce qui résulte de son côté embryonnaire, brouillon, proliférant, encore incertain de son devenir et de ses potentialités, traversé aussi d’itinéraires et d’orientations, avouées ou non, fort contrastées. Certaines de ces directions, à n’en pas douter, malgré la nouveauté proclamée urbi et orbi, sont d’une affligeante banalité, d’un déjà-vu et déjà subi bien rassis, ou, à l’opposé, de reprises bienvenues d’expériences valables menées dans le passé.
Ce mouvement, dans ce qu’il a de plus stimulant, a favorisé des autonomies, des refus de subordination, a redonné confiance à des secteurs du monde social, et, de surcroît, a favorisé la jonction et la mobilisation des jeunes générations. Il a permis de transformer en projets et action ce qui n’était que méfiance répandue, à juste titre, pour les structures politiques traditionnelles. Ce qui était hostilité ou mépris, au mieux indifférence, à l’égard des lieux “ consacrés ”- même décrétés sacrés – du politique : les élections, l’action parlementaire, les partis tels qu’ils sont devenus. On pourrait dire des non partis au sens plus traditionnel du terme, du moins dans la tradition du mouvement ouvrier du 19° siècle. Le succès a été si vif qu’il a obligé nombre de ceux qui rejettent cette tendance de l’action à créer des simulacres de mouvements sociaux “ autonomes ” ( cf. la remarque ci-dessus sur les ONG et l’Etat) pour être de son temps et en capter la force montante.
Comme jadis, et encore de notre temps, il s’agissait, il s’agit toujours, pour les dominants, même “ bienveillants ” envers le peuple, de saisir, de dompter l’incroyable force nouvelle que représentait l’irruption du monde populaire à partir de la Révolution française et de ce qu’elle révélait : indiscutablement une figure inédite dans l’histoire, et une menace mortelle pour les dominants. De ce point de vue, il n’y a rien de très nouveau pour les adversaires du monde populaire, mais aussi de grandes ambiguïtés parmi les partisans du mouvement social, comme c’était le cas dans le passé du mouvement ouvrier organisé, dans pratiquement toutes ses composantes.
Nous pouvons aborder ainsi ce qui est nouveau. Est indiscutablement nouvelle la démonstration de la possibilité d’un espace possible favorisant une action élargie du mouvement social, on peut même dire d’une démultiplication de sa force. Démonstration qui est vérifiée et amplifiée d’une année sur l’autre, de Seattle au Forum Social de Florence de novembre 2002. Demain peut-être dans le mouvement antiguerre. Autrement dit, une multiplicité, au départ particulière, de groupes d’action, de formes d’action spécifiques, voire particularistes, parviennent à avoir d’autant plus d’impact, d’influence sur des groupes spécifiques, et même sur le champ global (national et international), qu’ils apparaissent en dehors du jeu politique traditionnel, même si c’est aussi, pour certains, en vue d’influencer celui-ci. Le succès a été si rapide et si ample que le mouvement social est confronté à des problèmes de stratégie face aux pouvoirs dominants ; qu’ils jouent ou pensent jouer, comme on dit, “dans le cour des grands ”. Et que les grands, les maîtres autoproclamés du monde, réagissent en sens divers.
Le succès tient à une attente de cet ordre - l’extraordinaire capacité d’amplification, à se faire écouter - et aussi, souvent, à l’utilisation des méthodes de mobilisation originales issues d’une compréhension de la logique du monde du spectacle, des effets surdimensionnés de l’agitation et du relais médiatique, de la valorisation de la figure médiatique. C’est efficace, mais c’est aussi ambigu, et même extrêmement dangereux. Pour des raisons évidentes : nul n’ignore les méfaits de “ la société du spectacle ”, sa logique de perte de sens, d’insignifiance, sa capacité à tout diluer. En un mot ancien : à tout récupérer, ou presque.
Il y a plus grave, ou plus explicite : le mouvement social nouveau fonctionne alors, ou risque de fonctionner, comme le symétrique inversé, ou simplement complémentaire, de l’ordre existant, y compris dans son besoin du “ nouveau ” ; et de répondre terme à terme à l’ordre qu’il veut – ou prétend – combattre : le spectacle contre le spectacle, la vitesse contre la vitesse, jeux et contre jeux, lutte et séduction, attirance et rejet… On l’a dit et répété, dans nombre d’écrits, sur les ondes et les lucarnes qui fascinent tant, et aussi exprimé sur tous les tons, dans tous les registres, du plus sophistiqué aux discussions du café du commerce (celles-ci pas forcément moins valables que celles-là) : celui qui veut piéger l’ordre dominant en jouant et déjouant ces règles, pour les détourner, les retourner contre lui, est, le plus souvent, piégé par ce jeu, ne fût ce que parce qu’il est sur le terrain de l’adversaire. Et d’un adversaire qui peut être surpris, et parfois dépassé, certes, mais qui est particulièrement aguerri, prêt à tout pour se maintenir, dans la bienveillance molle comme dans la violence la plus décidée, et parfois la plus extrême.
