Claude Guibal L’adieu au voile
Liberation, le 13 mars 2010.
Pour la majorité des Egyptiennes, le foulard est devenu la norme. Au Caire, des jeunes femmes décident de l’abandonner, plaçant la société et elles-mêmes devant de nombreuses contradictions.
Ce jour-là, elle a embrassé ses parents, salué le bawab, le portier planté au bas de son immeuble, et s’est plongée dans la foule matinale des rues du Caire. Pour la première fois, elle a poussé la porte d’un salon de coiffure, s’est assise devant le miroir et dit : «Faites-moi quelque chose de bien. Aujourd’hui, j’enlève mon voile.» Le hijab (1), la journaliste Rania l’a porté près de vingt ans. «Une vie», rit-elle, tapotant une fine cigarette contre le cendrier.
Dans ce café du centre-ville, garçons et filles discutent autour d’un cappuccino. L’université américaine du Caire est toute proche, on parle en arabe et en anglais. La quasi-totalité des jeunes femmes sont voilées, certaines la tête couverte d’un foulard savamment noué, assorti au top à bretelles enfilé sur un fin col roulé. Rania fait bouffer son nouveau carré auburn, d’un geste encore trop neuf pour être machinal.
«Pourtant, je suis la même»
Salwa (2), étudiante, a laissé un mot sur la table de la cuisine. Quelques lignes prévenant sa mère qu’elle reviendrait du travail sans son grand voile noir. Son père vit à l’étranger, loin de sa femme et de ses deux filles, seules dans un grand appartement du quartier petit bourgeois de Mohandessine. «Je viens d’une famille très conservatrice ; ça a été dur.» Elle a sauté le pas il y a un mois et se sent «un peu perdue». Elle craignait des discussions vives mais n’a récolté que des silences, des regards désolés, et des moues désapprobatrices. Avec ses tantes, dont elle était proche, une distance s’est installée. «Elles ne m’ont rien dit. Mais, tout en restant gentilles avec moi, je les sens déçues. Pourtant, je suis la même. Je n’ai pas changé à la seconde où j’ai enlevé mon hijab ! Je n’aurais jamais imaginé à quel point, pour les autres, ce voile était un élément constitutif de mon identité.»
Salwa cherche ses mots, s’interrompt. «Quand on porte le voile, on oublie qu’on l’a sur la tête. Il fait partie de nous-même. On l’a intégré comme un élément de notre personnalité. Mais pour les autres, il prend le dessus sur tout le reste. Vous êtes d’abord la muhajaba, la voilée. Le voile vous définit socialement comme un être religieux. Même si vous, vous avez l’impression de ne pas être que cela.»
Jean moulant, haut ajusté, Doaa, étudiante, acquiesce. «Ce que je lisais dans les yeux des autres, parce que je portais le voile, ne me correspondait pas. Ou plus.» 26 ans dont sept avec le voile qu’elle a quitté il y a un an. «La société colle aux voilées un tas d’étiquettes. Elle doit se comporter de telle façon, et pas d’une autre. Elle ne peut aller que dans tel type d’endroit, ne parler qu’avec tel genre de personnes. Aimer telle chose, tel auteur, tels films. La voilée est une entité figée.» A force d’entendre les réflexions de son entourage sur ses fréquentations, ses goûts musicaux, ses envies de voyage, Doaa a progressivement décidé d’enlever son foulard.
Dans les rues du Caire, cela fait presque deux décennies que les voiles ont fleuri sur les têtes. Sobre au début, il s’est fait coloré, tortillé, piqué d’épingles fantaisies, sculpté de plis sophistiqués. Quant au niqab (1), autrefois rarissime, il est en constante augmentation. D’après une enquête publiée par la presse égyptienne l’été dernier, il concernerait même plus de 15 % des femmes voilées. L’Etat, débordé par le phénomène, tente aujourd’hui de l’interdire, mettant en avant la question sécuritaire : dans les cités universitaires, les hôpitaux, l’enceinte des salles de classes. Appelé à la rescousse, le cheikh d’Al-Azhar, la plus haute référence de l’islam sunnite - et nommé par l’Etat -, s’est exécuté, rappelant que le niqab n’avait pas de fondement religieux. En vain, l’ascendance salafiste se fait de plus en plus sentir.
