Christiane Chombeau
Le déclin du lepénisme
(Le Monde, 4-V-07)

                Le 22 avril a-t-il sonné la fin du lepénisme ? Et tourné la page d'une époque où Jean-Marie Le Pen régnait en maître sur l'extrême droite et jouait les trouble-fête avec la droite ? Qualifié pour le second tour le 21 avril 2002 avec près de 17 % des suffrages exprimés et 4 804 772 voix, le président du Front national s'est vu, cinq ans plus tard, rétrogradé à la quatrième place avec à peine plus de 10 % et 3 835 029 voix. Si elle a pu gonfler l'électorat de François Bayrou, nouveau contestataire du "système" et du "duopole PS-UMP", cette perte d'un million d'électeurs a profité, pour une bonne part, à Nicolas Sarkozy : celui-ci entend ouvertement ramener dans le giron de la droite les électeurs frontistes et n'a pas hésité, pour ce faire, à reprendre thèmes et slogans du Front national.
                Pour la première fois, la dynamique dont M. Le Pen bénéficiait de présidentielle en présidentielle - 0,75 % en 1974 ; 14,38 % en 1988 ; 15 % en 1995 ; 16,86 % en 2002 - s'est enrayée. Au point de douter sérieusement qu'à 79 ans en juin il puisse encore avoir un destin national.
                Aucune région n'échappe à l'érosion, à l'exception de la Corse où le président du FN maintient ses positions : 15,26 % contre 15,68 % en 2002. Il est vrai qu'il y disposait d'un ambassadeur d'envergure en la personne de son directeur de cabinet, Olivier Martinelli (37 ans) le fils d'un couple pied-noir originaire de l'île. Ce corsophone est parvenu à convaincre le président du FN de jouer la fibre identitaire en plaidant pour "les droits des Corses d'abord sur leur terre".
                Les plus grosses pertes ont été enregistrées en Alsace (- 9,9 points), Provence-Alpes-Côte d'Azur (- 9,5), Rhône-Alpes (- 9,3), Languedoc-Roussillon (- 8,4), Ile-de-France (- 7). Comme le note Pascal Perrineau, directeur du Centre d'études de la vie politique française, ces régions figurent parmi les premiers bastions lepénistes, conquis, à la fin des années 1980 ou au début des années 1990, avec des déçus de la droite qui aujourd'hui reviennent au sein de leur famille d'origine. Les régions qui ont le mieux résisté le 22 avril se sont converties plus tardivement au vote Le Pen : la Picardie (15,42 %), la Champagne-Ardenne (15,20 %) la Nord - Pas-de-Calais (14,66 %) ; elles drainent un électorat plus populaire, souvent en déshérence sociale et moins sensible, note M. Perrineau, aux jeux électoraux.
                Pourquoi une telle défection des électeurs lepénistes ? Au centre des critiques formulées par l'extrême droite elle-même, figure la manière dont M. Le Pen a, sur les conseils de sa fille et directrice stratégique, Marine Le Pen, conduit sa campagne. Soucieux d'estomper son image d'antirépublicain et d'antidémocrate, il a voulu se présenter comme un homme d'expérience dont l'âge serait une garantie contre toute velléité de "dictature". Mais à force de polir son image il en est venu, pour certains, à se banaliser.
                De même, beaucoup estiment qu'il en a trop fait sur le registre du gaucho-lepénisme. Sensible aux arguments de sa fille et de son conseiller Alain Soral, transfuge du Parti communiste, selon lesquels sa campagne se gagnerait auprès des couches populaires et des Français issus de l'immigration, le président du FN en est venu, étonnament, à négliger le coeur de son électorat, obsédé par les questions de la sécurité, de l'immigration et de la préférence nationale. M. Sarkozy n'a pas manqué d'exploiter cette faiblesse. Ainsi le candidat de l'UMP a brandi le drapeau tricolore, lié immigration et identité nationale, dénoncé les "droits-de-l'hommistes" ou lancé aux immigrés que "ceux qui n'aiment pas la France ne se gênent pas pour la quitter".
                Pour Jean-Marie Le Pen, il était évident que ses électeurs préféreraient "l'original à la copie" ou qu'ils se rendraient compte que "la girouette" Sarkozy proposait "tout et son contraire". Quand enfin, sondages aidant, il s'est rendu compte du danger qui le menaçait, il a essayé de redresser la barre en revenant sur les thèmes plus traditionnels de l'extrême droite et en attaquant le président de l'UMP. Mais, il était déjà trop tard.

Le traumatisme des électeurs

                Tous ces facteurs ont joué dans la chute du président du Front le 22 avril. Il en est toutefois un autre, largement occulté, qui touche au traumatisme des électeurs lepénistes lors du second tour de 2002. De cette époque-là, en effet, beaucoup ont tiré la conclusion que M. Le Pen n'entrerait jamais à l'Elysée. Dès lors, soucieux de barrer la route soit à la candidate socialiste, soit à M. Sarkozy (à qui ils reprochent sa proximité avec les Etats-Unis ou sa volonté de faire adopter un minitraité européen), ils ont voté utile au premier tour. Les premiers en votant Sarkozy, les seconds en essayant de faire émerger M. Bayrou que des sondages donnaient gagnant dans un affrontement avec le candidat de l'UMP au second tour.
                Avec un potentiel électoral de 3 835 029 voix, le Front national a encore de beaux restes. Au soir du premier tour, puis dans une lettre aux cadres et élus le 24 avril, M. Le Pen a annoncé sa volonté de "revanche" aux législatives. Mais le pari est difficile. L'expérience montre en effet que cette échéance est défavorable au FN : non seulement la présidentielle crée une dynamique pour les législatives qui suivent, mais surtout l'électorat frontiste se mobilise moins pour cette élection dont le mode de scrutin rend quasi impossible l'élection de ses candidats, faute d'accords avec d'autres partis.
                A plus long terme le Front national, qui préférerait voir M. Sarkozy à l'Elysée plutôt qu'à côté de lui dans l'opposition, mise sur une usure de ce dernier au pouvoir. "Ayant déjà gagné la bataille des idées nous apparaîtrons inévitablement comme la force de recours", soutient Marine Le Pen. Reste à savoir dans quel état sera alors le parti, qui depuis la scission de 1999 n'a toujours pas retrouvé ses forces structurelles, et qui le dirigera. La logique voudrait qu'au prochain congrès M. Le Pen remette son mandat en question ou envisage sa succession. Mais il a indiqué qu'il ne quitterait pas ses fonctions "au moins avant les européennes de 2009", pour être aux manettes au moment du débat sur le nouveau traité européen.
                Bruno Gollnisch, le délégué général que M. Le Pen a désigné comme dauphin au cas où il serait empêché, et Marine Le Pen, autre successeur possible, ont compris qu'affronter le chef ouvrirait une crise fatale au parti. Aucun des deux ne s'impose comme successeur. Si M. Gollnisch rassemble plus de cadres, la popularité de Mme Le Pen auprès de la base n'est pas surfaite. En fait, seule une relève préparée par M. Le Pen lui-même semble pouvoir sauver du délitement ce parti qui ne croit plus en son chef pour l'amener à l'Elysée.