On peut arguer qu’il faut commencer quelque part, et à partir du monde réel, des besoins et attentes effectives. On peut ajouter qu’on ne peut créer, le plus souvent, du neuf qu’à partir d’ingrédients venus, de surcroît, et déjà travaillés par le passé. Ou encore argumenter, de façon générale, que l’enfance, un mouvement jeune, à l’évidence inexpérimenté mais qui avance vite, a droit à son apprentissage, à ses erreurs, à une ignorance, ou même peut se permettre un dédain un peu arrogant à l’égard des expériences passées. On peut même compléter en affirmant, assez catégoriquement, que les démonstrations du passé ne sont jamais une preuve définitive, et que le nouveau est, “par nature ”, “autocréatif ”. Tout cela est vrai, qui justifie bien des espérances dans ce qui surgit aujourd’hui dans le ou les mouvements sociaux. Après tout, nous leur devons d’avoir relancé l’espoir : qui a oublié l’atmosphère des grèves de décembre 1995 ; et, d’après l’avis de beaucoup, nous leur devons d’avoir aussi relancé une nouvelle vague de contestation sociale, et même, peut être, un nouveau cycle de politisation “antisystémique ”. Sans qu’il soit nécessaire d’exagérer la situation actuelle, qui reste dans son ensemble lourde de dangers, de régression, de barbarie, de capitalisme agressif et d’impérialisme affiché : de guerre infinie, sociale mais aussi directement guerrière.
Mais les risques de répétition du passif du passé, répétition qui se draperait dans une fausse nouveauté, doivent rendre attentif, exigeant, sans complaisance même dans la bienveillance. Et déceler d’un regard aigu ce qui est déjà bien vieux, à commencer par les âpres et souvent obscures luttes pour du pouvoir et pour la gloire : le peu de pouvoir, la misérable gloire que l’on peut en retirer ! Tout ce que l’ordre dominant adore, parce que ce sont ses idoles, et qu’ainsi on est d’emblée et complètement sur ses terres, avec lui, déjà partie prenante de cet ordre : dans un jeu où il s’est montré le plus fort, même s’il lui est arrivé de perdre pied, et parfois la main. Toujours, jusqu’à nos jours, pour se ressaisir et gagner l’épreuve et faire du défi un moyen pour le capitalisme dominant de trouver des orientations inédites, des solutions inattendues.
L’autre nouveauté concerne la volonté de coordination de ces forces éparses qui tentent activement de trouver des objectifs communs. Certains rêvent d’un nouvel internationalisme, d’une nouvelle internationale (au sens des internationales ouvrières, socialistes ou communistes). A tout le moins, il s’agirait d’opposer à la force cohérente du capitalisme mondial, une alternative - je le répète, pas forcément anticapitaliste - pour tous (ou presque tous) les acteurs de ces grands rassemblements. Mais on retrouve là aisément un thème appartenant à la gauche ou à l’extrême gauche traditionnelle. La nouveauté serait bien relative, elle pourrait concerner une conception renouvelée d’une coordination internationale, de son fonctionnement, de la cohérence de ses positions, et surtout de l’acceptation d’une cohérence plus flexible qui contrasterait avec les rigidités, le centralisme quasi impérial et stérilisant de la 3° internationale communiste.
La nouveauté, de ce point de vue, renvoie à ce qui est indiscutablement le plus neuf, le plus original. La structuration en réseaux. Plutôt que de la caractériser, ce qui serait bien difficile de l’extérieur, et semble-t-il pas si simple même de l’intérieur, il faut interroger des acteurs qui se situent aux différents niveaux d’influence. Il s’agit de poser les questions générales, celles qui viennent spontanément à l’esprit et qui situent le passage de l’ancienne action politique, qui se soumettait tout le reste, vers ce qui advient de nouveau, ou apparaît comme tel.
