Valentine M. Moghadam
Qu’est–ce que le féminisme musulman?

Pour la promotion d’un changement culturel en faveur
de l’égalité des genres

Intervention au colloque des 18-19 septembre 2006, organisé
par Islam & Laïcité. Existe-t-il un féminisme musulman?
París: Islam & Laïcité, juin, 2007

            Le « féminisme musulman » a fait l’objet d’analyses et de débats depuis plus d’une dizaine d’années. Il est associé à des groupes de femmes croyantes et à des recherches universitaires sur les femmes dans le monde musulman. Pour les femmes croyantes, le féminisme musulman rejoint le féminisme chrétien et juif dans leurs efforts pour ouvrir des perspectives féminines sur l’interprétation de la religion et la pratique religieuse. Pour les universitaires, il constitue un discours et un mouvement en construction, qui reflète des évolutions sociodémographiques et culturelles. Dans certains cas, comme dans les ouvrages de Fatima Mernissi sur le voile et les reines oubliées de l’islam, ou et approche académique se rejoignent pour critiquer les interprétations et les pratiques patriarcales et proposer une nouvelle approche des débuts de l’histoire de l’islam.
            Le terme de « féminisme musulman » a été élaboré par des féministes iraniennes expatriées au début des années 1990 pour décrire un nouveau discours des femmes croyantes en République islamique d’Iran, qui ont publié leurs conceptions des rôles de la femme dans la société dans un magazine intitulé Zanan (Femmes). Un débat s’est ouvert autour de questions diverses : l’islam est–il compatible avec le féminisme ? Est–il possible de parler de féminisme dans le cadre d’un discours musulman ? Le féminisme musulman est–il une solution de rechange au fondamentalisme, ou est–ce une menace pour les discours et les mouvements laïques ?
            Pour de nombreux laïques iraniens, les termes féminisme et musulman sont contradictoires et se réfèrent à deux phénomènes  incompatibles. Le féminisme, après tout, est un discours moderniste qui s’inscrit dans la tradition des Lumières et qui remet en cause les vérités reçues. L’islam, par opposition, prescrit des règles strictes et des normes sur l’existence et les comportements.
            Pour de nombreux musulmans, l’islam fournit toutes les réponses tandis que le féminisme est un phénomène déviant ou une idéologie occidentale étrangère. Mais entre ces deux positions extrêmes – qui, à mon avis, « orientalisent » et « exotisent » toutes les deux l’islam –, des croyants ont cherché à établir des ponts entre les divisions idéologiques, à engager le dialogue et à soulever des questions sur l’équité des lois et des normes de leurs sociétés, tout particulièrement celles concernant les femmes. De plus, des intellectuels iraniens de la diaspora, dont je fais partie, ont pu juger que les publications et les propositions des féministes musulmanes élaborent une véritable solution de rechange au discours fondamentaliste officiel.
            La recherche universitaire a défini le féminisme musulman en Iran comme un mouvement réformiste qui a permis un dialogue entre féministes religieuses et laïques et ouvert la voie à de nouvelles possibilités en faveur de l’égalité des sexes et de la participation des femmes aux doctrines et pratiques religieuses. Le magazine Zanan avait avancé que les asymétries de genre avaient des fondements plutôt sociaux que naturels (ou divins), et que la grande partie de ce que l’on appelait droit musulman consistait en des interprétations patriarcales du Coran et des débuts de l’histoire des musulmans. Cela a soulevé la question de l’ijtihad (raisonnement indépendant, interprétation religieuse) et du droit des femmes à (ré)interpréter le fiqh, la jurisprudence musulmane.
            En Iran et ailleurs dans le monde musulman (comme en Egypte,  au Maroc et au Yémen), le discours féministe musulman s’est accompagné de  campagnes contre les discriminations dans le droit musulman de la famille.
            Comment peut–on considérer le féminisme musulman par rapport à d’autres discours ou d’autres mouvements ? Du point de vue sociologique, le féminisme musulman n’est pas un mouvement social distinct parce que ses pratiques ont été par nature essentiellement textuelles. Cependant, le féminisme musulman fait partie du grand mouvement des femmes dans certains pays. Il est un discours de citadines instruites (et de quelques hommes) qui ont relu le Coran et étudié les débuts de l’histoire de l’islam afin de récupérer leur religion des interprétations patriarcales et violentes, de plaider pour les droits et la participation des femmes dans le cadre de la religion et de donner une légitimité théologique à l’appel pour les droits des femmes dans le monde musulman. En tant que tel, le féminisme musulman est un discours et une stratégie parmi d’autres déployés par les défenseurs des droits des femmes dans le monde musulman – il peut être également considéré comme faisant partie du mouvement féministe global.
Parmi celles que l’on appelait avant et qui aujourd’hui se qualifient elles–mêmes de féministes musulmanes, certaines sont issues du mouvement fondamentaliste musulman. En Iran, par exemple, des groupes de croyantes ont été consternées par les lois décrétées en 1980 qui faisaient d’elles, au mieux, des citoyennes de seconde zone ; elles ont soulevé des questions sur ces lois et sur leurs rôles dans la République islamique. D’autres féministes musulmanes ont rejeté le projet fondamentaliste dès ses débuts et ont cherché à arracher leur religion à ce qu’elles considéraient comme un mouvement politique douteux ou dangereux.
