Sylvie Giraud
Hérodias, portraits choisis
(Flaubert, 2009)

            Lorsque les Trois contes de Flaubert furent publiés en avril 1877, Madame Bovary avait déjà paru en 1857, Salammbô en 1862, L’Éducation sentimentale en 1869 et la troisième version de La Tentation de saint Antoine en 1874. Des « trois historiettes », Hérodias fut la dernière créée, entre août 1876 et février 1877, mais elle fut sans doute la plus délicate à imaginer. En effet, l’écrivain pouvait emprunter à ses souvenirs d’enfance pour composer Un cœur simple et s’inspirer du vitrail de la cathédrale de Rouen pour La Légende de saint Julien l’Hospitalier ; mais pour Hérodias, il devait inventer la société orientale et romaine du premier siècle. Certes, il compléta ses connaissances en consultant des ouvrages historiques et techniques, mais il réussit également à donner un relief mental à l’époque et aux lieux de l’action :

            « Maintenant que j’en ai fini avec Félicité, Hérodias se présente et je vois (nettement, comme je vois la Seine) la surface de la mer Morte scintiller au soleil. Hérode et sa femme sont sur un blacon d’où l’on découvre les tuiles dorées du Temple ». (lettre à sa nièce Caroline, le jeudi 17 août 1876).

            Une hallucination dont il a plus vraisemblablement été l’instigateur que la victime. À force de regarder depuis sa maison de Croisset la Seine qui coule un peu plus bas, il revoyait « la nappe plate et bleue » de la mer Morte découverte vingt-six ans auparavant exactement, les vendredi 16 et samedi 17 août 1850, lors d’une excursion à cheval depuis Jérusalem.

            On ne sait pas si au cours des mois suivants, pendant l’élaboration scénarique du conte, l’auteur se représentait ses personnages selon ce même phénomène optique. Mais on peut le supposer tant les scénarios et les brouillons foisonnent en caractères morphologiques, comme si dans un premier temps il avait besoin d’attribuer une individualité physique à ses héros afin de les faire mieux évoluer ensuite dans la dramaturgie sous les costumes, dans les dialogues, au gré des rôles.

            Quand Hérodias paraît pour la première fois dans le chapitre I, c’est le matin, elle n’a pas pris le temps d’apprêter sa coiffure « une tresse de ses cheveux noirs lui tombaient sur un bras, et s’enfonçait, par le bout, dans l’intervalle de ses deux seins », mais elle est joyeuse car « Ses narines, trop remontées, palpitaient ». Toutefois, les éléments descriptifs ne proposent au lecteur qu’une image floue de l’héroïne alors que le brouillon (f° 545) sculpte plus nettement la figure féminine avec une « poitrine proéminente », une « mâchoire serrée », des « narines très relevées, minces et découpées » avec un « diamant encastré dans sa narine droite » à la façon d’un portrait en buste.

            Un peu plus loin, on apprend que son front « également avait des plis », sans en connaître les raisons, s’agit-il de signes d’inquiétude ou de rides de vieillesse ? Le scénario (f° 710) apporte la réponse : « Ce qu’elle ne disait pas, c’est qu’elle se sentait vieillir, 36 ans, & qu’Antipas vaincu par l’opinion publique et ses propres dégoûts pouvait la répudier ». Son âge est donc moins la cause de ses traits fatigués que ses craintes, car un divorce aurait détruit toutes ses ambitions de pouvoir.

            Si Hérode Antipas ouvre le conte, seules ses préoccupations politiques sont exposées et son apparence physique est repoussée dans le chapitre I « Ses épaules se voûtaient », « ses cheveux blancs se mêlaient à sa barbe » avec « un front chagrin ». À aucun moment dans les scénarios et les brouillons, n’est donné l’âge de l’homme d’état qui, né en 21 av. J.-C., a une cinquantaine d’années au moment des faits qui se passent en mars 29 à la mort de Jean-Baptiste. Mais le brouillon (f° 549) façonne un être « plus fatigué par les soucis que par les ans », « replet », « gras », aux « sourcils touffus et tombants sur ses yeux rouges » et le brouillon (f° 576v°) taille plus précisément le buste avec des « cheveux bouclés » et « touffus » faisant avec la « barbe longue et frisée » « comme un seul buisson gris », de « lourdes paupières » et un « front labouré » de « rides » à la manière d’un empereur romain.

