Rama Cont
"Régulateurs et législateurs ont conféré aux agences
de notation le statut d'oracle"
(Le Monde, 9 de agosto de 2011).
Propos recueillis par Sylvain Cypel.
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Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Rama Cont dirige le Centre d'ingénierie financière de l'université Columbia à New York. |
Comment une agence de notation comme Standard &Poor's (S&P) peut-elle, seule, susciter une crise de confiance dans la solvabilité des Etats-Unis, première puissance mondiale ?
Rama Cont : Une agence fournit une "note" qui évalue la probabilité de défaut d'un émetteur de dette, entreprise ou Etat. Ses analystes se fondent sur des informations publiques comme les bilans et les projections de recettes et de dépenses. Si la note est bonne, la dette est dite "investment grade" [au-dessus de la note BB+ chez S&P], sinon elle est considérée comme "spéculative", ou risquée.
En soi, ces notes n'ont pas plus de valeur que l'opinion d'autres analystes ou experts économiques et, il y a vingt ans, elles n'intéressaient que les spécialistes. Si les agences soufflent aujourd'hui le chaud et le froid sur les Etats et les marchés, c'est que, entre-temps, régulateurs et législateurs leur ont conféré le statut d'oracle.
Que s'est-il passé ?
D'abord, la législation américaine a introduit le statut d'"agence de notation agréée" – les trois principales sont S&P, Moody's et Fitch– et exige que certains investisseurs institutionnels n'achètent que des titres "bien notés". Ensuite, depuis 2004, la réglementation bancaire internationale se réfère à ces notations pour l'évaluation du risque de défaut et le calcul des fonds propres des banques. Ces lois visaient à mieux protéger les investisseurs des risques de défaut. Elles se sont révélées néfastes en octroyant à une poignée d'agences un statut officiel de référence.
Quelle est la conséquence de ces décisions ?
Ces notes peuvent désormais déclencher un "effet moutonnier" d'euphorie ou de panique. L'annonce d'une dégradation de la note d'un émetteur de dette incite les investisseurs au retrait : c'est un exemple de prophétie "auto-réalisatrice". On entend parfois que les agences sont des baromètres des marchés et que "le thermomètre ne donne pas la fièvre, il ne fait que la mesurer". Analogie erronée : les agences ne sont pas des observateurs neutres. Elles annoncent et mesurent la fièvre qu'elles ont pu entre-temps provoquer.
Quels sont les effets d'une dégradation de la note d'un pays ?
Lorsque la dette d'un pays perd le statut "investment grade", les investisseurs institutionnels américains doivent vendre ces titres, ce qui entraîne une baisse de leur valeur et une hausse des coûts d'emprunt pour le pays affecté. C'est l'effet pervers qui a affecté la Grèce.
Cet effet spirale peut-il advenir aux Etats-Unis ?
Je ne le crois pas. Les acteurs sérieux des marchés savent que la notation n'a aucune valeur prédictive. [En dégradant la note de la dette souveraine américaine] S&P n'a fait qu'entériner le fait que Washington devra davantage emprunter pour rembourser la dette. Bien sûr, le vendredi 5 août entrera dans l'Histoire, mais plus pour sa dimension symbolique de première historique que pour son impact réel.
Enfin, contrairement aux bons du Trésor grecs ou portugais, les bons américains ont un statut de valeur refuge que rien ne remplace pour l'instant – ils servent ainsi de garantie dans la plupart des transactions financières. Vers quel placement alternatif la Chine peut-elle se tourner pour placer ses milliers de milliards de bons du Trésor américains ?
Ces agences sont-elles indépendantes ?
Malgré l'importance que leur donne la réglementation, elles restent très peu contrôlées. Lors de la crise, elles ont été très critiquées au Congrès, mais la loi Dodd-Frank de régulation financière de juillet 2010 n'y fait quasiment pas référence. L'indépendance vis-à-vis des institutions financières, c'est autre chose. Depuis la fin des années 1980, les agences sont rémunérées en grande partie par leurs clients, à commencer par les banques. Il existe là un évident conflit d'intérêts : la notation devient à la fois un élément marketing de promotion pour l'émetteur et un élément de la rémunération des agences.
Quel type de régulation internationale aurait dû être mis en place ?
Je ne crois pas que la création d'une agence sous égide européenne, comme [la chancelière allemande] Angela Merkel l'a proposé, soit la solution. Comme l'agence chinoise Dagong, son indépendance serait contestable. La solution consiste à abroger toute référence aux notations dans les réglementations, en commençant par la loi américaine. Cet agrément leur confère un rôle déstabilisateur. En l'éliminant, on pourrait redonner aux agences leur statut d'observateurs neutres des marchés dont les investisseurs seront libres de suivre ou non les avis. Elles pourraient alors peut-être retrouver une crédibilité elle aussi nettement "dégradée"… |
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