Surenchère de vertu
Dans ce contexte d’hyper-religiosité, le geste de Rania, Salwa, Doaa, reste difficile à voir. Et pourtant : il suffit d’évoquer la question autour de soi pour que très vite, on cite l’exemple de telle ou telle, qui s’est «déhijabisée». Dans le quotidien égyptien Daily News, la journaliste Sara el-Sirgany remarque : celles qui enlèvent le voile ont souvent fait œuvre de pionnières, au début des années 90. Aujourd’hui, la prolifération des voiles les place face à un dilemme. «Le hijab est devenu un accessoire de mode, vidé de sens. Et le porter de façon ultra-stricte ne suffit pas à prouver qu’on est une bonne musulmane : celles qui portent le niqab pensent que ce sont elles les meilleures, les seules vertueuses. Je ne veux pas rentrer dans cette surenchère», explique Doaa.
Isis, elle, a quitté son voile l’été dernier. Lorsque son père, le penseur Sayed el-Qemany s’est vu menacé de mort par des islamistes, pour ses écrits théologiques jugés apostats, l’obligeant à vivre reclus, sous protection policière. Devant les anathèmes, abasourdie par la vindicte collective, Isis s’est interrogée sur la façon dont ses concitoyens pensaient l’islam. Le voile - que cette jeune ophtalmologue portait depuis trois ans, «pour faire comme tout le monde» - a synthétisé toute son amertume. Elle l’a ôté. «Je ne voulais pas avoir à leur prouver avec ça que j’étais une bonne musulmane. Je jeûne. Je prie. Mais il n’y a que moi que ça regarde.»
Dans la famille de Rania, on porte le voile depuis longtemps, bien avant que ce soit à la mode. «Un jour, j’ai eu l’impression que ça devenait banal. Au même moment, j’ai commencé à me demander si cette apparence extérieure correspondait à ce que j’étais vraiment à l’intérieur. Je suis croyante certes, mais pas si pieuse que cela. J’ai eu le besoin de mettre les choses en conformité.»
Pendant de longs mois, Rania a réfléchi. Cette grande lectrice du Coran avait une hantise en enlevant son voile : tomber dans l’apostasie, un péché mortel. Un article dans Rose al-Youssef, un grand hebdomadaire national, l’a mise sur la piste de cheikhs aux théories plus modernistes. «Sur tout ce qui est licite ou illicite, Dieu est clair et nous dit : "faites, ou ne faites pas". Pour le voile, il n’y a pas d’ordre clair. C’est ça la beauté et la grandeur du Coran, on peut le comprendre à plusieurs niveaux.»
La voix affermie, Rania s’anime. «Les oulémas, depuis 1 400 ans, n’ont fait que transmettre. Ils ont figé la pensée de l’islam. Ils ne veulent pas prendre la responsabilité de réfléchir. Les gens, eux, ne veulent pas prendre la responsabilité de leurs décisions, et s’en réfèrent toujours aux oulémas. C’est pour cela que notre société n’avance pas.» Nouha, son amie, acquiesce : «Le port aussi massif du voile a contribué à diviser de façon visible la société entre musulmans et chrétiens. Avant que le foulard soit aussi répandu, on n’était pas systématiquement affiché comme appartenant à une confession ou l’autre.» Rania en sait quelque chose : sans son hijab, tout le monde la prend pour une copte, ces chrétiens d’Egypte qui représentent 10 % environ de la population. «Et alors ? Quel est le problème ? Ça ne me dérange pas, mais ça en dit long sur l’état de la société.»
L’invitation du prédicateur
Doaa a longtemps porté son foulard comme un étendard. Début des années 2000, lycéenne, dans une Egypte en plein renouveau religieux, elle découvre, avec ses amies de classe, les CD d’Amr Khaled, un jeune comptable reconverti dans la prédication, devenu depuis une star internationale, au point d’être considéré, par Time, comme une des cent personnalités les plus influentes du monde.
A l’époque, la carrière d’Amr Khaled en est à ses débuts, mais c’est une révolution. Son rôle est déterminant dans le processus de réislamisation que connaît l’Egypte et le monde arabo-musulman. A la différence de ses cheikhs aînés traditionalistes, en turbans et barbes longues, il n’a pas de diplôme religieux. Avec sa moustache et son sourire omniprésent, il joue les grands frères, prêche en costume ou en polo, utilise les mots du quotidien, évite les poses trop rigides et moralisatrices. Dans ses discours, pas d’envolées grondantes, comme les affectionnent les autres cheikhs cathodiques, prompts à rappeler les tourments infinis de l’enfer au pécheur. «Sa façon d’inviter les filles à porter le voile, se souvient Doaa, comme un choix mûrement réfléchi, et comme une étape d’un chemin que chacune parcourt à son rythme, sans qu’elle soit jugée pour autant, m’a plu.» Dans sa famille, la pratique religieuse est régulière. On prie, par conviction, par tradition, et sans ostentation. Sur l’album de photos qui trône fièrement sur la table du salon, sa mère et ses tantes posent, dans les années 1980, en robes courtes et sans manches.