En quoi la forme d’action et de coordination apporte-t-elle du nouveau, ou retranche par rapport au passé ? Qu’est-ce qui lui est donc spécifique ? Parmi les réponses spontanées données par des acteurs des réseaux, on entend des remarques du genre : la vitesse de réaction, la capacité à surprendre l’adversaire, à démultiplier l’impact d’une action, à innover dans les formes de lutte, à faire travailler ensemble des groupes, des organisations d’une grande diversité, d’une forte hétérogénéité de pratiques et d’objectifs, de sensibilités multiples, à condition de n’être pas d’emblée contradictoires. On peut aussi avoir prise sur des milieux sociaux qui n’intervenaient guère sur le champ public, ou de manière très cloisonnée, se tenant à distance ou maintenus à distance.
C’est là une façon, pas toujours clairement avouée, d’admettre que le monde ouvrier a moins d’impact, qu’il a perdu l’essentiel de sa force de contestation, du moins en Occident, et qu’il faut aussi, ou même prioritairement, s’adresser “ ailleurs ”, au “ vaste ” reste du monde social. Ce n’est pas seulement un signe du retrait du marxisme que l’analyse du monde social en termes de classe est moins souvent entendue, voire que le mot lui-même devient imprononçable. Le doute est grand sur ce qu’il reste des perspectives et des forces agissantes du monde populaire. En dehors de groupes d’extrême gauche, et pas de tous, qui revendiquent une identité et surtout une action ouvrières, c’est plutôt le dédain qui domine les mouvements contestataires, ou une indifférence, ou encore une large incompréhension à l’égard du monde ouvrier qui forme encore un bon quart de la population en France. Sans oublier les vagues ouvrières montantes dans ledit tiers-monde : à commencer par les dizaines de millions d’ouvriers de Chine, un monde social souvent en ébullition mais très fragmenté. Ou le dynamique du mouvement ouvrier sud-coréen. Et puis, dès que la force ouvrière s’exprime, directement ou sous la direction des organisations politiques et surtout syndicales, son impact se marque tout de suite et à grande échelle. Comme on l’a vu récemment en Italie. Se marque aussi une ambivalence entre le ou les mouvements sociaux et des organisations plus traditionnelles, même lorsque celles-ci font un effort de renouvellement, ne fût ce que pour survivre. On retrouve un non dit (ou peu souvent dit en tant que tel) : quels sont les acteurs effectifs des changements à l’œuvre de nos jours dans les divers projets qui traversent le débat social, et ceux qui influencent la contestation de l’ordre social, ou, de manière moins extrémiste, ceux qui veulent le réformer en profondeur ( si cette expression a un sens….) ?
Comment d’ailleurs les caractériser si l’on se sert des interprétations marxistes classiques ou même revues (par exemple Bourdieu, mais aussi bien d’autres) ? Et si l ‘on récuse ces analyses du passé, même “ améliorées ” par des penseurs sophistiqués du présent, quels types nouveaux d’interprétations peut-on proposer ? Et qui peut les proposer et dans quel contexte ?
L’un des présupposés, plus ou moins explicites, du mouvement social, c’est que la créativité ne peut venir que du monde social, et d’un certaine façon y rester. Ce qui exprimerait la différence avec un large passé socialiste et marxiste, où peu auraient nié ce point de départ issu du terrain social, mais aurait attribué, sans conteste, aux organisations de classe la capacité de synthèse, d’initiative, bref de savoir ce qu’on pouvait obtenir à partir de la créativité du monde populaire. Ce qui était positif ou négatif dans cette créativité.
On ajoute souvent que le réseau est ce qui permet d’être aussi global et rapide que le sont les forces dominantes, à la limite, du moins dans les débuts, d’être même en avance sur l’adversaire : d’utiliser plus amplement la technologie du réseau, au lieu du sempiternel retard qui caractérisait, dit-on un peu vite, l’action ouvrière dans le passé. D’être, en sorte, un meilleur stratège que l’adversaire ou, au moins, son égal. C’est là peut-être une illusion, une redoutable sous-estimation de l’adversaire ou, à tout le moins, un manque de lucidité sur sa capacité à rattraper par grandes enjambées son retard - quand il existe -, et à reprendre la main et de l’avance : à apprendre de l’adversaire ou, comme on la dit et redit, et pas seulement dans quelques livres à succès publiés ces dernières années, à faire de la contestation, y compris culturelle, une source importante dans le mouvement créatif, de continuité et même de renouvellement du capitalisme. Ou alors, à l’opposé, on se situerait et n’arrêterait en rien la régression sans fin visible, la décomposition du monde social : sa face sombre, obscure, barbare si “ richement ” présente dans le siècle écoulé et dans celui qui s’amorce. On retrouve le questionnement, mené plus haut, que l’on voudrait prolonger ici en revenant sur le problème le plus décisif, le plus lancinant : quelle émancipation est-elle en jeu, si c’est de cela qu’il s’agit ? Ah le grand mot d’émancipation, que ne lui a-t-on pas fait dire, et faire !