            Salomé est montrée à trois reprises. Dans le chapitre I, elle est une jeune fille aperçue à distance sur une terrasse dont quelques détails sont simplement notés : une « chevelure, trop lourde, sans doute, car, de temps à autre, elle y portait la main », un « col délicat », « le coin d’une petite bouche », une taille « élastique ». Dans le chapitre II, on ne voit d’elle cachée derrière un paravent que son « bras jeune, charmant et comme tourné dans l’ivoire par Polyclète ». Dans le chapitre III, sous les parures pour la danse, on devine une jeune fille fine et souple dont « les arcs de ses yeux » ressortent sur la « blancheur de sa peau ». Le brouillon relatif à cette troisième apparition (f° 637) révèle des « yeux fulgurants », les « arcs noirs de ses sourcils », un « éclat de la peau », un « bras comme l’ébène », « l’étui des seins » et « glissant plutôt que marchant », des particularités sans doute empruntées aux danseuses égyptiennes Kuchuk-Hanem, Bambeh ou Azizeh connues en mars 1850 lors des étapes de la croisière sur le Nil.

            Du gouverneur de Syrie, Lucius Vitellius, accueilli au chapitre II, on ne découvre que les attributs liés à la charge de propréteur : « la toge, le laticlave, les brodequins, les licteurs, les douze faisceaux ». Les brouillons plus explicites dessinent le visage d’un dignitaire d’« aspect rigide : mâchoire de chacal » (f° 736v°), au « front très droit », « carré », à la « mâchoire avancée » « proéminente comme un chacal » (f° 555) sur le modèle d’un profil de médaille.
Le futur et éphémère empereur Aulus Vitellius, fils de Lucius Vitellius, sort de la litière qui le porte au chapitre II sous l’aspect d’un « adolescent, le ventre gros, la face bourgeonnée ». Le brouillon (f° 554) lui attribue « environ 15 ans », une « haute stature », une « voix grasse », des « yeux ronds et hardis », « trop gros pour son âge » et le brouillon (f° 555) ajoute une « barbe couleur lie de vin » et des « chairs molles et blanches » amorçant la silhouette ultérieure d’une personne déjà passionnée par la nourriture et la boisson.

            Le portrait de Mannaeï, le serviteur d’Hérode Antipas, dès le chapitre I, est extrêmement précis : « très grand, vieux, décharné », « Une somnolence décolorait ses yeux », « ses dents brillaient », « tout son corps ayant la souplesse d’un singe, et sa figure l’impassibilité d’une momie ». Le scénario (f° 745) renforce l’ensemble avec des « yeux ternes et caves », des « pommettes saillantes », des « tempes serrées », un « air brut et exalté ». Dans le chapitre II, « tous admiraient la force de ce vieillard » aux « longs bras maigres » ; une représentation du Samaritain conforme à l’image traditionnelle du gardien secourable transmise depuis le récit biblique.

            L’interprète de Vitellius, Phinées, ne possède aucune matérialité physique bien que l’écrivain ait tenté d’intégrer sa description au récit. Sa qualité est indiquée exclusivement au début du chapitre II lors de l’arrivée du propréteur qui « s’appuyait sur le bras de son interprète », alors que le brouillon (f° 555) mentionne un « jeune homme », « Syrien », « pas de barbe », au « sourire continuel » et « décent comme une statue » rappelant la statuaire grecque. Il intervient une seconde fois lorsqu’il traduit « d’un ton impassible » les injures prononcées par Jean-Baptiste du fond de son cachot, tandis que le brouillon (f° 596v°) le dépeint « très pâle » « un peu fatigué » avec « des gouttes de sueur » car il « avait pris les fièvres du Liban bien qu’il fut Syrien ». Ce jeune homme est pourtant très certainement Bandar Abdul Kadir que Flaubert a rencontré personnellement à Damas en septembre 1850 « jeune homme à barbe jaune, coquet de manière, élégant de mise, turban de Bagdad, robe bleue » Carnet de voyage n° 6, 30v°.

            Les personnages du conte détiennent donc bien une individualité physique, mais leur portrait explicite demeure au sein de l’avant-texte et seul l’écrivain connaissait le bijou de nez d’Hérodias, le visage anguleux de Lucius Vitellius ou la beauté d’éphèbe de Phinées. Car délibérément, Flaubert finissait par estomper des figures construites et détaillées avec soin : « Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague, pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte » (lettre à Jules Duplan, le 24 juin 1862).
Désormais, grâce aux scénarios et aux brouillons laissés par l’écrivain et proposés ici dans leurs transcriptions, le lecteur accède aux secrets flaubertiens.

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Documents annexes

Pour citer cet article
Référence électronique
Sylvie Giraud, « Hérodias, portraits choisis », Flaubert, Genèse, 2009, [En ligne], mis en ligne le 19 janvier 2009. URL : http://flaubert.revues.org/index491.html. Consulté le 03 février 2009.

Auteur

Sylvie Giraud

ITEM/CNRS-ENS