Belhaj Abdessamed
La Crise des empires. Suez-Budapest 1956
Actes du colloque international organisé à l’université de Szeged les 29 et 30 septembre 2006, Szeged, JATEPress, 2007, 205 p.Cahiers de la Mediterranée, vol. 75-2007, Islam et éducation au temps des réformes, p. 180-183. Compte rendu d’ouvrage.
Texte intégral
D’après Kenneth Waltz, la similitude dans les comportements des États en matière de politique étrangère est patente, en dépit de la divergence de leurs systèmes politiques. L’Union soviétique et les États-Unis, différents sinon antithétiques dans leurs systèmes politiques et sociaux, ont eu une conduite remarquablement semblable. Leur concurrence pour l’avantage stratégique et l’exploitation de leurs zones d’influence respectives se rythmait d’une manière parallèle1. L’explication réside, pour l’approche néo-réaliste, dans les contraintes du système international sur chaque État plutôt que dans leurs systèmes politiques, économiques ou sociaux internes. La nature anarchique du système international, selon le politologue américain, a comme effet de socialiser les États, même les États non conformistes avec des régimes révolutionnaires, au jeu de la politique fondée, en dernière analyse, sur la quête de l’influence. Dans l’optique de Waltz, les limites des États sont pareilles bien que leurs possibilités varient2.
Cette quête constante pour maintenir ou exploiter les sources d’influence pourrait mener, en utilisant la force armée, à des guerres d’influences ; tel est le constat que le lecteur tire du livre La Crise des empires. Suez-Budapest 1956 édité par Nagy J. Laszlo. L’ouvrage contient dix-huit contributions écrites pour les actes du colloque international organisé à l’université de Szeged, les 29 et 30 septembre 2006. Dans sa contribution, qui fait fonction d’introduction éditoriale à ce livre, J. László Nagy met l’accent sur les limites du rapprochement entre la Hongrie et les pays arabes qui devraient, en principe, se trouver dans le même camp, celui des victimes de l’impérialisme. En 1960, non seulement les délégués des pays arabes ont déclaré, lors de la 15e session de l’Assemblée générale de l’ONU, que « l’affaire hongroise était un problème de la guerre froide, donc qu’elle méritait d’être retirée de l’ordre du jour » mais ils ont considéré que « la situation du Congo belge était plus importante de même que celle des colonies portugaises ». L’auteur explique l’attitude arabe par le changement géopolitique à l’échelle internationale qui était favorable à l’URSS et au bloc communiste3. C’est-à-dire que les pays arabes, ou du moins les républiques arabes, sont tombés dans la zone d’influence soviétique comme la Hongrie. Cela devient également un instrument d’influence, dont l’URSS a fait usage pour gagner l’affaire à l’ONU. Le pays qui refuse d’être une source et un instrument d’influence revendique, en fait, la sortie de la dépendance (qui ne doit pas être confondue avec l’indépendance) ; cette façon de « toucher » aux sources de l’influence des grandes puissances a provoqué, en l’occurrence, les événements de 1956.
Zoltán Prantner s’est focalisé sur les projets américains dans la région et notamment sur l’« United Middle East Command » fondé en 1951 et qui devrait être un cordon sanitaire autour de l’Union soviétique4. Le jeu de l’influence au Moyen-Orient consistait à ce que la Grande-Bretagne relègue aux États-Unis son ex-zone d’influence tout en tentant de survivre diplomatiquement alors que les alliés de l’URSS ont essayé de soutenir la diplomatie soviétique et de remplir, vite, le vide laissé par la France et la Grande-Bretagne. Selon Zoltán Prantner, ce rôle fut permis par la faiblesse de la présence française et anglaise dans la région, surtout après la crise du canal de Suez. De plus, ce rôle devait être sous contrôle soviétique et servait l’influence russe5. En ce qui concerne la Hongrie, l’auteur évoque deux périodes dans sa politique « arabe » ; celle d’avant 1956 qui avait comme objectif d’établir simplement des relations diplomatiques et celle d’après 1956 où le but était d’approfondir ces relations établies dans les domaines politique, économique et culturel. Il remarque, enfin, que le niveau de ces relations est limité. Il s’agissait principalement de relations culturelles et scientifiques qui expriment le soutien hongrois aux pays dans les domaines de l’enseignement, de l’envoi d’experts et de l’organisation des programmes d’échange technique. Une telle coopération fut peu fructueuse parce qu’elle souffrait du manque de relations traditionnelles et de ressources6.