Quel mode de fonctionnement permet, ou impose, le réseau ? Et en quoi favorise-t-il ou, au contraire, défavorise une action démocratique si vivement revendiquée ? Après tout, c’est la dévitalisation, le déclin évident de la démocratie, ou sa forte réduction pour utiliser un euphémisme, qui expliquent une désaffection que nul ne conteste à l’égard de ladite démocratie parlementaire, et des structures politiques, dont les partis qui en sont le cœur et le moteur, et certainement les plus grands bénéficiaires.
Le mouvement social existe, il tire même une grande partie de son impact, ou prétend exister pour combler ce hiatus, et en tirer des conséquences plus ou moins radicales.
C’est aussi la possibilité, plus concrètement, dans un autre registre, de franchir des obstacles auparavant difficilement franchissables : les barrières opposées par les Etats. Les internationales ouvrières, l’Internationale communiste (la 3° internationale), s’y étaient exercées, avec des résultats variables, parfois exaltants, mais au final plutôt décevants, voire contre productifs.
Sans être très glorieuse, la situation actuelle permet d’avancer sur cet aspect. Même le contrôle étatique sur l’internet et le web par les dictatures ne peuvent plus fermer hermétiquement les frontières, du moins pour les pays qui veulent rester dans la course à la puissance dans ses formes actuelles ( c’est le cas de la Chine). Le réseau permet ainsi une mondialisation des luttes qui est à la fois plus rapide et plus effective que tout que qu’on avait connu dans le passé.
Mais, plus discrètement, plus secrètement même, d’autres constats apparaissent. La force du réseau et des moyens de la technologie moderne de communication, c’est aussi la possibilité d’une sorte de léninisme adapté aux temps contemporains : la possibilité qu’un nombre réduit d’activistes se coordonnent entre eux, et soient capables de mener une action de grande ampleur, sans passer nécessairement par le travail de la démocratie, de conviction dans des groupes et structures diverses. De surcroît, le réseau ne peut marcher, pour l’instant, du fait de son hétérogénéité, que par consensus, et tend donc à écarter ceux qui n’adhèrent pas au consensus. Ou à la limite, il risque ne plus pouvoir fixer une ligne d’action cohérence et devenir ainsi un champ de bataille, bruyant ou peu audible, entre projets et intérêts contradictoires, au risque de l’explosion. En outre, consensus et démocratie effective ce sont là deux termes antagonistes ; sauf dans des conditions très particulières ( ou dans une construction elle-même très particulière, à la JJ Rousseau, ou d’autres élaborations sans doute). Le réseau impose donc quelque part sa logique, et s’impose par son succès, par attraction ou par consentement. Il crée son élite, ses codes de fonctionnement, ses modes de gestion des tensions et désaccords ( le consensus cité plus haut) : loin, parfois très loin, des militants de base. Comme dans un certain passé militant…
A bien y regarder, laissé à sa logique, c’est moins démocratique que lorsque Lénine devait engager tout son pouvoir d’argumentation (en y ajoutant de la ruse, de la manipulation, comme partout ailleurs) pour convaincre ses camarades de la justesse de son point de vue, et cela au moins jusqu’en 1917. Et pas toujours avec succès pour lui.
Le réseau, ce qu’il induit dans les grands rassemblements (les Forums internationaux, les actions transnationales), ce sont des structures qui ont leur propre logique, qui impliquent leur propre organisation, et donc des structures de pouvoir de type nouveau. Et, bien entendu, des luttes particulières pour le pouvoir, luttes qui sont les plus souvent obscures aux militants des organisation de base. La petite cuisine dans la gastronomie. Chacun a ses exemples en tête.