Quinze ans plus tard, à l’approche de la ménopause, elles ont toutes adopté le voile, sans faire pour autant œuvre de prosélytisme. «Ma mère a même tenté de me dissuader ! Elle me disait qu’en vieillissant, il était temps qu’elle se préoccupe de préparer son temps dans l’au-delà, mais que j’étais encore bien jeune pour me voiler», poursuit Doaa. La jeune fille, pourtant bien décidée, lit le Coran, consulte les écrits des savants. Avec le développement d’Internet et des télévisions satellitaires, elle se passionne pour les émissions religieuses. «J’ai été, et je suis toujours très fière d’avoir décidé de porter le voile. Je l’ai fait en toute liberté. Cette démarche était en harmonie avec ma volonté d’approfondir ma foi. Mon voile m’a aussi donné de la confiance, puisque grâce à lui, j’ai pu affirmer ma personnalité», confie-t-elle.
«Rien n’oblige à être moche»
C’était il y a sept ans. Le voile, Doaa le porte alors à la mode, joliment attaché, assorti à ses vêtements. Elle s’inspire des modèles proposés dans les magazines pour voilées, qui font un tabac. «C’est même un sacré budget ! Mais rien ne dit qu’une voilée doit être moche ! rigole-t-elle aujourd’hui. Maintenant, c’est le coiffeur qui me coûte cher !» Elle est polyglotte, ses amis sont de toutes nationalités, de toutes confessions. Alors que Bagdad plie sous les bombes, elle débat avec des Américains sur Internet. Et dialogue avec des Israéliens de «la Paix maintenant» sur l’avenir de la Palestine. Etudiante en communication, elle se définit comme féministe, et dans son groupe d’amis, filles voilées ou pas et garçons se mêlent en une joyeuse bande. Au café, ils s’échangent les livres de Paulo Coelho, causent politique, ou s’interrogent «une femme peut-elle devenir présidente de la République ?» Non, pense alors Doaa, puisque, selon l’islam, seul un homme peut devenir calife.
Sous son voile, Doaa était heureuse. Ce qui l’agaçait, c’étaient les regards désapprobateurs de certaines voilées, quand elle riait trop fort, des filles «qui jugent ton comportement». Les réflexions : «Tu fréquentes trop d’étrangers.»«Tu ne devrais pas sortir dans les cafés.»«Une voilée doit montrer l’exemple»… A la longue, ce qui n’était que gêne est devenu pesanteur, énervement, rébellion. Doaa s’est alors interrogée, replongeant dans les textes sacrés, pleurant souvent sous ce voile qu’elle n’osait abandonner. Il s’est fait de plus en plus coloré, relâché, minimaliste. Un jour, il disparaît. Ses parents la soutiennent, mais lui rappellent qu’elle aurait dû davantage réfléchir avant de le porter, plutôt que de passer pour versatile.
Les amies de Doaa, elles, sont interloquées. Certaines se détournent, un peu méprisantes. D’autres, désolées, cherchent à comprendre. Comme Samia, qui «ne juge pas». Mais prie pour que son amie «retrouve la sérénité». Auprès d’elle, Doaa insiste. Son rapport à la religion reste inchangé. Comme avant, la jeune femme s’efforce de prier cinq fois par jour. Elle a jeûné lors du dernier ramadan, et a même effectué un jeûne supplémentaire, pour préparer son âme à la fête de l’Aïd. Dans ces moments de prière, dans l’enceinte de la mosquée, dans l’intimité de sa chambre, elle repose sur sa tête un foulard qu’elle ôte sitôt le rituel fini. «Ma dignité de musulmane, assure-t-elle désormais, est dans le voile moral qui protège ma vertu et ma conscience. Pas mes cheveux.»
_____________________
(1) Le hijab, ou voile islamique, couvre la tête, le cou, parfois les épaules, mais laisse voir le visage. Le niqab couvre l’ensemble du visage, sauf les yeux.
(2) Certains prénoms ont été changés à la demande des interlocutrices.
|
|