GazdigGyula trace les origines du conflit de Suez dans les aspirations nationalistes égyptiennes à se libérer de la présence économique et militaire (et donc politique) de la Grande-Bretagne7. Si l’Égypte s’est trouvée dans la zone d’influence soviétique c’est parce qu’elle ne pouvait pas « financer » sa sortie de la dépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Nasser a même essayé de chercher l’aide américaine pour construire sa puissance.
Suez-Budapest 1956 montre deux principes nécessaires pour la compréhension des relations internationales : le multilatéral n’existe qu’en fonction du bilatéral car le jeu de l’influence ne se négocie pas collectivement, vu que les positions sur l’échiquier international ou régional divergent largement. En conséquence, les marges des petites puissances dans les conflits internationaux s’approchent du néant. À cet égard, Martin Woollacott dévoile un des paradoxes de la guerre de Suez, quand il dit que cette guerre a permis de couvrir l’intervention soviétique en Hongrie et aux Soviétiques de faire la morale sur l’impérialisme occidental8. Il est sûr de dire, selon László Borhi, que sans l’intervention franco-britannique le 31 octobre 1956, les Russes n’auraient pas été aussi pressés pour la répression de la révolution en Hongrie. Le rôle de la crise de Suez était de précipiter l’invasion soviétique de la Hongrie tout en la rendant difficile à condamner par les occidentaux à cause de l’intervention franco-britannique en Égypte9.
La deuxième leçon est de constater que l’échiquier d’influence est un jeu sensible où il faudrait tenir compte d’une multitude d’éléments, y compris de la zone d’influence des concurrents. Nous savons, par exemple, qu’il y avait des plans espagnols pour l’aide secrète aux révolutionnaires hongrois ; ainsi, une décision espagnole a été prise pour expédier une unité volontaire menée par l’ancien commandant de la Division bleue espagnole le 4 novembre 1956. Deux jours plus tard, le ministre espagnol des Affaires étrangères Alberto Martin Artajo déclarait que son gouvernement était prêt à envoyer une force armée en Hongrie. Artajo a suggéré aux États-Unis d’envoyer deux avions vers l’Espagne qui devaient être chargés d’armes à parachuter en Hongrie. La réponse de Washington était claire : le gouvernement des États-Unis ne peut prêter aucun appui, manifeste ou secret, à aucune intervention militaire en Hongrie dans les circonstances actuelles. Le département d’État a également exprimé son espoir que l’Espagne ne prendrait aucune mesure sans consulter les États-Unis10.
La doctrine du containment n’est nullement en contradiction avec le respect américain de la zone d’influence soviétique. Dans la foulée de Hans Morgenthau, Grzegorz Ekiert affirme que les événements hongrois ont prouvé que les États-Unis poursuivaient réellement une politique de containment. Cette action ne s’exerçait pas en termes de libération des pays de l’Europe de l’Est mais dans le cadre d’un accord implicite, et jusqu’ici non reconnu, dans le but d’identifier l’existence des zones d’influence. Les États-Unis craignaient que la perte de contrôle des pays de l’Europe de l’Est par l’Union soviétique pourrait mener les Russes à déclencher une guerre mondiale ; ainsi ils ont décidé de rester passifs face aux événements de Budapest. Par ailleurs, les réactions occidentales à la crise hongroise ont été sérieusement altérées par les événements de Suez11.
L’année 1956 n’est pas seulement celle de Suez-Budapest mais, pour la Méditerranée occidentale, celle de Paris-Alger. Dans sa contribution, Anne-Claire de Gayffier-Bonneville évoque l’environnement décisionnel qui a mené Paris à Suez, où l’Algérie semble être la motivation principale de l’intervention française. Encouragés par l’accumulation d’informations prouvant les liens du FLN avec l’Égypte de Nasser, les dirigeants français rendent Nasser responsable de la montée de la terreur en Algérie12. Dès la fin de l’année 1955, les journaux s’emportent régulièrement contre le chef de l’État égyptien. Le personnage est diabolisé et assimilé à Hitler. La triple conséquence de cette vision politique des choses est d’une part l’arrestation des leaders algériens de l’extérieur pour rompre les contacts entre l’Égypte et le mouvement insurrectionnel intérieur et d’autre part le choix de frapper la rébellion algérienne à sa tête, c’est-à-dire d’abattre Nasser. Enfin, l’option israélienne contre l’Égypte comme alliance de revers, ce qui signifie armer Israël. L’opération qui vise à mettre fin au régime de Nasser porte le nom de « Mousquetaire » et paraissait être suffisamment soutenue par l’opinion publique française qui estimait à 73% que l’Égypte jouait un rôle assez à très important dans la rébellion d’Algérie13.