A la différence des remarques ci-dessus portant sur le vieux dans le neuf, le danger ici pourrait venir de la nouveauté elle-même, et de ce qu’elle apporte avec elle de forme originale de fonctionnement. Entre les aspirations souvent démocratiques et égalitaires à la base, d’autant plus vives qu’elles viennent de jeunes générations, et les jeux et enjeux, cruels au demeurant, souvent ridicules, au sommet, parmi des personnes plus “ posées ”, associés à la tentation de s’imposer dans la cour des Grands, il peut y avoir – pour utiliser une expression prudente – des écarts, et, plus brutalement dit, parfois des abîmes. Il y a beaucoup à s’interroger là-dessus, sans en rajouter dans la méfiance - voire la paranoïa - , mais, ici encore, sans aucune complaisance. C’est d’ailleurs à ce niveau que se pose la question du politique porté par ledit mouvement social. Il faut être d’autant moins complaisant, mais aussi curieux, bienveillant, disponible encore et toujours. Et cela si l’essentiel reste l’émancipation, pour ne pas dire l’auto-émancipation sociale - formule que peu acceptent aujourd’hui et qui, pourtant, doit rester la véritable boussole -, et pas le succès pour le succès. Ou le beau coup qui va impressionner, ou, mieux encore, “ sonner ” l’adversaire. Après tout, c’est une œuvre de longue haleine que l’émancipation sociale, la construction d’un autre monde à la fois meilleur et viable ; quelque chose donc qui doit travailler en profondeur la société et les individus. Parfois cela est obtenu par une rupture, notamment le moment révolutionnaire, et parfois le travail se fait plus lentement, dans l’intime, ou des formes diverses d’interaction entre personnes, entre milieux sociaux, dans des trajectoires de classe aux effets pas facilement ou rapidement perceptibles.
Reste à s’interroger sur ceux qui ne participent pas à l’aventure visible, ceux qui se tiennent à l’écart du “ nouveau mouvement social ”, celui qui agit au niveau international, celui qui peut influencer ou séduire les médias et troubler les puissants. Qui sont-ils, que veulent-ils ? Qu’est ce qui les distingue des autres mouvements ? A quoi participent-ils et surtout quel est leur rapport au politique ? Certains, comme une partie du courant anarchiste, se préservent dans la posture - une remarquable fidélité - antipolitique (contre le parti politique et son but de conquête de l’Etat), même si des secteurs de l’anarchisme, de tendance libertaire plus nouvelle, participent activement aux mouvements sociaux et à ses actions internationales. Même si nombre de penseurs libertaires en appellent aussi à l’Etat, à la nécessité de son action positive.
Mais des autres, que peut-on dire, en dehors du fait qu’ils sont souvent délibérément moins médiatiques, ou moins doués à cet égard, et sans doute plus méfiants à l’égard de la récupération possible ? Peut-être, mais il faudrait y regarder de plus près, sont-ils plus en continuité avec des traditions communautaires, où l’on sait, plus ou moins, ce que chacun fait, et où s’exerce une sorte d’autocontrôle, qui peut constituer une lourde contrainte de la part de la communauté : le réseau dépersonnalise et rend le lieu du pouvoir peu transparent.
Peut-être y a-t-il dans ces réserves, dans cette discrétion, voulue ou non, une critique en acte contre un danger qui serait commun au mouvement social et à la société dominante : l’un renvoyant et se nourrissant de l’autre. Il y a peut-être en effet un danger orwellien dans le réseau, et son usage actuel, et une préfiguration non de la libération, comme espéré, mais d’un totalitarisme bénéficiant enfin des véritables instruments aptes à assurer sa domination… Le totalitarisme tant craint à l’époque florissante du socialisme réel (du non socialisme, ledit communisme en acte) n’est pas mort avec lui ; il vit sans doute avec beaucoup plus de force et de sophistication, d’habileté dans les étapes en cours et les moyens dont dispose un capitalisme de haute technologie (y compris biotechnologique).
Ce totalitarisme est aussi à l’œuvre du fait de la fragilité croissante, mais aussi de la volonté forcenée de l’ordre dominant capitaliste, et des maîtres de celui-ci, de survivre, de contrôler ce qui ne peut plus être aisément contrôlé, de nier le mouvement de décomposition du monde social. Le “socialisme réel ” était trop directement brutal, trop violent, pas assez expérimenté du point de vue contrôle social, ou trop vite en déclin pour réaliser un véritable totalitarisme, même quand il tendait, à sa façon rustique, vers celui-ci.
Le capitalisme contemporain est beaucoup mieux doté, et aussi beaucoup plus déterminé à le réaliser, sans le reconnaître, y compris en utilisant la démocratie toujours plus réduite que nous subissons ; cette démocratie de moins en moins contraignante pour les puissants (sauf période de crise sociale majeure) qui fascine toutes les dictatures à la recherche d’une légitimité sans risque de déstabilisation. Ne parions pas sur le pire. Espérons même que le ou les mouvements sociaux, dans leur force coordonnée, et par approfondissement de leurs potentialités les plus libératrices, dresseront un barrage face à la montée de la barbarie totalitaire new-look. Mais sans perdre pour autant la vigilance nourrie des expériences du passé, exigeons la connaissance et la lucidité sur ce qui advient.