Vincent Tiberj
Une opposition au mariage pour tous, à contre
courant de l'opinion publique

(Le Monde.fr, le 17 avril 2013).

Les opposants au mariage pour tous ont progressivement fait leurs les codes traditionnels de la gauche de la rue. Ils dénoncent l' "injure à la démocratie", disent incarner la voix du peuple français contre le "coup d'état législatif". Pourtant qu'en pense ce peuple ? Plus précisément que nous apprend une sociologie historique de l'opinion publique depuis les années 1970.

Premièrement, les Français ont bien changé. Deuxièmement, on retrouve des structures d'opposition similaires entre hier et aujourd'hui, mais le rapport de force n'est clairement plus le même.

"L'homosexualité est une manière acceptable de vivre sa sexualité". Cette question, initiée par la Sofres et depuis posée par plusieurs instituts et organismes de recherche depuis 1973. Elle permet de se rendre compte du chemin parcouru.

En 1973 cette tolérance pour le moins minimale n'était partagée que par 24% des personnes interrogées. Par la suite la tolérance va progresser mais lentement. En 1981 ils ne sont que 29% et 36% en 1987. Ce n'est qu'en 1995, trois ans avant les débats sur le pacs qu'une majorité de Français se déclare tolérante : 62% contre 38%.

En 2012, dernière année où la question a été posée 84% des Français considèrent l'homosexualité acceptable contre des sondés ne seraient pas gênés contre 15% qui s'y refusent. On mesure combien la France des années 1970 était intolérante comparée à celle des années 2000.

RENVERSEMENT D'OPINION

Les explications à ce renversement d'opinion sont bien connues : il s'agit d'abord d'un effet du renouvellement générationnel et de l'augmentation du niveau de diplôme. Près d'un électeur de 2012 sur deux n'était pas en âge de voter en 1981 (et un sur cinq n'était même pas né). 39% des Français de 1982 étaient sans diplôme contre 21% en 2006.

Ensuite les individus eux-mêmes changent. Ainsi en 1995, 55% des électeurs nés dans les années 1930 considéraient que l'homosexualité n'était pas une manière acceptable de vivre sa sexualité. Ils étaient encore 41% parmi les électeurs nés dans les années 1940 et 29% parmi ceux nés dans les années 1950 (enquête Cevipof).

En 2012 ils ne sont plus que 25%, 19% et 13% respectivement (enquête TriElec). Vieillissement et conservatisme ne vont pas forcément de pair, bien au contraire. Léa Morabito et Manon Réguer-Petit ont également noté que la tolérance à l'égard de l'homosexualité est associée aux nouvelles formes de conjugalité et donc profite de la "révolution des mœurs".

Depuis le milieu des années 2000, une part d'irréductibles résiste. Ils sont environ 15%, soit entre 7 et 8 millions de personnes ramenés à l'ensemble de la population adulte en 2012 et donc suffisamment pour réussir des manifestations d'ampleur pour peu qu'ils soient mobilisés.

Clairement les croyances religieuses restent un moteur déterminant, tout comme l'inscription dans l'univers de la droite traditionnelle. En 2012, 39% des catholiques pratiquants font partie du groupe des irréductibles, contre 12% des catholiques pratiquants occasionnels et non-pratiquants (enquête TriElec).

33% des musulmans déclarés sont dans ce cas contre 6% des athées. Rappelons que l'ouverture à l'homosexualité a progressé indépendamment du rapport à la religion : dans le noyau dur des catholiques pratiquants, ils étaient encore 62% à considérer l'homosexualité comme inacceptable en 1995 (enquête Cevipof).

Une conception du catholicisme est ici à l'œuvre  le catholicisme conservateur, politiquement de droite. Les catholiques pratiquants de gauche ou du centre ne sont que 17% à se situer parmi les irréductibles" (enquêtes TriElec).

ÉVOLUTIONS DU MOUVEMENT

Ce catholicisme présente plusieurs dispositions qui expliquent les évolutions du mouvement "anti-mariage gay" : il reste le plus attaché aux normes religieuses, le moins susceptible de transiger avec les évolutions du monde et donc d'accepter la diversité des conduites et des familles.

Surtout il a le plus de chance d'être organisé car structuré par la pratique messalisante et surtout de disposer des motivations nécessaires pour se mobiliser et le rester. Plus que la filiation, il s'agit pour eux de conception du monde...

L'opposition d'aujourd'hui ne s'est pas faite sur l'acceptation de l'homosexualité mais sur la question de l'homoparentalité, indubitablement une question moins consensuelle. Pourtant, la tendance sur le moyen terme est aussi à une plus grande acceptation.

Entre 2000 et mars 2012 l'accord avec le droit d'adopter des couples homosexuels est ainsi passé de 30% à 53%, l'essentiel de la progression s'étant déroulée depuis 2007. Certains sondages enregistrent depuis une baisse certes mais est-ce pour autant un basculement de tendance ?

Le soutien au droit d'adoption reste autour de 45% pour Opinionway et CSA en janvier, soit un niveau supérieur à celui de 2007. Comme pour le pacs, la manière dont on formule les questions entraînent des variations importantes de l'acceptation ou non de ces mesures dans l'opinion.

Ainsi dans le sondage IFOP-Alliance vita de février, 39% des sondés seraient favorables au droit au mariage assorti du droit d'adopter pour les couples de même sexe contre 34% favorable à un contrat civil sans adoption Pourtant dans le sondage IFOP-Femme actuelle de mars 2013, 52% des interviewés pensent qu'un enfant peut s'épanouir de la même manière dans une famille avec deux pères (et 56% avec deux mères) que dans une famille avec un père et une mère.

Il est encore trop tôt pour dire si les débats autour du mariage pour tous en France marqueront un coup d'arrêt à l'acceptation progressive et massive de l'homosexualité et si ce coup d'arrêt durera. Néanmoins, premièrement le Tea Party [mouvement ultraconservateur] n'a pu empêcher le soutien croissant au mariage gay outre-Atlantique, alors même que leur influence politique est largement plus importante que la Manif pour tous et a fortiori le Printemps français.

Deuxièmement, les dynamiques démographiques au moment du pacs et aujourd'hui sont finalement très similaires: les catholiques pratiquants continuent de diminuer alors que les athées progressent ; les cohortes les moins tolérantes sont remplacées par des cohortes qui sont leur exact opposé.

Enfin, dès lors que le pacs est entré dans les mœurs il n'a plus été contesté : son soutien est passé de 49% en septembre 1998 à 70% en septembre 2000. Il peut en aller de même pour l'homoparentalité et le mariage pour tous. Le temps joue pour les partisans du mariage pour tous, que le calendrier législatif s'accélère ou non.
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Vincent Tiberj est sociologue, chargé de recherche à Sciences Po (Centre d'études européennes-FNSP).