À première vue les liens communs entre l’Égypte et l’Algérie semblent être évidents : l’islam et l’arabité. Gilbert Meynier nous invite à reconsidérer la fonction politique du religieux dans la révolution algérienne car non seulement la religion fut le civisme des Algériens 14 mais il s’agit de l’usage de la religion dans le mouvement national algérien. Aujourd’hui, dit-il, nombre d’Algériens sont encore parfois bloqués principalement sur deux objets : les femmes et l’islam15. Dans les manuels scolaires algériens, l’empreinte nassérienne est aussi très visible (Nasser est présenté comme un héros de la guerre d’Algérie)16. Daniel Rivet perçoit la nationalisation du canal de Suez et la débâcle de l’Algérie française dans le cadre de la percée du courant historico-arabe et la revanche historique sur l’Europe impérialiste. C’est une période, dit-il, où le lexique de la culture politique se décline sous le signe de l’idéal de la grande Nation arabe. Les chefs arabes usent de l’islam comme d’une ressource culturelle pour apaiser l’inquiétude des temps modernes générée par le rythme échevelé de la modernisation17 En guise de conclusion, le grand perdant de ce remaniement géopolitique fut le couple franco-britannique ; la politique britannique au Moyen-Orient se résumait, après 1956, à ce que l’ambassadeur britannique à Washington a bien exprimé en 1967 : « les Américains comptent sur nous pour être des alliés fiables et sympathiques mais pas des sycophantes18 ». Ce livre est une variation riche sur le thème de la géopolitique des villes. Il tente un repérage historico-politique de Budapest - Le Caire - Paris - Alger et laisse chez le lecteur la conviction que la Méditerranée, la grande Méditerranée, est une histoire de villes et particulièrement, une histoire de villes impérialistes et de villes résistantes.
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Notes
1 Scott Burchill, National Interest in International Relations Theory, Gordonsville, Palgrave Macmillan, 2005, p. 42.
2 Ibid., p. 43.
3 La Crise des empires. Suez-Budapest 1956, actes du colloque international organisé à l’université de Szeged les 29 et 30 septembre 2006, Szeged, JATEPress, 2007, p. 11.
4 Ibid., p. 102.
5 Ibid., p. 109.
6 Ibid., p. 107.
7 Ibid., p. 168.
8 Martin Woollacott, Martin, After Suez: Adrift in the American Century, London, I. B. Tauris & Company, 2006, p. 22.
9 László Borhi, Hungary in the Cold War : 1945-1956, Budapest-New York, Central European University Press, 2004, p. 25.
10 Ibid., p. 300.
11 Grzegorz Ekiert, State Against Society : Political Crises and Their Aftermath in East Central Europe, Ewing, Princeton University Press, 1996, p. 116.
12 La Crise des empires…, p. 147.
13 Ibid., p. 163-164.
14 Ibid., p. 187.
15 Ibid., p. 194.
16 Benjamin Stora, « Guerre d’Algérie et manuels algériens de langue arabe », Outre-Terre, vol. 12, n°3, 2005, p. 180.
17 Daniel Rivet, « D’Ankara à Rabat, entre religion, civilisation et sécularisation », Vingtième siècle, revue d’histoire, vol. 82, n°2, 2004, p. 8.
18 Wm. Roger Louis, « Britain and the Middle East after 1945 », dans L. Carl Brown (éd.), Diplomacy in the Middle East : The International Relations of Regional and Outside Powers, Londres, I. B. Tauris & Company, 2004, p. 21.
Pour citer cet article
Belhaj Abdessamed, « La Crise des empires. Suez-Budapest 1956 », Cahiers de la Méditerranée, vol. 75, Islam et éducation au temps des réformes, 2007, [En ligne], mis en ligne le 21 juillet 2008. URL : http://cdlm.revues.org/document4093.html.
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