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Joëlle Strauser Si ce numéro s’ouvre sur la nouvelle 4 de Kafka, c’est bien qu’on ne saurait trouver texte plus fort pour évoquer le caractère énigmatique de la question de la Loi. Certes, il semble s’agir ici de la seule loi éthique, d’une loi fondamentale et fondatrice dont la quête peut paraître vaine à certains, qu’ils soient juristes, épistémologues, ou philosophes. Mais Kafka pourrait bien, avec cette « légende » en particulier, constituer une référence, explicite ou non, à peu près impossible à esquiver pour notre temps, comme le rappellent fortement les contributions de François Ost et de Jacob Rogozinski. Nous voulions, en sollicitant des auteurs d’horizons divers et de spécialités différentes, tenter d’explorer, sans visée présomptueuse d’exhaustivité, la notion de loi : chercher à clarifier différents concepts ou conceptions de la loi qui ont cours, selon la diversité des élaborations théoriques et des champs dans lesquels elle prend un sens. Mais nous souhaitions aussi envisager certains des usages qu’on fait de la loi et des lois, certaines des conditions dans lesquelles elles se constituent ou se modifient, s’appliquent ou non, s’accordent ou se contredisent. Notre objectif était de réunir quelques éléments pour une anthropologie de la loi, dans toutes ses acceptions, voire dans tous ses états. Très divers par leurs objets et leurs perspectives, les entretiens et les articles qui suivent ne cessent pourtant de se croiser et d’offrir au lecteur des points de rencontre. Peut-être se tisse-t-il ici, à partir de la réflexion que ces interventions suscitent, l’amorce d’une synthèse encore à venir, dans le cas où elle serait possible. Si nous laissons d’abord la parole à François Ost, ce n’est pas seulement du fait de son double statut de philosophe et juriste, mais pour l’intérêt essentiel que présente une pensée qui cherche à explorer l’intrication du narratif et du prescriptif, intrication telle que même l’article de Michel Puech, consacré à l’étude critique du statut de la loi dans la théorie de la connaissance, mentionne explicitement le récit. Apparemment isolé au milieu de textes orientés plutôt vers l’éthique, le juridique, le politique ou le social, cet article renvoie pourtant à la question d’une déflation de la loi qu’évoquent aussi bien Christian Godin que Hugues Rabault. L’un philosophe, l’autre juriste, ils traitent aussi de l’inflation législative, corrélative de la déflation contemporaine de la loi. En examinant les contradictions du statut de la loi, Christian Godin en dénonce l’actuelle dépolitisation, du fait et au bénéfice de la psychologisation et de la moralisation. Question qui n’est pas absente de l’analyse que Hugues Rabault consacre, lui, à l’herméneutique juridique laquelle renvoie aussi, par ailleurs, à la question du narratif et qui le mène à envisager que la loi pourrait n’être bientôt plus qu’un paramètre contingent au sein d’une « ingénierie casuistique ». Rien d’étonnant à constater que le chapitre des usages de la loi, que traite Philippe Hamman à propos des combats que mènent les travailleurs transfrontaliers pour défendre leurs intérêts, pose, lui aussi, la question de l’articulation de la particularité, voire des particularismes, à l’universalité supposée de la loi. Il évoque aussi, et peut-être surtout, l’aspect essentiel de l’émergence de nouvelles « instances de régulation » dans la vie politique et sociale au sein d’un ordre législatif européen encore en voie de constitution. Et, là encore, il est impossible de séparer l’analyse de la narration. Et quand Filippa Chatzistavrou analyse ici le « soft law » le « droit mou » ou les « normes douces », lesquelles se développent précisément du fait des difficultés, voire de l’inadaptation ou de l’inexistence des instruments juridiques contraignants, c’est encore la question de la particularité qui est envisagée. Mais une question plus délicate encore surgit sous la plume de Gilles-Olivier Silvagni, qui réfléchit, en psychanalyste, sur l’actuel projet de loi relatif aux droits des malades, en faisant valoir le caractère essentiel de la singularité des situations et des sujets, singularité qui prend plus d’importance encore quand il s’agit de la si difficile question de l’euthanasie (encore un point de rencontre avec Christian Godin), singularité que la médecine française, soumise aussi bien à l’évolution des techniques qu’aux intentions des législateurs, ne saurait pourtant oublier sans faillir à ses propres valeurs et à sa propre tradition. Que Kafka s’impose à notre temps comme référence obligée ne saurait nous faire négliger Kant, penseur de la loi par excellence, dans son statut théorique comme dans son sens pour la pratique. Sans omettre pour autant le rôle essentiel de bien des penseurs antérieurs ou de certains de ses quasi contemporains, on doit reconnaître que c’est en grande partie à Kant, penseur de l’universalité, de la nécessité mais aussi surtout ? de la liberté et de son éventuelle réalisation dans l’histoire, que nous devons la conception, aujourd’hui en déclin, mais naguère dominante, de la loi. Michel Puech s’oppose à un catéchisme épistémologique d’inspiration plus ou moins kantienne, pour proposer une autre conception, « philosophiquement acceptable », de la loi dans la théorie de la connaissance. Robert Theis, lui, étudie rigoureusement les divers énoncés de l’impératif catégorique et rappelle à ceux qui auraient tendance à l’oublier et à laisser ainsi, sans limites, le champ ouvert aux techniques, matérielles ou non, dans des pratiques oublieuses de leur finalité ultime, qu’on ne saurait envisager la loi hors de la perspective de ce que Kant appelait « règne des fins ». Enfin, c’est au Kant préoccupé du jugement, de l’éthique et du sublime et à leur dimension politique que s’est attaché Jacob Rogozinski à un moment du parcours philosophique qu’il évoque ici, dans un entretien suscité par l’étude qu’il a consacrée au « don de la Loi ». On ne saurait conclure une telle présentation, sommaire par nécessité (au double sens de l’adjectif et du substantif), sinon en remerciant les auteurs, pour leurs précieuses contributions et les voies qu’ils ouvrent à la réflexion, et les lecteurs, pour l’intérêt et l’exigence qu’ils ne manqueront pas de mettre en œuvre. 1. In George Steiner, De la Bible à Kafka, traduction française 2002, Hachette Littératures. 2. Selon Michaël Löwy, Kafka désigne ce récit tantôt comme « histoire » (dans le Procès), tantôt comme « légende » (dans son Journal), tantôt comme « parabole ». Michaël Löwy, « “Devant la loi” : le judaïsme subversif de Franz Kafka », Raisons Politiques, n° 8, novembre 2002, La pensée Juive (vol. 2). 3. Jacob Rogozinski, Le Don de la loi, Collège international de philosophie, 1999, p. 2. 4. Cette « page et demie » apparaît à la fin du roman, dans la cathédrale, lors de l’entretien de Joseph K. avec le prêtre, et elle donne lieu à un subtil exercice de commentaire de type « talmudique ». Mais elle a aussi été publiée du vivant de Kafka, en 1919, dans le recueil Un médecin de campagne. C’est cette version qui figure ici, dans la traduction qu’en propose B. Lortholary, dans le volume Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles, Paris, Gallimard, collection GF, n° 564.
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