            Le féminisme musulman est un discours important dans ce qu’il est possible d’appeler la réforme musulmane. De nombreux intellectuels musulmans se sont engagés dans des débats et des dialogues, notamment sur le Coran, et sur des questions telles que l’islam et la démocratie, l’islam et les droits humains, et islam, science et philosophie. (Exemples : Abdulkarim Soroush, Mohsen Kadivar, Hassan Yousefi–Eshkevari, et d’autres connus sous l’appellation de Nouveaux intellectuels religieux en Iran ; le défunt Mahmoud Taha du Soudan, Hassan Hanafi d’Egypte et l’exilé Zeid Abu Nasr ; Mohammad Arkoun d’Algérie ; Chandra Muzzafar de Malaisie, Fathi Osman et d’autres.) Le féminisme musulman est issu de cette formulation et revendique le droit à l’ijtihad et le droit de participer aux prières et même d’officier dans des prières mixtes. Ce courant n’est pas accepté par tous au sein de la communauté musulmane. Mais il fait partie d’un mouvement de réforme plus large au sein de l’islam.
            Parmi les féministes musulmanes les plus éminentes, il y a Shahla Sherkat et Azzam Taleghani d’Iran ; Amina Wadud, Asma Barlas, Riffat Hassan, Azizah al–Hibri, Leila Ahmed et Margot Badran, qui vivent aux Etats–Unis, et Ziba Mir–Hosseini du Royaume–Uni et d’Iran. La sociologue marocaine Fatima Mernissi a également fait d’importantes contributions intellectuelles.
            L’association de femmes de Malaisie Sisters in Islamet l’association de Nigérianes Baobab sont affiliées au réseau féministe transnational Women Living under Muslim Laws (Femmes sous les lois musulmanes). Dans leur action pour les droits humains des femmes, elles s’appuient à la fois sur les normes musulmanes et les conventions internationales.
            D’autres associations de femmes, par exemple au Maroc ou en Egypte, ont formulé leurs exigences pour les droits des femmes dans le cadre religieux, mais elles ne sont pas des féministes musulmanes au sens strict du terme. Parmi celles qui ont travaillé sur ce sujet, certaines ont tenté de faire la distinction entre féminisme islamique, féminisme musulman et femmes islamistes, tout en montrant leurs différences avec les féministes laïques. Parallèlement, dans certains pays, les distinctions politiques et conceptuelles entre ces courants peuvent être floues du fait de la coopération accrue entre féministes islamiques, musulmanes et laïques – et de la distance prise avec les femmes plus explicitement attachées au mouvement islamiste.
            Le Premier Congrès international sur le féminisme musulman a été organisé à Barcelone du 27 au 29 octobre 2005 par la Junta Islamica Catalan avec le soutien du Centre de Catalogne de l’Unesco à Barcelone. Des femmes et des hommes de communautés musulmanes du monde entier sont venus débattre – avec leurs coreligionnaires espagnols – de la nécessité d’un islam libéral, pluraliste, égalitaire et émancipateur et de nombreux participants ont appelé au gender jihad (djihad pour l’égalité des sexes). Il me semble plus qu’évident qu’à l’aube du XXIe siècle, une « masse critique » de femmes musulmanes instruites, éclairées et en mesure d’agir, a émergé, et leurs questions fondamentales sur l’islam, les femmes et les droits humains peuvent contribuer à parvenir à l’égalité des genres, à transformer le droit musulman et à promouvoir des sociétés musulmanes modernes et égalitaires.
Néanmoins, pour contribuer à de telles transformations sociales, les féministes musulmanes devront s’engager plus directement dans les questions sociales et politiques auxquelles sont confrontés leurs pays et le monde tout entier. Des associations telles que Sisters in Islam en Malaisie ou Baobab au Nigeria se sont déjà saisies des lois et des politiques jugées défavorables aux droits humains des femmes ; et en Iran, les féministes musulmanes et laïques ont réuni leurs forces pour faire campagne pour l’égalité des genres. Il faudrait voir naître des perspectives féministes musulmanes sur les inégalités sociales et la justice économique ; sur les droits des minorités religieuses ; sur la guerre et l’édification de la paix. Pour cela, les féministes musulmanes peuvent s’appuyer sur les riches analyses textuelles et les études théologiques approfondies dans lesquelles elles se sont engagées toutes ces années pour construire des coalitions avec d’autres groupes sociaux progressistes, pour contribuer aux débats de politique nationale et internationale, et peser sur les décisions qui seront prises pour le progrès de l’humanité.
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Valentine Moghadam est sociologue et chef de la section « Egalité des genres et développement » à l’UNESCO. Elle est l’auteure d’une étude sur le féminisme islamique en Iran (Signs, 2002), de Modernizing Women: Gender and Social Change in the Middle East (1993 ; réédition 2003), de Women, Work and Economic Reform in the Middle East and North Africa (1998). Et, début 2005, de Globalizing Women: Transnational Feminist Networks, The Johns Hopkins University Press. En 1994, son ouvrage Identity Politics and Women: Cultural Reassertions and Feminisms in International Perspective était le premier à examiner les fondamentalismes de manière comparative et à travers les cultures.